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De la magie scientifique à la magie poétique

par Hacène Saadi*

Pour découvrir, et tant soit peu, lancer cette espèce de connexion insoupçonnée, parce que très rares sont les scientifiques qui en parlent en dépit du fait qu'elle a toujours existé, mais rarement abordée et, dirons-nous, volontairement laissée en «jachère», entre la magie scientifique et la magie littéraire, et plus particulièrement la magie poétique, je vais essayer d'introduire un livre, directement lié à notre propos, qui va faire date (s'il n'a pas déjà commencé à s'imposer depuis sa première publication en 2011), dans l'univers de la vulgarisation scientifique, avec une intention avouée, dès le départ, d'établir des ponts réels entre les deux rives, celle de la magie scientifique et celle de la magie poétique.

Le livre de Richard Darwkins, «La magie de la réalité : Comment la science explique le monde et ses mystères», H&O Science éditions, 2018 (titre original : «The Magic of réality : How We Know What's Really True», Richard Dawkins Ltd, 2011. Edition révisée pour l'édition française de 2018) est beaucoup plus qu'un luminaire éclairant suffisamment l'endroit et l'envers, le visible et l'invisible, c'est une éclatante démonstration, un merveilleux décryptage, à travers la magie de la science ( à partir de question simples et de sources mythico-poétiques), des grands mystères qui ont, de tout temps, préoccupé l'Humanité, et par la même lier véritablement, d'une manière très subtile, magie scientifique et magie poétique.

Richard Dawkins, biologiste et éthologue mondialement connu, né en 1941, professeur émérite au New Collège de l'Université d'Oxford, fellow of the Royal Society (en recherche scientifique et en littérature), est auteur du livre, devenu un best-seller en Europe et dans les Amériques, «The Selfish Gene» (1976, Oxford Université Press ; 2eme édition 1989, chez le même éditeur, édition augmentée de deux chapitres en plus de notes explicatives), et d'un certain nombre de livres (traitant essentiellement de la Théorie de l'évolution, de la génétique et de la sociobiologie), dont les plus connus sont «The extended phenotype» (Oxford, W.H.Freeman, 1982), «The Blind Watchmaker» (longman ; Penguin, 1986), un livre qui nous pousse inexorablement à penser et à repenser le mystère de notre propre existence, «The Ancestor's Tale : A pilgrimage to the Dawn of life» (Houghton Mifflin Harcourt, 2004) qui peut être considéré avec ses 673 pages (une deuxième édition, en 2016, avec 800 pages, a été co-écrite avec Yan Wong) comme un aperçu complet de l'évolution, «River out of Eden : a darwinian view of life» (Basic Books, 2008), une excellente introduction au darwinisme et à la génétique, «The Greatest Show on Earth : The Evidence of Evolution» (Transworld, Free Press, 2009), «The Magic of reality : How we Know What's really True» (Richard Dawkins Ltd, 2011) dont nous allons parler, avec plus de détails, un peu plus bas, et enfin «Outgwwing God : A Beginner's Guide» (Random House, 2019) qui traite des grandes questions concernant la croyance en Dieu.

«La magie de la réalité» de Dawkins est un livre conçu sous forme de questions (12 chapitres, 12 questions), qui vont du questionnement de la réalité des choses qui nous entourent, perçue à travers nos cinq sens, mais aussi la réalité de celles constatées à travers les instruments spéciaux (le télescope, pour les galaxies, et le microscope, pour les bactéries). Quand nos cinq sens ne parviennent pas à décider de ce qui est réel (de ce qui ne l'est pas), les scientifiques utilisent des modèles (le terme modèle étant très complexe, il n'y a pas de définition vraiment satisfaisante, mais nous pourrons, grosso-modo, dire qu'un ?modèle' est un plan, une construction abstraite qui spécifie les relations hypothétiques, probabilistiques entre un ensemble de données) de ce qui pourrait se passer dans tel ou tel contexte d'observation ou d'expérimentation, et de le tester ensuite. L'un des meilleurs modèles, en biologie, est celui de James Watson et Francis Crick (1953), pour comprendre comment fonctionne l'ADN et ses constituants, les gènes, (que nous ne pouvons pas voir à l'œil nu), c'est le model de la double hélice. Leurs prédictions ont été vérifiées par Rosalind Frankklin biochimiste et biophysicienne (1920-1958) et Maurice Wilkins, biophysicien (1916-2004) à travers les techniques de la cristallographie aux rayons x, et la diffraction des rayons x (diffraction des rayons x pour obtenir des clichés d'ADN, et spécialement le cliché 51). Les travaux de Rosalind Franklin (entre 1951 et 1953) spécialement, ont été déterminants dans la découverte de la structure à double hélice de l'ADN (Amère ironie du sort, ce sont Watson et Crick qui ont eu le prix Nobel en 1962, sans la moindre reconnaissance de la part de ces deux chercheurs du rôle joué par Rosalind Franklin).

L'autre terme clé du livre de Dawkins, dans ce questionnement continu qui va du réel au magique, est décidément la magie, terme assez ambigu mais dont il distingue, tout de même (étant entendu que Richard Dawkins est connu pour sa sagacité hors norme pour tout ce qui touche la science du réel et son opposé), trois sens : la ?magie surnaturelle', qui est du domaine des contes de fées, y compris les ?miracles', la ?magie scénique' ayant trait aux tours de passe-passe du prestidigitateur, et ceux du magicien, et enfin la ?magie poétique', où il associe l'émotion créée par un concert de musique classique, les couchers de soleil, les arcs-en-ciel, le bonheur qu'il y a être en vie, qui tient un peu de la magie, le tout (c'est-à-dire toutes ces émotions et visions) dans le sens général de ?magie poétique' pour Dawkins (que cela paraisse simpliste pour un poète de tempérament, d'inspiration et de métier, si l'on pourrait dire ainsi, c'est du moins ce qu'un biologiste entend par ?magie poétique' ; qui, surtout, n'oublie pas de préciser que le ?surnaturel' ? de même que pour les tours de magicien- est hors de portée de la science et de la méthode scientifique, laquelle est établie, prouvée, testée... mais cela n'empêche pas un scientifique de rêver, à ses heures, de ?magie poétique').

Sur la question «qui fut réellement le premier humain ?», et donc sur la question fondamentale de l'hérédité à l'intérieur d'une espèce, la parenté en remontant le temps, et en termes de générations, atteint un chiffre astronomique ! Pour Dawkins le 185.000.000e (millionième) «arrière-grand père» (c'est-à-dire il y a 417 millions d'années), ressemblerait à...un poisson ! C'est stupéfiant, incroyable, confondant, ahurissant pour le sens commun, mais c'est aussi une des ?magies' de la science, au sens où l'entend Dawkins, c'est-à-dire la magie scientifique qui frise la ?magie poétique'.

Cette question sur l'origine commune des espèces vivantes sur la planète Terre, des points de rencontre (ou de ?rendez-vous') des ancêtres communs (ancêtre commun = ?concestor') est amplement traitée dans son grand livre «The Ancestor's Tale : A pilgrimage to the Dawn of Life» (Houghton Mifflm Harcourt, 2016, 2ème édition).

Pour en revenir un peu aux instruments qui prolongent nos sens (principalement, la vue et l'ouïe), le télescope fonctionne, pourrait-on dire, comme une machine à remonter le temps, puisqu'il nous renvoie la lumière du corps (de l'objet, ou de l'étoile) qui met un certain temps pour nous parvenir (nous savons que la lumière de notre soleil- qui est une étoile comme tant d'autres étoiles peuplant le Cosmos- met 8 minutes pour nous parvenir ; une étoile distante de plusieurs années-lumière, un chiffre astronomique en termes de kilomètres, mettrait un temps considérable pour nous parvenir), de quelques minutes, pour le soleil par exemple, à des millions d'années pour être aperçue par nos yeux (C'est-à-dire, à titre d'illustration, si elle a été émise du temps de l'homo erectus, c'est l'homo-sapiens moderne, a l'âge du néolithique d'il y a neuf ou dix mille ans, qui l'aurait aperçue, et que l'homme de ce temps là n'y aurait rien compris !). Et que donc une étoile très éloignée de nous aurait pu disparaitre (ou exploser) depuis longtemps (un nombre considérable d'années) au moment même où on l'aurait enfin aperçue !! Nous aurons ainsi aperçu sa lumière projetée vers nous, une lumière qui aurait traversé des millions ou même des billions d'années avant de nous parvenir ! Entre-temps, cette étoile aurait pu exploser alors que la lumière qu'elle nous aurait renvoyée traverse encore l'espace avant qu'on ait pu l'apercevoir. Son explosion mettrait un temps x (que nous pouvons calculer), après la lumière qu'elle nous a projetée, pour nous parvenir, ou être aperçue, comme un éclat brillant dans un point de l'immensité du ciel (du Cosmos) qu'on verrait parmi des millions et des millions d'étoiles par une nuit de juillet !?

Cela fait partie de toutes ces réalités que perçoivent nos sens, de l'étoile et de la galaxie à la bactérie que nous révèle le microscope. L'étoile la plus proche de nous, est Proxima du Centaure, et sa lumière met un peu plus de 4 années-lumière pour nous parvenir. La lumière de la galaxie d'Andromède (notre galaxie est appelée la ?Voie Lactée') met deux millions et demi d'années-lumière pour nous parvenir.

Pour Dawkins le monde réel, avec toute sa complexité (de la grenouille à l'être humain, de la planète Terre aux étoiles qui pullulent dans l'Univers), est plus magique que ce que pourrait être le ?surnaturel' et les tours de passe-passe d'un magicien, ou d'un prestidigitateur. Pour ce brillant biologiste et écrivain de talent, la magie de la réalité est étroitement liée à la magie poétique, parce qu'elle est simplement merveilleuse, parce que «réelle».

En restant toujours dans ce contexte de réflexion scientifique, mais en allant dans la direction de la magie scientifique de la réalité, du réel et de son merveilleux, et en fin de compte de sa poésie selon Richard Dawkins, il est un texte fondamental, dans l'histoire des sciences dites ?dures', publié en 1984 (2ème édition révisée et augmentée de trois chapitres, ce qui le rend substantiellement plus complet et plus percutant que la première édition en français intitulée «La Nouvelle Alliance», Gallimard, 1979) par Fontana Paperbacks, et qui est l'œuvre d'Ilya Prigogine (1917-2003), chimiste et physicien belge, prix Nobel en chimie en 1977 «pour ses contributions à la thermodynamique hors équilibre, particulièrement la théorie des structures dissipatives», et Isabelle Stengers (née en 1949, philosophe belge). «Order out of Chaos : Man's new dialogue with nature» (Fontana Paperbacks, 1984) se présente non seulement comme une critique de fond des connaissances des temps modernes, mais surtout comme une synthèse audacieuse qui reconsidère et réinterprète la thermodynamique, la 2ème loi de la thermodynamique et ses prolongements que sont l'entropie, l'irréversibilité et le temps, l'ordre et le chaos.

Les interrogations des auteurs du livre cité, qui utilisent des données très élaborés et exigeantes (ardues pour le lecteur non averti dans le domaine de la physique et des mathématiques) pour construire le dialogue de l'homme avec la nature, s'accompagnent aussi, et c'est l'attrait du livre, d'interrogations poétiques qui vont dans le sens de celles de Dawkins. Jugez-en par vous-même : «Dans notre société, avec son large éventail de techniques cognitives, la science occupe une position particulière, celle d'une interrogation poétique de la nature, au sens étymologique où le poète est un «faiseur» actif, manipulant et explorant. De plus la science est maintenant capable de respecter la nature qu'elle étudie. Du dialogue avec la nature initié par la science classique, avec sa vision de la nature considérée comme une machine, a surgi une vision tout a fait différente dans laquelle l'action de questionner la nature fait partie de son activité intrinsèque» (p.301.Ma traduction).

Le poète (en grec : poiètës = faiseur) avec son étonnante imagination et créativité est un faiseur, c'est-à-dire celui qui crée, à travers le langage, de la beauté en harmonie avec la nature, celui qui, par cette action même, enchante. Le scientifique (dans les deux sexes), en explorant et en dialoguant avec la nature, lui aussi finit par interroger poétiquement la nature. En dialoguant avec la nature (le sous-titre du livre d'Ilya Prigogine et Isabelle Stengers s'intitule : le nouveau dialogue de l'homme avec la nature), le scientifique se sent partie intégrante de cette nature dans sa tentative de la comprendre et de comprendre soi-même, et d'en révéler le merveilleux ; c'est aussi, essentiellement, le rôle du poète.

Parler de la ?réalité' comme le fait avec intelligence et passion (le mot n'est pas fort ou déplacé pour un homme tel Dawkins qui s'est révélé à travers maints livres de biologie et études connexes, véritablement passionné par le réel) l'auteur de «La Magie de la réalité» nous renvoie, inévitablement, à certains termes étroitement reliés, et traités en profondeur par Prigogine et Stengers. La réalité, le temps, l'entropie et l'irréversibilité, ces compréhensions des systèmes en thermodynamique (la 2ème loi de la thermodynamique ) sont tellement reliés qu'il est impossible de parler de l'un (la réalité, par exemple) sans toucher aux autres. Très schématiquement, l'entropie correspond à l'état de désordre d'un système : plus l'état de désordre d'un système (en physique) augmente, plus grande est l'entropie. En général, c'est la dégradation de l'énergie liée à une augmentation de cette entropie, c'est-à-dire l'état de désordre. C'est un processus irréversible de dissipation de l'énergie qui correspond à une direction (l'entropie devient un indicateur d'évolution, ce qui implique une ?flèche du temps' : «si nous supposons que l'Univers a commencé avec le Big Bang, ceci évidement implique un ordre temporel à l'échelle cosmologique» ?Order out of Chaos', p.259, ma traduction) où l'entropie atteint son maximum. Ceci signifie la fin d'un système, un état de dispersion totale. Cet état de dispersion totale est de nouveau, en termes probabilistiques, ce qu'on pourrait appeler le commencement d'une réorganisation (le hasard et la nécessité s'engendrant d'eux-mêmes) d'un nouveau système.

Dans cet ordre de choses, l'on pourrait avancer comme hypothèse (qui paraitrait comme farfelue, bizarre, étrange, absurde, impensable pour les bien-pensants) que le Big Bang (qui est le temps zéro, le temps conventionnel proposé par les physiciens comme naissance de l'Univers) est beaucoup plus la fin d'un désordre, lequel en explosant introduit un nouvel ordre, et ainsi de suite...Tous les Big Bang que l'esprit humain pourrait dénombrer (ce que serait impossible, l'esprit humain étant par nature limité dans son pouvoir d'appréhension du monde qui l'entoure dans son incommensurable immensité), représentent donc des commencements, et notre esprit s'use à concevoir tous ces Big Bang possibles qui représentent des commencements possibles...ad infinitum ! C'est un cycle éternel.

On peut jouir pleinement des découvertes et des connaissances scientifiques tout autant qu'on puisse apprécier, gouter, adorer la poésie, la musique, la beauté de la nature, des paysages, des arcs-en ?ciel, et de tout ce qui exprime pour nous le merveilleux, le beau, l'unique ; d'une manière générale du bonheur d'exister, car on ne réalisera jamais assez que le fait d'exister est en lui-même quelque chose d'absolument extraordinaire, miraculeux (quand on pense en un éclair, à toute cette inextricable, étourdissante, confondante complexité ? et les termes ne sont pas assez forts pour qualifier cela ? que constitue l'être vivant) et qu'on puisse enfin, un jour, être assez conscient de l'ampleur de cette réalisation, de ce que c'est une vie pleinement vécue, dans cette incommensurable immensité, terriblement froide et indifférente qu'est le Cosmos ! On peut dire, maintenant, que la réalité est magique, dans le sens où le réel est mille fois plus merveilleux que le mythe ou le conte le plus fantastique que l'esprit puisse imaginer.

Quand toutes les vérités de l'homme seront dites, quand toutes les choses de ce monde seront décrites, interprétées, expliquées, quand l'esprit sera irrémédiablement fatigué de toutes ces explications qui prétendent éclairer l'endroit et l'envers, et qui par là même le priveront définitivement de toutes les illusions qui ont bercé cet être vain et si fragile, qui se croit tellement supérieur aux autres êtres vivants, dans son incroyable précarité, et parmi toutes ces illusions la toute première d'entre elles sur l'innocence de l'âme, alors il ne lui restera que la poésie et l'art en général. Seul l'Art (toutes les formes d'art, de la poésie, à la musique, à la peinture, à la sculpture, à l'architecture) assurerait la dignité et le salut à l'Homme (incluant les deux sexes) sur cette terre en proie depuis de nombreux siècles à un chaos indescriptible de politiques et de calculs méphistophéliques, de guerres impitoyables, de souffrances et d'atrocités incalculables, inimaginables, de guerres civiles larvées, de mort incroyablement nombreuse et anonyme, d'absurdités de toutes sortes...

Le lien secret, longtemps recherché, entre l'extraordinaire complexité des mystères du monde (dans lequel nous vivons), complexité rendue simple par la magie scientifique, et l'art démiurgique de la poésie, est le ?Nombre d'or', ou ?divine proposition' entendue comme symbole universel de perfection et de beauté, lien sublime qui reste encore à découvrir. (1)

1) Note : Voir pour le ?nombre d'or', mon texte «Beauté insaisissable et poésie comme art total». ?Le Quotidien d'Oran' du 11 novembre 2019, p.17.

*Universitaire et écrivain