Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Transitions démocratiques et militaires en Algérie et ailleurs

par Ali Hannat*

Le scandale de la drogue et ses ondes de choc sur le sérail ont ébranlé des certitudes, démoli des ambitions, anéanti des destins, dénudé des pseudo-vertueux, et confirmé l'ampleur du cancer de la corruption dans les rouages étatiques.

Sur cette scène politique déjà encombrée par les spéculations, fake news, le flou savamment entretenu par le silence méprisant de la communication gouvernementale, le parti islamiste MSP a développé une idée qui aurait l'ambition de débloquer la situation politique et économique actuelle du pays, et cela par la mise en place d'une transition démocratique sous la houlette des militaires. Et pour mieux convaincre ses interlocuteurs, l'auteur de cette initiative appuie son idée en faisant référence à des précédents historiques étrangers. Cette idée sur la transition démocratique n'est pourtant pas inédite puisqu'une autre version a été développée auparavant en 2014 par la «Coordination nationale pour les libertés et la transition démocratique». En réponse à l'initiative du MSP, les partis de l'allégeance ont rejeté catégoriquement l'idée même de transition démocratique. Pour le RND, «parler d'une période de transition dans un pays qui organise régulièrement des élections est un non-sens». Pour le FLN le débat est «clos sur le volet politique». Donc, selon ces deux partis, le mot transition démocratique est caduc puisque le pays est...»démocratique» et des élections régulières y sont organisées. Mais, réduire la transition démocratique à un rituel électoral, d'ailleurs le plus souvent entaché de fraude, témoigne d'une compréhension erronée du sens des concepts et une conception particulière de l'essence de la démocratie.

Alors, il s'avère utile après la tournure prise par le débat dans la sphère politique et médiatique de clarifier les concepts de transition démocratique, préciser la réalité des expériences étrangères citées comme exemples à méditer et aussi de démystifier la nature de la transition démocratique algérienne dont se prévalent les partis de la majorité présidentielle.

Clarification des concepts

La transition démocratique est un processus de dissolution d'un régime politique autoritaire qui débute par le démantèlement de son legs et la mise en place progressive de systèmes politiques fondés sur de nouveaux principes (multipartisme, élargissement des libertés et des droits humains et autonomie des pouvoirs sans concurrents occultes ou parallèles de fait) avec comme ultime objectif, l'alternance politique démocratique. L'avènement de la démocratie demeure en principe le «terminus ad quem».

Dans un ouvrage fondateur, Transition from Autoritarian Rule (1), deux des pères de la transitologie Guillermo O'Donnell et Philippe Schmitter ont ajouté l'élément de l'imprévu à la définition en la qualifiant comme étant «l'intervalle entre un régime politique autoritaire et quelque chose d'autre» (2).

En effet, le dénouement d'un processus de transition peut connaitre des destins divers : l'instauration d'une démocratie politique (transitions en Europe de l'Est et Amérique latine), ou d'un type différent de régime autoritaire encore plus sévère que le précédent (Egypte) voire à un chaos généralisé menaçant l'existence même de l'État (Lybie), ou enfin la mise en place d'un simple cadre institutionnel pluraliste procédural (plusieurs pays africains).

Une transition ne garantit nullement la démocratie comme apothéose. En raison de ses résultats imprévisibles, les transitologues admettent que l'incertitude (3) est intrinsèque à la transition des régimes autoritaires et ils distinguent désormais dans la transition démocratique deux moments qui débutent par une transition institutionnelle (pluralisme compétitif) suivie par une transition politique (alternance du pouvoir). C'est au cours de cette dernière étape que les résistances de l'ancien ordre sont plus fortes avec comme conséquence, le risque de gel du processus de démocratisation en le cantonnant dans un multipartisme stérile.

Ce blocage potentiel démontre la nécessité absolue de la consolidation des acquis et leur renforcement par d'autres droits et libertés. Vu l'importance de cette étape dans la réussite d'une transition démocratique, une autre discipline en science politique est née: la consolidologie.

Grèce : retrait des militaires dans le déshonneur

La transition démocratique grecque a été menée par des civils sans aucun apport des colonels qui étaient plutôt les responsables de l'interruption du processus électoral en 1967, les fossoyeurs du processus de démocratisation et les auteurs d'une dictature militaire de sept années avec le soutien discret de l'Agence de Langley. C'est un évènement externe qui a précipité la chute de la dictature des colonels : la crise chypriote et le risque d'un conflit armé avec la Turquie. En effet, le coup d'Etat militaire manqué par la junte contre le président chypriote l'archevêque Makarios en vue d'annexer l'ile à la Grèce, a fourni à la Turquie un excellent argument pour envahir Chypre le 20 juillet 1974 et en occuper un tiers, conduisant ainsi à la division de l'ile en deux sur des bases religieuses et ethniques.

Les colonels dictateurs, handicapés par leurs incompétences à faire face à cette crise avec en arrière-plan de graves problèmes socio-économiques (balances de commerce et de paiements lourdement déficitaires et une inflation et une dette publique de plus en plus pesantes), se sont retirés sans gloire ni honneur en cédant le pouvoir aux politiciens.

Un exilé de onze années à Paris, Konstantinos Karamanlis a été appelé en renfort comme Premier ministre.

Un processus de démocratisation a été lancé rapidement et qui s'est traduit par l'abolition de la monarchie par referendum et le démantèlement du legs autoritaire ainsi que la condamnation des anciens dictateurs à la prison à perpétuité.

Le rôle de Karamalis a été primordial dans la réussite de l'implantation d'un processus de démocratisation irréversible qui a fait rentrer définitivement le pays dans la démocratie lui ouvrant la porte de la Communauté européenne.

De «reforma sin ruptura» à «ruptura pactada» ou la vertu du compromis

La transition démocratique espagnole est un exemple d'une transition en douceur et évolutive grâce principalement aux rôles du Roi Juan Carlos, qui s'est engagé activement dans le processus d'ouverture démocratique et de son chef de gouvernement, Adolfo Suarez, un franquiste converti à la démocratie. Une réforme sans rupture «reforma sin ruptura» a été convenue entre les deux car des facteurs déstabilisateurs demeuraient menaçants à l'intérieur de l'appareil militaire ainsi que dans certaines couches de la société au sein de laquelle le franquisme y restait bien ancré. En ce sens, Suárez a poursuivi un programme de politique de consensus et d'inclusion en intégrant des personnalités converties aux principes démocratiques de différents horizons idéologiques et politiques y compris des franquistes.

Suarez a été la figure de proue de la démocratie espagnole et l'artisan du processus d'une transition par pacte qui a permis de réussir les principales réformes démocratiques. Le succès de la transition a été facilité par la conjugaison de plusieurs facteurs, un pacte qui a défini les responsabilités et les droits des acteurs politiques, la volonté des dirigeants politiques espagnols de faire des compromis, le courage politique de Suarez et le rôle de leadership du Roi renforcé par l'allégeance de l'armée.

La tentative du coup d'État du 23 février 1981 du général Milans del Bosch et la prise en otages des députés au sein même de leur parlement (Congres des députés) par le lieutenant-colonel Antonio Terejo ont été le dernier coup de baroud de certains secteurs de l'armée encore résistants aux changements démocratiques. Le refus du Roi de cautionner ce coup de force sonna le glas définitivement des nostalgiques franquistes. Cet évènement vient de confirmer que l'incertitude demeure un facteur à prendre en considération malgré que le processus ait été mené avec douceur et dans un esprit de compromis. La transition espagnole par pacte demeure une référence en matière de transition démocratique d'un régime fasciste et autoritaire des plus durs vers une monarchie constitutionnelle parlementaire démocratique.

Chili : une longue transition à étapes sous contrôle militaire

Les caractéristiques fondamentales de l'expérience chilienne sont sa longueur dans le temps et le rôle des militaires dans le déroulement du processus en tant que partie dominante. Quatre ans après le coup d?Etat sanglant et une dictature répressive et impitoyable, le général Pinochet a donné, lors du discours de Chacarillas, les directions pour le retour à une forme de démocratie» autoritaire, technocratique et protégée avec trois étapes qui garde les militaires au centre du processus et au cœur du pouvoir de décision. Tout d'abord, l'exercice exclusif du pouvoir par les militaires, puis la collaboration des civils et enfin le transfert de la gouvernance aux civils mais les militaires préservent le rôle de contrôle des institutions et de la Constitution.

La longue et pénible transition chilienne est passée par deux étapes «transition institutionnelle» qui a débuté quand l'opposition a accepté les règles de la junte en 1986 suivi d'une «transition politique». Un incident historique, l'arrestation le 16 octobre 1998 du général Pinochet à Londres, a fait accélérer le processus et ébranler les pinochétistes en leur faisant perdre la maitrise de l'agenda de la transition. Son absence de 504 jours a fait basculer le rapport de force qui a hâté le désengagement des forces armées et par conséquent, il a donné une impulsion qualitative du processus de consolidation de la démocratie. La mort de Pinochet, le 20 décembre 2006, était le dernier clou dans le cercueil de la dictature chilienne.

Portugal : du coup d'État à la révolution

Paradoxalement, la démocratisation portugaise était le fruit d'un coup d'Etat d'officiers contre ? une junte militaire, qui s'est muté en révolution militaire et populaire dans un climat de crise économique, de luttes sociales et de divisons au sein de la dictature. Dépassant les revendications corporatistes du début du soulèvement, les capitaines putschistes avaient créé le Mouvement des Forces armées (MFA) avec des objectifs politiques qui se résument dans les 3 D : Décolonisation, Développement et Démocratie. Les jeunes officiers soutenus par une société civile mobilisée ont conduit la «Révolution des œillets» sans effusion de sang mettant ainsi fin à près de cinq décennies de dictature (1926-1974). Les militaires ont été une force de changement, en contre-sens des ambitions et des intérêts de leur haute hiérarchie. Ils furent des acteurs de démocratisation de leur pays et de décolonisation des autres peuples. En effet, le colonialisme portugais s'effondra en l'espace de quelques semaines en 1975 et ses colonies africaines lusophones retrouvent leur souveraineté après l'avoir payé chèrement par leurs sacrifices durant les guerres d'indépendance (indépendances de : Mozambique 25 juin, Ile Cap Vert 5 juillet, Sao Tomé et Principe 12 juillet, Angola 11 novembre, etc.).

Les militaires : une solution?

Les différents exemples de transition, à l'exception du Chili, ont démontré que les transitions réussies n'ont pas été menées sous la houlette des militaires.

Au contraire, ce sont les civils (même si certains convertis tardivement à la démocratie) qui ont conduit ces processus réussis par la négociation, les compromis et la volonté de changement des acteurs.

Dans le cas particulier chilien, les militaires étaient partie prenante du processus de démocratisation, non pas comme des arbitres entre les différents acteurs politiques, mais en tant qu'acteurs principaux qui négociaient les garanties pour préserver les intérêts de leur caste. En outre, dans toute transition démocratique, des facteurs endogènes peuvent créer des moments historiques pour le changement comme la mobilisation de la société civile ou la prise de conscience collective de l'inéluctabilité du changement avec l'apparition de leaders convaincus. Parfois, des éléments exogènes viennent s'additionner pour soutenir, amplifier ce nouveau besoin de se reformer et donner une impulsion, une direction et un changement majeur dans le cours du processus.

La crise de Chypre a poussé la dictature grecque au départ ; la mort de Franco a facilité le succès de la transition politique espagnole ; l'arrestation de Pinochet à Londres a fait déverrouiller les dernières réticences pour assurer la consolidation de la transition politique ; et l'humiliante défaite des colonels argentins lors de la guerre des Malouines a ouvert la porte à la démocratisation du pays.

Le cas algérien : réalité du pouvoir

À la différence des exemples précédents, les décideurs militaires algériens ne constituent pas une junte au sens classique du terme aux commandes de l'État, mais c'est une force informelle qui assure néanmoins la réalité du pouvoir par le biais de gouvernements civils parrainés. Les militaires algériens ont toujours été au centre de la gouvernance du pays en étant les inspirateurs, les superviseurs et les décideurs dans les choix du destin du pays.

Depuis le recouvrement de la souveraineté nationale, ils se sont appuyés sur le parti unique FLN, appareil de propagande et de mobilisation populaire et sur une administration, alliée naturelle, un instrument d'exécution des choix politiques économiques ou sociaux arrêtés. Cette triade fut ébranlée par le mouvement populaire d'Octobre 88 qui a contraint les décideurs à l'ouverture d'une parenthèse démocratique sous le règne du duo Chadli/Hamrouche aussitôt refermée sentant un risque de remise en cause radicale du régime.

Les changements constitutionnels de février 89 ont réduit, sur le plan des principes, le rôle de l'armée à la défense de l'intégrité et de l'unité nationale et par conséquent son retrait de la scène politique.

A cet effet, elle retira ses représentants du comité central du FLN. Mais cela ne l'empêche pas de rester la colonne vertébrale du système politique algérien et de continuer à exercer toute son influence.

Elle interviendra à deux reprises durant le processus de démocratisation du régime : Les événements et les enjeux politiques de juin 91 l'ont contraint de revenir ouvertement sur la scène en chargeant les grévistes islamistes qui exigeaient les révisions du code électoral et du découpage des circonscriptions connectés par le gouvernement Hamrouche en plus de l'organisation d'élections présidentielles anticipées.

En volant au secours du président, l'armée prend ainsi sa revanche sur le cercle présidentiel qui a voulu banaliser son rôle dans le processus des réformes conduit sous le gouvernement Hamrouche. Surtout que cette armée était sortie écorchée et discréditée par les évènements d'octobre avec ses centaines de morts. De ce fait, l'armée démontra qu'elle demeure la seule force déterminante et décisive sur la scène politique car la réalité du pouvoir ne lui a jamais échappé.

La victoire écrasante des islamistes du FIS, au premier tour des élections législatives du 26 décembre 91, déjoua totalement ses prévisions et la poussa à intervenir car le processus était sur le point d'échapper à son contrôle et elle risquait d'en être la première victime. En tant que «garante des institutions républicaines», l'armée «suggère» au président à démissionner le 11 janvier 1992, donnant un coup d'arrêt brutal et sanglant au processus de la transition réformiste.

Cette fois encore, la haute hiérarchie militaire a démontré qu'elle était incontournable et qu'elle restait maîtresse dans la définition des règles du jeu politique et des grands choix stratégiques.

En ce sens, après que l'agenda de la transition post-octobre 1988 fut géré par le président Chadli et l'équipe gouvernementale de Hamrouche, les militaires ont repris en main le processus et ont imposé directement leurs orientations avec trois objectifs.

En premier, combler le vide institutionnel et constitutionnel créé par la démission du président et l'arrêt du processus électoral; ensuite, conférer une certaine légitimité aux institutions inconstitutionnelles, créer le Haut Conseil d'État et le Conseil consultatif national dans le but de donner une apparence de gouvernance civile du pays; et enfin assurer un contrôle strict sur le processus de «libéralisation» avec notamment l'interdiction du parti islamiste vainqueur et la création d'un parti siamois de l'ex-parti unique qui devrait jouer le rôle de parti du système, ce rôle que le FLN a cessé d'accomplir sous la direction de Mehri qui n'adhérait plus à la démarche et aux solutions préconisées pour la sortie de la crise politique, sécuritaire et institutionnelle de l'époque. Sur le plan sécuritaire l'option éradicatrice s'est imposée comme solution salutaire.

En parrainant l'élection de Bouteflika, la hiérarchie militaire a voulu remettre la gestion de l'État à un civil en la personne d'un vieux cacique du régime.

En fin connaisseur du système politique algérien et de la nature humaine, le président a commencé à s'affranchir progressivement de la tutelle des militaires, et cela en manipulant les dispositions constitutionnelles pour asseoir un hyper- présidentialisme sans aucun contrepoint. La relance de la démocratisation du régime, en vue de la consolidation des libertés individuelles et collectives, n'a jamais été une priorité présidentielle. L'opulence financière de ces dernières années lui a permis d'asseoir son autorité et élargir son cercle de clients.

D'autre part, le libéralisme sans vision a donné naissance à une oligarchie politico-économique rentière qui commence à peser lourdement sur les institutions étatiques. Ce clientélisme politique a incité à la corruption économique de pans entiers de l'État gangrénant ainsi l'autorité publique et accentuant la State capture des institutions étatiques par la puissance de l'argent souvent mal acquis ou provenant de réseaux criminels et mafieux.

Dans ce contexte de fluidité politique et de blocage multisectoriel, l'absence opérationnelle du président ne cesse d'aiguiser l'appétit vorace des différents clans, d'accélérer la déliquescence de l'État et d'amplifier l'incertitude sur la gouvernance du pays et ses perspectives.

L'État algérien fait face actuellement à deux impératifs complémentaires à savoir d'une part, le désengagement des militaires du champ politique sur le plan formel et informel et de l'autre, l'avènement d'une république démocratique par un processus de dissolution d'un régime épuisé et défaillant qui a atteint ses limites.

Malgré ses multiples professions de foi de neutralité et d'institution républicaine non concernée par la politique, il n'en demeure pas moins que l'influence de l'armée est toujours réelle et pesante. Par conséquent, l'armée algérienne doit entamer sa propre transition vers une institution étatique relevant du gouvernement civil à l'instar de toutes les autres institutions. Cette transition militaire serait un autre jalon important dans la politique de modernisation de l'armée algérienne et aussi un stimulateur et un booster de la transition du système politique algérien vers la démocratie. En effet, le désengagement effectif et sincère des militaires est une condition sine qua non, car «de toute évidence, il ne peut y avoir de transition vers, et encore moins de consolidation de la démocratie (?) sans que l'armée et les appareils sécuritaires ne soient placés sous une forme de contrôle démocratique (4)».

*Enarque -Politologue, Ottawa, Canada

Références:

1: O'Donnell, Guillermo; Schmitter, Philippe C; Whitehead, Laurence (s/d): «Transitions from authoritarian rule: Prospects for democracy» Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986.

2: O'Donnell Guillermo and Philippe Schmitter «Tentative Conclusions about Uncertain Democracies» In O'Donnell et al., eds., Transitions from Authoritarian Rule, Part 4, pp. 1-78, 1986:

3: la majorité des auteurs s'accordent sur le caractère intrinsèque de la démocratie: l'incertitude comme Hirschman, D. Collier, Przeworski, etc.

4: Luckham R., «Dilemmas of Military Disengagement and Democratization in Africa», IDS Bulletin, 26 (2), Avr 1995, p. 56. «Clearly there can be no transition to, still less consolidation of, democracy (?), unless military and security establishments are brought under some kind of democratic control».