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Le Hirak, stop ou encore ?

par Habiba Chabou

«Nous sommes nous-mêmes constamment amenés aujourd'hui dans notre vie sociale à nous demander si et comment on pourrait trouver une forme de vie collective permettant une meilleure harmonie entre les besoins personnels et les inclinations de chaque individu d'un côté et, de l'autre, la satisfaction de toutes les exigences qu'imposent à l'individu la coopération d'une multitude d'individus, l'entretien et le fonctionnement de la totalité sociale ». C'est par cette formule que Norbert Elias, dans La société des individus (1987), décrit le formidable pouvoir de l'« anima collectiva » ou l'organisation de la vie collective sur la réalité et, partant, sa violence, par-delà les intérêts et ambitions individuels. Par bien des égards, cet extraordinaire lien qui agrège les individus entre eux dans une sorte de « contrat social » se retrouve - mutatis mutandis - depuis la fin de l'hiver 2019 dans les rues d'Algérie. Dans le contexte actuel du Hirak, ce grand mouvement de contestation populaire, l'engagement politique et civique des individus, particulièrement politisés et sensibilisés aux questions de société, conduit à questionner le rapport du peuple avec les pouvoirs (politique, militaire et économique).

Un foisonnement politique

Le Hirak apparaît d'abord comme une émotion populaire, tant il constitue un mouvement de réaction au ras du sol, indépendant des organisations et des médiateurs politiques et syndicaux conventionnels. C'est dans ce foisonnement politique que la population algérienne aux intérêts convergents exprime avec une grande maturité et un civisme certain son hostilité tout à la fois aux dérives d'un pouvoir étatique hautain et injuste et aux appétits sans faim de parangons d'oligarques. Au vrai, le Hirak donne aux Algériens une dimension nouvelle, consacrée le 22 février 2019 par un regain d'intérêt pour l'engagement politique et citoyen. Il en résulte le caractère fondamentalement politique de ces contestations. En tout état de cause, qu'il soit spontané ou dirigé, ou qu'il s'inscrive dans le sillage de manifestations locales ou globales antérieures, ce grand mouvement de contestation populaire se révèle singulier tant par sa nature et ses acteurs que par son ampleur. Car, ce qui fascine, c'est l'optimisme des Algériens, leurs actions conjuguées, en même temps que leur détermination à renverser un système inique et suranné, ainsi que leur profond désir de changement dans un esprit pacifique. Aucune effervescence populaire comparable n'avait été entreprise dans l'Algérie contemporaine, hormis durant la guerre de libération nationale. Si la question des élections fut longtemps négligée par la population algérienne, elle suscite désormais un nouvel intérêt. En attirant l'attention sur les difficultés quotidiennes criantes de la population, dans le contexte de crise économique et sociale structurelle, et sur l'une de leurs conséquences, la hogra, les Algériens, quasi unanimement, ont réussi à dégager de la scène politique nationale la partie la plus notable de la classe dirigeante. Le peuple a désormais remplacé le pouvoir. En prenant le pouvoir, l'opinion publique, qui s'est appropriée le rôle de « tribunal politique » au sens de Jürgen Habermas (L'espace public, 1961), a ainsi pris la direction de l'organisation de la vie collective à travers un agenda marqué par les vendredis et les mardis de grandes marches populaires. Une autre considération importante : tandis que la Thawra a inventé la culture politique en Algérie, le Hirak l'a réactivée. Si l'on s'en tient uniquement aux années d'après-guerre de libération nationale, deux éléments permettent de comprendre ce foisonnement politique et ce qui anime le peuple algérien en marche : alors que l'héritage révolutionnaire - avec la commémoration de ses héros nationaux - s'inscrit dans un esprit de continuité, la mémoire de la « décennie noire » et la crainte d'une nouvelle guerre civile renvoient à une volonté de rupture. Entre continuité et rupture, cet « acte de droit » consiste à réintroduire le peuple actif dans le jeu politique et à le placer au cœur d'une dynamique révolutionnaire. Pierre Bourdieu affirme en ce sens : « Lors même qu'il ne fait que dire avec autorité ce qui est, lors même qu'il se contente d'énoncer l'être, l'auctor produit un changement dans l'être : par le fait de dire les choses avec autorité, c'est-à-dire à la face de tous et au nom de tous, publiquement et officiellement, il les arrache à l'arbitraire, il les sanctionne, les sanctifie, les consacre, les faisant exister comme dignes d'exister, comme conformes à la nature des choses, « naturelles ». » (« L'identité et la représentation », 1980).

Un mouvement composite

Ces grandes marches bihebdomadaires représentent ensuite un mouvement composite regroupant des hommes et des femmes dans leur diversité, au-delà des frontières multiples (classes d'âge, catégories sociales, couleurs politiques ou encore particularismes régionaux). Algériens et Algériennes, pris dans cet élan national, se sont définitivement réappropriés l'espace public pour réinventer ensemble une nouvelle forme d'organisation de la vie collective non conventionnelle. Il apparaît clairement qu'il existe une sorte de synergie dans ces marches populaires. Norbert Elias décrit le phénomène en ces termes : « Chacun des êtres qui se croisent ainsi dans la rue, apparemment étrangers et sans relations les uns avec les autres, est, ainsi, lié par une foule de chaînes invisibles à d'autres ». Face à un système aux abois et à une classe dirigeante prédatrice et inefficiente, la rue réclame dans une synergie libératrice une Algérie nouvelle plus égalitaire et démocratique. Signe avant-coureur tangible de changements à l'œuvre, assurément la pratique de la table rase et les tentatives de dialogue, mais surtout la visibilité de la jeunesse et des classes populaires. Cette expérience politique opère donc à la périphérie et non plus exclusivement au centre, chez les élites dont le capital symbolique ne leur permet plus d'agir à la place du reste de la population, des gens ordinaires, désormais au centre de la vie politique. Longtemps porteuses de stigmates et supposément passives et limitées dans leurs marges de manœuvre par les pouvoirs (politique, militaire et économique), les catégories subalternes se caractérisent avec le Hirak au contraire par leur agencité ; en d'autres termes, par leur accession au rang d'acteurs politiques de premier plan et par leur autonomie en matière décisionnelle. Il reste que ce mouvement par le bas, qui vise à nettoyer en profondeur la classe politique algérienne, ne peut en aucun cas se réduire à l'action des seuls groupes élitaires. L'action politique a glissé du haut vers le bas pour aboutir à un mouvement démocratique et populaire. On comprend alors que la participation et la concertation d'un ensemble composite à la vie politique dans une logique bottom up expliquent le caractère unique et exceptionnel de l'événement. Comme le souligne Karl Polanyi, dans L'économie de marché (1944) : « En fin de compte, ce qui a pesé sur les événements, ce sont les intérêts de la société dans son ensemble ».

Le risque de la guerre civile ? Enfin, le risque d'une nouvelle guerre civile pourrait sembler réel, tant il se dessine progressivement une binarité au sein de la société algérienne, entre, d'une part, les « bons » (le peuple du Hirak) et, d'autre part, les « mauvais » (les éléments extérieurs au Hirak), selon les termes de Claude Lévi-Strauss (Race et Histoire, 1952). Le Hirak vient d'une certaine manière réactiver la notion d'ennemi de l'intérieur, qui renvoie non seulement à la période coloniale et à la guerre de libération nationale mais aussi à la « décennie noire » et à la figure du terroriste.

Plus encore, le Hirak a introduit une gradation des comportements allant de la participation plus ou moins active aux marches, à la lassitude, l'indifférence voire au rejet. Dès lors, dans quelle mesure cette nouvelle figure de l'ennemi affecte-t-elle ou non la société algérienne engagée dans un processus de transition ? Deux raisons peuvent expliquer l'inaction, la méfiance, ou encore la défiance d'une partie - à la vérité, congrue - de la population à l'égard du Hirak. La première chose à constater, c'est qu'en dépit de l'existence de citoyens fuyants, les Algériens entretiennent un lien quasi organique avec le débat politique, et ce malgré l'absence d'une réelle opposition incarnée par des élites de partis.

S'ajoute à cela le génie politique de Abdelaziz Bouteflika, sa capacité sinon à museler du moins à fédérer autour de sa personne et de son clan toute alternative politique au régime en place. Il faut dire ensuite que la figure de l'ancien président aux quatre mandats, son style, ses méthodes, les ambitions de ses « happy few », ont assujetti la classe politique ainsi qu'une grande partie de la société civile, qui prétendaient naturellement à des positions dominantes. Également, la séquence Bouteflika a non seulement appliqué de manière très extensive le principe clientéliste, mais elle a surtout favorisé le creusement des inégalités entre les « gagnants » confirmés ou promus par le tournant libéral et les « perdants » restés ou relégués dans les marges. Reste cependant une interrogation majeure : comment combler le vide politique provoqué par l'effondrement de l'ancien régime ? Aussi, la pratique de la table rase à tout crin peut-elle se révéler dangereuse dans le contexte géopolitique et géostratégique régional et international ? En effet, en matière de politique étrangère et de souveraineté nationale, l'Algérie doit continuer à affirmer avec force son refus du néocapitalisme agresseur et soutenir - « au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » - son indépendance politique et celle des autres États - dans le collimateur des puissances prédatrices du Nord, au Moyen-Orient comme dans l'espace caribéen par exemple.

Face à la menace impérialiste bien réelle et les tentatives de déstabilisation dans la région, le pays doit toujours s'opposer fermement au principe du « droit d'ingérence » sous couvert des droits de l'homme, de liberté des peuples et de démocratie - théorisé pour la première fois par Jean-François Revel dans un article de L'Express (1979). Quant à la perspective d'un Prix Nobel de la Paix décerné au Hirak algérien, il peut être espéré pour au moins une raison, la consécration du peuple en révolution ; même si au demeurant la méfiance s'impose, tant le Nobel fait l'objet de critiques incessantes mais néanmoins justifiées depuis ces dernières années.

Concluons d'un mot : le moment Hirak s'impose comme un tournant politique et social radical dans l'Algérie d'aujourd'hui, tant pour sa dimension pacifique que pour sa portée médiatique avec des échos dans le monde entier.

Car, en dépit des attentes et aspirations légitimes toujours pressantes des Algériens et de leurs difficultés quotidiennes bien réelles, ce grand mouvement national populaire sans précédent depuis la révolution semble bel et bien représenter un profond désir de changement dans un esprit collectif de réappropriation de la parole politique et de l'espace civique. Singulier, le Hirak se distingue à plus d'un titre des redoutables « révolutions de couleur » ainsi que des « printemps arabes » et, plus récemment, des ingérences sans retenue dans le Venezuela de l'après-Chavez. À l'inverse des derniers avatars impérialistes dans les Suds, et de l'un de leur corollaire, la figure de « l'activiste libertaire », gageons que le Hirak, festif par ses slogans (« y'en a marre des généraux » ou encore « tatnahaw bi idnillah ») et ses caricatures hostiles à un régime daté et à l'agonie, débouche sur des mesures d'apaisement, des mutations profondes avec un retour de confiance des citoyens dans leurs dirigeants et dans des institutions démocratiques stables et durables, et un renforcement de la souveraineté du peuple. On ne peut qu'approuver Condorcet lorsqu'il dit dans le projet de Constitution de 1793 : « la volonté générale n'est pas une donnée préexistante, elle est un processus d'interaction entre le peuple et ses représentants et une construction historique à plusieurs temps », qui correspondent aux temps court du referendum, moyen des élections et long de la Constitution.