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Mohammed Arkoun, un délicieux aîné

par Nadir Marouf*

Mohammed Arkoun est décédé le 14 septembre 2010, et je voudrais honorer sa mémoire à ma façon.

Sa disparition est néanmoins passée quasiment inaperçue, tout au moins dans les médias, à l'exception, d'un papier envoyé par Ali El-Kenz à Al-Watan (et d'une commémoration au Centre Culturel Algérien à Paris), voire dans les rituels commémoratifs de nos universités, associations et autres institutions publiques ou privées.

Ainsi que le colloque qui lui a été consacré, ces derniers jours, à Tizi-ouzou.

Mohammed Arkoun serait-il « personna incognita » dans son pays natal, l'Algérie, alors que la presse et le milieu universitaire marocains, voire tunisiens ont fortement honoré sa mémoire ? Serait-ce dû au fait que le défunt a élu domicile à Rabat où il a choisi de finir sa vie ? Je ne le pense pas. Mohammed Arkoun a surfé sa vie durant sur les contingences politiques du présent, notamment celles que les politiques gouvernementales du Maghreb nous ont offertes depuis sa décolonisation. Arkoun n'est pas un homme politique. Il échappe à ce titre aux classifications droite-gauche, francophile-arabophile, laïque-religieux, etc. Un homme inclassable, c'est-à-dire atypique, est toujours gênant, voire suspect. Mais pourquoi, contrairement aux pays voisins, Mohammed Arkoun est-il resté chez nous un « inconnu ou presque » ? Est-ce dû à la mauvaise réception, en Algérie, et notamment dans le milieu universitaire, de son message, de son discours sur la « raison coranique » ? Si c'est le cas, s'agit-il d'un tabou ou d'un manque de recul critique face à ce qu'on pourrait appeler tout simplement l'islamologie ? Depuis le départ de Jacques Berque, la chaire de sociologie religieuse de l'Islam contemporain n'a pas été renouvelée au Collège de France.

La France se désintéresse manifestement de ce que j'appellerais aujourd'hui l'orientalisme éclairé. Le temps des croisades résurgent et autres fractures séculaires structurent de plus en plus la pensée occidentale, mais aussi orientale, tant sur le plan politique que philosophique. En dépit des bonnes volontés qui continuent à militer pour le dialogue des religions, mais dont l'influence sur la scène publique, reste marginale, la dyade Orient-Occident, celle des Sarrasins et des Templiers cristallise de plus en plus les imaginaires sociétaux. Face à un tel bras de fer, et à côté d'une conception angélique du « dialogue » parce qu'inefficace, un chemin étroit tente de se construire avec quelques rares intellectuels dont la voix est, sinon incomprise, du moins inaudible, et ce des deux côtés de la Méditerranée. Cette voix (et dirais-je, cette voie), trouve difficilement sa place dans le champ de la controverse religieuse, et se situe à la marge ou dans les interstices des paradigmes canoniques qui eux sont très présents dans les médias.

Mohammed Arkoun fait partie de ces penseurs « reliques » et dont pourtant l'apport à la connaissance du conflit de civilisations est immense tout autant que non défriché.

Mohammed Arkoun interpelle l'Islam dans son inféodation historique à la praxis politique, à l'usage polysémique qu'elle en fait, usage à la carte, celui d'un corpus qui pourtant - quelle que soit notre position par rapport à la foi - a secrété des valeurs permissives d'une civilisation universaliste, notamment à l'époque abbasside, et dont le monde connu s'est abondamment ressourcé. Qu'il s'agisse de l'influence d'un Ibn-Roshd sur la pensée occidentale, ou de celle des savants dans le domaine de la science qui imprègne par quelques indices terminologiques la science contemporaine elle-même, tout cela atteste à la fois d'un contenu doctrinal et d'un esprit d'ouverture et de convivialité interculturelle. C'est la synthèse des cultures et des savoirs mésopotamien, perse, byzantin, ibéro-africain, etc., qui a fait la grandeur d'une civilisation.

ARKOUN insiste sur ce fait d'histoire. Mais son approche s'écarte de toute déduction mécaniste. Autrement dit, le contenu doctrinal a été porteur d'une rationalité exemplaire. Mais il reconnait que cette coalescence n'est pas déterminisme ontologique. La doxa coranique, en dehors de ses aspects prescriptifs dans le domaine du rituel et de la foi, constitue un potentiel de virtualité, et la combinaison qui en découle dépend des hommes, c'est-à-dire du politique, cela est vrai pour toute religion, notamment monothéiste. Le christianisme a produit la modernité à son corps défendant en Europe de l'Ouest, mais a accouché d'un féodalisme tardif en Europe de l'Est, voire d'un archaïsme manifeste en Amérique Latine, et ce à la même période (17ème - 18ème). Cette disponibilité du contenu doctrinal par rapport à l'usage qu'en font le Prince et ses hommes liges permet de sortir d'une appréciation normative des religions du Livre, telle qu'on la voit tous les jours sous nos yeux, dans les débats télévisés comme ailleurs.

Mohammed Arkoun échappe à la loi d'airain du classement dual. Il n'est ni un hérétique à l'égard de l'Islam, ni un « porteur d'eau » au service de l'idéologie religieuse occidentale. Et pourtant, il s'est vu souvent reprocher de vouloir « évangéliser » l'Islam : j'ai en effet entendu cette invective de la part d'un compatriote interpellant Arkoun à l'occasion d'une conférence qu'il donnait à la Cité Internationale de Paris en 1976. Arkoun était balloté entre ceux qui, faute de l'avoir compris, l'ont stigmatisé comme « pro-occidental » (ce qui ne veut pas dire grand-chose, du reste) et ses collègues français de Sorbonne Nouvelle qui ne lui ont pas facilité non plus la tâche.

Mohammed Arkoun a toujours été ouvert à toutes les disciplines, pour peu qu'elles apportent du neuf, dans le sens où elles mettent en évidence l'autonomie déontique entre le logos et la praxis. Cette posture de sagesse ne lui a pas épargné la solitude dont il a pu être l'objet dans des circonstances diverses. Je voudrais à titre d'exemple évoquer un de ces épisodes : je me trouvais pour quelques mois à Boston comme chercheur invité (Harvard University ? Middle East Studies) au cours de l'année 1989. Mohammed Arkoun était alors convié à une rencontre sur le thème de la haine interreligieuse qui s'est tenue dans l'auditorium du M.I.T (Massachusetts International of Technology) entre représentants des trois religions monothéistes : Arkoun est intervenu le dernier, après Elie Wiesel (Juif américain ? Prix Nobel de la Paix), et un prêtre protestant américain. On était dans le scénario de l'inventaire des malentendus entre les trois religions avec l'effet de les concilier si faire se peut. Les trois interventions terminées, Elie Wiesel s'est mis à critiquer l'Islam en s'en prenant à Arkoun, dans des propos qui confinaient au délire.

Le hasard a voulu que parmi l'assistance, mon voisin de droite, frémissait de tout son corps pendant le réquisitoire de Wiesel. Je me retournais vers lui : il ne tarda pas à me faire part de l'arrogance de Wiesel. Cet homme n'était autre que Noam Chomsky, le linguiste en vue le plus important après Ferdinand de Saussure. Afin de situer le personnage, Chomsky fait partie des intellectuels juifs qui désavouent Israël pour sa politique coloniale. Chomsky a été refoulé récemment d'Israël en voulant entrer à Gaza par solidarité avec le peuple palestinien. Pour revenir à Arkoun, il était dans la gêne dans la mesure où il n'est pas venu en tant que mufti mais en tant qu'universitaire loin de tout prosélytisme. Etant invité dans le pays de Wiesel, il ne pouvait se permettre de surenchérir sur le ton de la violence verbale.

Je voudrais porter par ailleurs mon témoignage sur ses qualités de fédérateur et d'animateur scientifique. Il a fait appel à moi à deux occasions : la première concernait le projet de résolution 19C de l'Unesco sur le « transfert des modèles juridiques ». Nos travaux se sont déroulés trois années durant (1980-1983) et ont eu lieu successivement à Paris, à Venise puis à Malte. Deux conceptions se dégageaient de cette discussion, celle de la sociologie du droit (J-P Charnay, E. Leroy, N. Marouf) qui articulait le transfert des modèles juridiques sur le transfert de technologie, le premier étant l'emballage normatif du second, même si des apories subsistent pour ce qui est des pays du Sud. L'autre conception s'inscrit dans l'épistémologie juridique, plus attentive aux convergences internormatives entre monde musulman et occident chrétien, que l'on peut déceler sans faire intervenir le facteur diffusionniste (domination historique, colonisation, etc.) : on ciblait par exemple le raisonnement par analogie en droit occidental et son équivalent dans le principe des Qyas développé par le jurisconsulte médiéval Al-Imam Ech-Chafi'i ( les tenants de cette approche étaient Mohammed Arkoun, à côté de juristes belges comme Jacques Lenoble et François Ost).

La Seconde contribution à laquelle j'étais convié concerne l'Encyclopédie Lidis-Brepols, sur les « mythes et croyances du Monde » (publiée en 1986). La section «monothéisme» constituait le second volume (sur trois). A l'intérieur de ce volume, une sous-section était consacrée à l'Islam, sous la direction de Mohammed Arkoun. Mon article portait sur « les mythes et croyances populaires au Maghreb ». Ce travail m'avait donné l'occasion de me documenter abondamment sur le poids des syncrétismes religieux en milieu populaire, où l'on retrouve une cohabitation rituelle entre les trois religions monothéistes, comme les zyara auprès des Saints thaumaturges, mais aussi une cohabitation d'avec les pratiques païennes résiduelles. A l'inverse, la cité médiévale donnait lieu à un Islam savant, celui des fouqaha où le cloisonnement interreligieux était plus patent (ce constat exclut le cas de certaines confréries qui restent très proches de la plèbe urbaine).

L'anthropologie religieuse est devenue, dans le tard, ma préoccupation quotidienne. Il existe quelques universitaires qui attachent le plus grand intérêt à cette matière. En ne citant que ceux qui sont sortis de l'Université d'Oran, et qui ont été mes cadets ou mes élèves, je pense à Abderahmanne Moussaoui, Hocine Benkhira, Houari Touati, qui ont tous fait carrière dans des institutions de recherche honorables à l'étranger (respectivement IREMAM à Aix-en-Provence, Maison des Sciences de l'Homme à Paris, et Ecole Pratique des Hautes Etudes à Paris). Les collègues tunisiens et marocains sont plus prolixes dans le domaine. Je voudrais citer le marocain Abdellah Hammoudi, non pas tant pour son dernier livre «Une saison à la Mecque», mais pour un ouvrage paru aux PUF en 1988, sur «La victime et ses masques, essai sur le sacrifice et la mascarade au Maghreb» (une enquête sur un village de l'Atlas durant la fête de ?Achoura), et le tunisien Moncef Sfar («Le Coran, la Bible et l'Orient ancien»). J'espère que cette mouture de chercheurs continuera à élargir le champ du savoir dans un domaine tout à la fois périlleux, complexe et passionnant.

Dans cette hypothèse, la mort de notre aîné et ami Mohammed Arkoun n'aura pas été celle d'un « deus ignotus » mais d'un pionnier vivant de l'Islamologie contemporaine.

*Professeur emérite des Universités