Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Liberté de la presse: Où en est-on ?

par Ghania Oukazi

Maître Mustapha Farouk Ksentini se dit consterné par la mise sous mandat de dépôt de journalistes et leur incarcération à «titre préventif».

«On a une vie quasi normale de 7h du matin à 14h», nous a-t-il dit au téléphone à partir de Blida où il vit et travaille. Mais il est désolé de voir «les affaires des détenus renvoyées, tout est bloqué, les gens sont paralysés, les familles de certains détenus n'ont plus de revenus à cause du confinement, ils ne pensent même pas à leur prendre un avocat». L'incarcération de journalistes le désole davantage. «Je suis consterné de voir des journalistes emprisonnés à titre préventif alors qu'ils offrent toutes les garanties de rester à la disposition de la justice», relève-t-il sur un ton inquiet. «Les journalistes ne doivent pas aller en prison et les prisons ne sont pas faites pour les journalistes !», martèle-t-il.

Il souligne surtout que «sur le plan des idées, les journalistes sont totalement libres, ils n'ont de compte à rendre à personne ! Ceci, même si leurs idées sont rétrogrades et ne plaisent pas aux officiels». Les limites dans l'exercice de la profession sont pour lui «claires, l'injure, la diffamation et la violation des lois», indique-t-il. «Je suis consterné de voir certains journalistes emprisonnés et d'autres menacés, à ce rythme, nous allons vers une période répressive, c'est contraire à la Constitution et à l'Etat de droit que nous voulons construire», avertit-il. Il note qu' «ailleurs, dans les Etats modernes, respectueux du droit, de la loi et des libertés individuelles et collectives, aucun journaliste n'est mis en prison». Comme il l'a déclaré en février suite à l'acquittement de Louisa Hanoune et le maintien en prison de son client, le général à la retraite Mohamed Médiène, «alors qu'ils ont été incarcérés pour les mêmes motifs», l'homme de loi réaffirme que «la fonction principale de la justice est de libérer les gens et non de les emprisonner, la liberté provisoire doit être la règle et la détention provisoire l'exception».

«C'est clair qu'on va vers plus de restrictions»

Maître Nassima Rezazgui n'en pense pas moins en évoquant les derniers changements apportés au code pénal qui, nous dit-elle, «c'est clair qu'on va aller vers plus de restrictions en matière de liberté, de droit et d'opinion, les opposants auront beaucoup à craindre à cet effet». Me Rezazgui est membre du collectif de défense de notre confrère Khaled Drareni, incarcéré à la prison de Koléa depuis le 29 mars dernier après avoir passé une nuit à la prison d'El Harrach. Motifs retenus contre lui, nous rappelle son avocate, «incitation à un attroupement non armé» et «atteinte à l'intégrité du territoire national» punis respectivement par les articles 100 et 79 du code pénal.

Notre interlocutrice note que, dans le communiqué que le collectif de défense de Drareni a rendu public le samedi 2 mai 2020, «nous avons parlé globalement mais avons précisé le cas de Khaled parce que nous connaissons parfaitement son dossier(...)». Elle rappelle que «Khaled a été arrêté alors qu'il était en train de faire son travail de journaliste, au lieu de l'encourager et d'être fier de lui, on le met en prison, d'un côté on nous fait miroiter la liberté loin de toute pression et d'un autre on nous ligote, ce n'est pas juste, qu'ils enlèvent alors l'article 50 de la Constitution !». L'article en question stipule en substance : «La liberté de la presse (...) est garantie.

Elle n'est restreinte par aucune forme de censure préalable. Cette liberté ne peut être utilisée pour attenter à la dignité, aux libertés et aux droits d'autrui. (...) Le délit de presse ne peut être sanctionné par une peine privative de liberté».Tout autant que Me Ksentini, l'avocate est contrariée par le fait que «rien n'est programmé pour l'instruction(...)». Maître Rezazgui nous informe que «nous avons introduit jeudi dernier une demande de mise en liberté provisoire de Khaled, on attend la réponse demain, jeudi, mais après le discours du président de la République, je ne suis pas optimiste, alors que je me dois de l'être parce que tant qu'il y a de la vie, il y a toujours de l'espoir».

La règle du nivellement par le bas

L'avocate nous rappelle la teneur du communiqué du samedi après que le collectif de défense de Drareni ait pris acte des déclarations de hauts responsables de l'Etat à propos des journalistes emprisonnés. En premier «la sortie des magistrats du parquet général sur les journalistes sans que la défense n'ait un droit de réponse», «du ministre de la Communication, Amar Belhimer, qui a qualifié les journalistes détenus de professionnels de la subversion menaçant l'intérêt national» et «vendredi dernier du premier responsable du pouvoir exécutif et président du Conseil de la magistrature, Monsieur Abdelmadjid Tebboune (...), basée sur des informations erronées en ce qui concerne le dossier de notre client», comme noté dans le communiqué. «Ce dernier n'a pas été poursuivi par le parquet de Sidi M'hamed pour intelligence ou pour autre accusation semblable à celle-ci (...)», est-il précisé.

Ces déclarations(...), poursuit le collectif, sont «une véritable atteinte aux principes garantis par la Constitution dont la présomption d'innocence et la séparation des pouvoirs. Elles constituent également une pression sur les juges et touchent au secret de l'instruction. Les déclarations de ces responsables occupant de hautes fonctions de l'Etat qui ont la qualité de ministre et de président de la République sur des dossiers traités par les magistrats constituent une intervention directe dans le travail des juges qu'interdit l'article 147 du code pénal». Les divers communiqués rendus publics ces derniers mois pour «rappeler à l'ordre des médias qui publient des informations non officielles, n'augurent pas de lendemains meilleurs», pensent nos interlocuteurs. L'on se rappelle, entre autres, que le ministère du Travail a tout de suite démenti l'information sur la revalorisation des retraites parue dans certains médias, une information confirmée 5 jours après par la CNR.

Il semble que le premier communiqué rendu public par la présidence de la République dès l'intronisation de Tebboune a donné le ton à ce qui allait advenir de la presse. Il a instruit les journalistes de ne publier que les informations des canaux officiels. Depuis, il semble devenu la règle pour provoquer un véritable nivellement par le bas d'une corporation qui pourtant a le droit de décrocher «la primeur ou le scoop» au nom de la compétition professionnelle.