
Abou Bakr El Baghdadi. An II de l'Islam fantasmé. Abou Bakr
pour faire remonter le temps à l'an un de l'Islam, par-dessus la fitna, les
assassinats des califes et la naissance de l'empire sur le dos de l'utopie
médinoise et donc la chute dans le Temps. El Baghdadi pour convoquer le
fantasme de la gloire antique, à l'époque où le monde parlait arabe, fier de sa
colonisation positive, et où Washington était située sur l'Euphrate et la
conquête de l'espace dans le pli d'un poème de Khayyam. Bien choisi comme
prénom pour provoquer les imaginaires djihadistes et soulever les nostalgies
après les échecs des décolonisations. Pourquoi parler de cet émir ? Parce qu'il
a un autre métier que celui de tuer, lapider, couper, décider et
s'autoproclamer : cartographier. Le métier de djihadiste est précédé par une
étrange passion : tracer le monde comme un palimpseste. Redéfinir les
frontières et revenir vers ce moment exact et persistant où la « Carte » était
tracée par l'Islam. Daech, précédé par le GSPC, El Qaïda et d'autres sigles ont
cette curieuse tendance à revenir vers le monde ancien fantasmé et donc vers
ses cartographies antérieures : l'Espagne est l'Andalousie, l'Occident est Rome
et Byzance, l'Iran est la Perse manichéenne ou zoroastrienne, l'Egypte et le
pays des « Amsar », à l'ouest Bilad El Maghreb puis Khorasan, Bilad El Arab, El
Habacha (Ethiopie majeure), Echam (Syrie) et ainsi de suite. Un désert rêve, la
terre prend ses prénoms. En gros la carte d'Allah contre la carte de
Sykes-Picot.
Aujourd'hui donc, El Baghdadi, ce produit dérivé de la
jonction ratée entre Saladanisme et Saddamisme, a proclamé la wilaya de Sinaï
et annonce l'avènement des wilayas du Maghreb et l'allégeance des cellules du
Maghreb à son Etat. La carte s'étend, dévore et se déplie. Etrange géographie
de la résurrection. Remontant le temps : la cartographie du djihadiste n'est
pas conquête des « Terra incognita », mais une annulation des terres conquises.
Un basculement : le cartographe ne découvre pas de nouvelles terres mais en
ressuscite des anciennes presque mortes. Il ne donne pas des noms mais les
retrouvent. Il ne dessine pas mais suit une trace presque effacée. Sa carte est
un moment, sa géographie est l'histoire, surtout, essentiellement. Fascinante
perspective : au fond, il s'agit de l'immense bataille entre deux cartes :
celles des colonisation / décolonisation et celle de l'âge d'Or » et des
Foutouhates musulmanes. Qu'y a-t-il derrière le monde quand finissent les pays
du Caucase et de la Chine à l'est, et l'Océan ténébreux à l'ouest ? Des
Japonais que l'on peut prendre en otage, des tentations nues, le monde sans
niche de lumières divines. Le djihadiste n'a pas de vision pour ce qui déborde
des cartographies des 11ème et 12ème siècles. Sa terre est plate pendant que la
terre est ronde. Pour le moment il ne s'en préoccupe pas : son but est d'abord
de retrouver le trésor et pour cela il trace la carte qui l'avait déjà mené au
centre du monde il y a des siècles. Mais la terre est ronde ? Oui, pas pour
lui. L'urgence pour le moment est d'arrêter la chute, donc d'arrêter le temps,
donc de dessiner l'histoire sous la forme des géographies anciennes. Le
pourra-il ? Non, mais il vous tuera pour le réussir. Il y a quelque chose de fascinant
et de terrible dans cette morbide fixation. Une version fantastique de « l'île
au Trésor » de Stevenson : on tue pour tracer une carte en fonction d'un trésor
que l'on croit avoir déjà possédé et trouvé ! A suivre car El Baghdadi dessine
encore son monde.