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Transition économique et transition démocratique

par Djamel Labidi

Le récent scandale de l'OAIC vient d'illustrer une nouvelle fois la nécessité de changer de «système», comme le pays tout entier le réclame. Ce «système» a un visage économique: il est celui de l'Économie d'Etat, de l'Economie dite administrée par l'Etat. Dans la lutte contre la corruption, on ne peut se contenter d'en appeler seulement à l'honnêteté, à la moralisation de la vie politique, et de réprimer fermement la corruption. Certes, cela est indispensable. Mais cela ne saurait suffire. Il faut s'attaquer aux racines de la corruption, c'est-à-dire à ses causes profondes, structurelles, le système économique d'État actuel qui la produit automatiquement, quasi naturellement.

Tout cela apparait clairement dans ce nouveau scandale à l'intérieur d'une entreprise du secteur d'État, ici l'Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC). Les prix du blé sont des prix administrés par l'OAIC. Ils sont fixés de manière bureaucratique, dans des bureaux, et entrainent donc automatiquement à la spéculation puisqu'ils ne tiennent pas compte du marché: sur celui-ci, un sac de blé, acheté au prix officiel, soutenu par l'État, sera vendu bien plus cher, la loi de l'offre et de la demande s'imposant inévitablement. Le discours politique sur la spéculation est d'ailleurs une marque des économies administrées alors qu'ailleurs il n'existe pratiquement pas. Les pays à économie d'Etat vivent de façon permanente dans la lutte contre la spéculation, mais aussi dans un immense gaspillage puisque le soutien des prix de produits destinés à l'origine à la consommation est détourné pour l'utilisation directement de ces produits dans la fabrication industrielle ou artisanale: blé, lait, sucre, huile etc. Ils entrainent aussi à un gaspillage direct de la part du consommateur par une sorte d'effet de dégradation du comportement et de la rationalité économiques. C'est par exemple le cas du pain, de l'essence, de l'électricité, de l'eau etc... Les prix soutenus, sans discrimination de revenus, pour tous les consommateurs, créent alors à leur tour la pénurie et les tensions sociales. Le cycle se répète sans cesse, quelle que soit la volonté des gouvernants.

Les monopoles d'Etat sur le commerce extérieur entrainent à d'autres manipulations, dans lesquelles nous avons vécu pendant des décennies: manipulations de prix, de qualité de produits importés, blé, viandes et autres produits avariés etc.. et conduisent au bout à d'autres cycles de gaspillage et de corruption.

L'économie d'Etat, les monopoles s'accompagnent inévitablement d'un contrôle bureaucratique des devises, et donc à deux marchés, l'un d'Etat et l'autre parallèle, et donc à d'autres manipulations sur les facturations, sur les transferts de devises. C'est cette dualité qui est la cause des problèmes. Le même citoyen, qui se plaindra de la corruption, ira naturellement changer son argent, en cas de nécessité, sur le marché parallèle. Il participera ainsi à la spéculation sur le dinar. Mais peut-on lui en tenir rigueur. C'est le système qu'il faut changer, c'est cette dualité qu'il faut supprimer.

Avec l'Économie d'État, le travail lui-même va se trouver dévalorisé. Le travailleur, le cadre aura sans cesse affaire à des comportements bureaucratiques. Ses efforts, son travail, son dynamisme pourront paraitre même suspects aux yeux de responsables plus soucieux de préserver leur place dans la hiérarchie que des rendements de l'entreprise. L'économie administrée dévalorise le travail, bloque l'initiative, l'esprit de compétition et de concurrence, et produit au bout l'inefficacité.

Le cercle vicieux

La lutte contre la spéculation, la prévention de la corruption entrainent à la multiplication des contrôles administratifs et policiers et donc au développement sans limites de l'appareil bureaucratique. L'emprise sans cesse grandissante de celui-ci devient à son tour une des causes d'aggravation de la corruption et du trafic d'influence. C'est un cercle vicieux. C'est d'ailleurs, sur le plan social, une des marques essentielles des économies administrées: le trafic d'influence, les passes droits, les «relations» deviennent le moyen essentiel d'accès aux biens et services, et même à la propriété. Avoir des «connaissances», comme on dit, peut devenir même plus important que l'argent. Cette ambiance sociale se généralise, elle devient «normale», suivant l'expression ironique désormais consacrée en Algérie, dans un contexte d'anomie. Elle touche tout le monde, à tous les niveaux, du plus petit au plus grand, et rend la société fragile, non seulement économiquement mais aussi moralement. Dans les économies administrées, le mensonge sur les performances économiques débouche sur le mensonge politique et crée une grave crise de confiance entre les gouvernés et les gouvernants, mais aussi des citoyens envers leur propre pays, une sorte d'auto dévalorisation.

La corruption a un coût élevé. Cependant son danger est surtout politique. Sur le plan strictement économique, le coût du gaspillage dû à l'inefficacité de la gestion par l'État des entreprises est bien plus grand. On évaluait en 2019 la dette des entreprises publiques à l'équivalent de 25 milliards de dollars , et les délais de remboursement de cette dette de 14 ans à un siècle, autant dire jamais. Cette dette est assumée par le Trésor public. Cela s'était fait en 2017 grâce à la «planche à billet» avec les conséquences inflationnistes qui s'en sont suivies.

Le tableau qui vient d'être décrit a concerné, d'une manière ou d'une autre, tous les pays à économie d'Etat, des pays socialistes d'Europe au pays arabes à économie administrée : Irak, Syrie, Libye etc. C'est ainsi que les pays à économie d'Etat ont révélé, ces dernières décennies, leur grande fragilité notamment face aux interférences étrangères.

Démocratie et économie d'Etat ne font pas bon ménage. Sur le plan politique, l'Economie d'Etat produit forcément un système autoritaire, non démocratique. Le contrôle bureaucratique généralisé fait de chaque citoyen un suspect. Comme la corruption économique produit la corruption politique, la bureaucratie économique conduit à la bureaucratie politique, nécessairement

Le système d'économie d'Etat est, en effet, par définition un système bureaucratique. Sur le plan social, il produit une bourgeoisie d'Etat qui gère le capital d'Etat, la propriété publique à son profit et celui de ses enfants. Ce n'est pas un hasard si les poursuites judiciaires engagées ont souvent concerné les familles des personnes accusées, sujet sur lequel l'opinion publique, en Algérie, est très sensible.

Ce n'est aussi pas un hasard si dans bien des affaires, il est difficile de démêler la part des erreurs de gestion de celle des délits, La corruption réelle pourra prendre comme couverture des arguments de gestion ,comme des erreurs réelles de gestion pourront apparaitre suspectes. La justice a alors fort à faire à démêler l'écheveau inextricable de ce mode de gestion économique et politique. C''est une raison supplémentaire d'en constater non seulement l'inefficacité économique mais aussi morale de ce système économique, y compris aussi par l'entrave qu'il représente au développement d'un Etat de droit dans lequel politique et gestion économique ne seront plus autant mêlées, et où pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire seront séparés.

Ni ange ni démon

Rien ne sert donc de vouloir régler les problèmes uniquement par une approche moralisante,Les démagogues promettent aujourd'hui à un peuple qui en a soif, qui en rêve, un monde, une Algérie d'où sera bannie la corruption, où régnera sans partage l'honnêteté, mais ils n'en montrent pas le chemin . Si tant est qu'un tel monde parfait existe ici bas, on ne pourra y tendre, faire de ce rêve une réalité que si on tient compte précisément de la réalité. L'homme n'est ni ange ni démon. Changez la réalité économique et sociale, vous changerez les comportements économiques et sociaux.

Il est plus que temps de passer à une économie de marché à dimension sociale. Cela n'a que trop tardé. Une des raisons pour lesquelles la situation s'est dégradée est que l'économie d'Etat avait depuis longtemps épuisé ses ressources et atteint ses limites, mais que nous sommes restés comme assis entre deux chaises entre l'une et l'autre, économie administrée et économie de marché. L'économie de marché a peiné à émerger face aux intérêts bureaucratiques et aux situations acquises au sein de l'appareil économique de l'Etat. Bien plus : subordonnée à un pouvoir bureaucratique, elle est devenue elle-même un facteur de corruption, par le développement en quelque sorte de son coté sombre, celui du pouvoir de l'argent. Domination d'un pouvoir politique bureaucratique et domination du pouvoir de l'argent se sont alors rencontrées, entrelacées pour nous donner cette fameuse équation «corrupteurs-corrompus» qui a fait notre actualité.

La transition démocratique dans laquelle nous sommes nécessairement, d'une façon ou d'une autre, et la transition économique sont intimement liées. L'une ne va pas sans l'autre. On se préoccupe, à raison, beaucoup de la transition démocratique aussi bien au niveau du pouvoir que de l'opposition. Mais finalement peu de la transition économique. Nous avons besoin d'une vision économique, d'une stratégie économique, et non de mesures dispersées et partielles. Le pays a besoin d'un projet, d'un plan précis, détaillé, concret de transition économique vers une économie de marché à dimension sociale, ce contenu social étant un aspect majeur des idéaux de Novembre 54.

Il faudrait préciser les étapes de la transition économique pour qu'elle s'effectue au moindre coût économique et social, car c'est le principal problème à maitriser dans les grands changements structurels. Il faudrait donc, dans ce sens, s'attacher particulièrement à organiser la dimension sociale de cette transition. Ceci nécessite, au plus vite, de passer d'un système de soutien inefficace et dispendieux aux produits de premières nécessité à un véritable système de transfert social, qui profite exclusivement aux catégories sociales pour qui l'aide sociale de l'Etat est nécessaire. De nombreuses formules d'aides directes existent (allocations à la consommation, au logement, etc.) bien plus efficaces et saines économiquement que des transferts généralisés sans distinction de niveau de revenu comme on le fait actuellement. L'Etat jouera ainsi vraiment son rôle de redistribution du revenu national.

Il faudrait aussi politiquement créer une atmosphère favorable à cette transition économique. Il y a, notamment, à rompre avec une langue de bois héritée de décennies d'économie d'État où perce sans arrêt une défiance envers l'investissement privé, qu'il soit algérien ou étranger, et qui coexiste très souvent, contradictoirement, avec des appels à cet investissement. Ces attitudes de défiance sourdent sans cesse à travers un vocabulaire bureaucratique fait de soupçons permanents envers les opérations économiques et financières, leur facturation, ou de références vagues envers ce qui est appelé «l'argent sale» sans qu'on sache précisément de quoi il s'agit, etc.. Certes le combat doit être mené fermement contre la fraude économique. Mais, plutôt que des considérations moralisantes sur «l'entrepreneur honnête», ne serait-il pas plus réaliste, et encore mieux d'agir concrètement à supprimer toutes les occasions offertes aux opérations frauduleuses comme l'existence officieuse de deux marchés de change ?

Il faudrait aussi résoudre clairement, et sans aucune autre considération que le souci de l'efficacité économique, les questions relatives aux avantages donnés aux investisseurs dans un domaine, celui des investissement directs étrangers (IDE) où il règne une rude concurrence entre les pays. Il y a aussi à régler dans la clarté la question du transfert des capitaux, et de leurs rapatriements notamment pour les sociétés étrangères. Ce serait être naïf et bien inconséquent, que de croire qu'il est possible de donner confiance aux investisseurs, s'ils n'ont pas la liberté de disposer des profits qu'ils réalisent.

La création d'emplois, tel est au final le principal indicateur de succès de la politique de développement économique et l'appui principal à la souveraineté et l'équilibre social dans tout pays.

Sur la transition économique, de l'économie d'Etat administrée à l'économie de marché, il existe désormais une riche expérience dans les pays ayant connu une organisation économique comparable à la notre : Chine, Vietnam, Cuba, Pays de l'Europe de l'Est. Une proposition pour terminer: pourquoi ne pas organiser à Alger une conférence internationale d'experts, et d'universitaires à ce sujet ?

Révolution nationale et révolution démocratique

J'ai dit plus haut que «l'Economie d'Etat «avait depuis longtemps atteint ses limites». Je m'aperçois que je dois ici, peut-être, quelques explications. Je pense, en effet, que rien n'est plus vain que d'expliquer les choses en dehors de leur contexte historique, par une sorte d'anachronisme, et « de refaire le match» comme on dit, en regardant l'économie d'État sous le seul visage de ce qu' elle est devenue aujourd'hui, au fur et à mesure de sa dégradation. Il ne faut pas oublier que l'Économie d'État s'est imposée tout naturellement, après les révolutions nationales, avec l'adhésion de la grande majorité de la société, dans un élan anticolonial qui était aussi anticapitaliste, le capitalisme étant assimilé à l'Occident impérialiste. C'était un mouvement donc mondial.

L'Économie d'État a permis au départ de résoudre bien des besoins impérieux de la société: Education, santé, formation des cadres, première amélioration du niveau de vie etc.. sans la solution desquelles nous ne pourrions aborder aujourd'hui les nouveaux problèmes aussi bien en matière de démocratie que de besoins économiques.

Les révolutions nationales du siècle dernier, notamment dans les pays arabes, étaient nationalistes mais non démocratiques. La société elle- même ne posait pas la question de la démocratie comme aujourd'hui. Dans le contexte de l'idéologie socialisante dominante d'alors, la démocratie économique et sociale paraissait bien plus importante que la démocratie politique. C'était l'époque de leaders nationalistes mais autoritaires, les présidents Abdelnacer, Boumediene , Kadhafi etc.. Les révolutions nationales ont alors refluées. Elles sont toutes entrées, quasi simultanément, en crise, faute de démocratie,

Aujourd'hui nous savons que démocratie politique et démocratie économique et sociale sont inséparables. Ou plus exactement, la démocratie est apparue comme une nécessité pour dépasser les limites et les échecs des révolutions nationales du siècle passée, c'est-à-dire pour réaliser leurs objectifs. Le Hirak, en Algérie, est la preuve vivante de cette conscience.