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Autisme politique et contestation sociale: Même en Algérie, l'émeute n'est pas «banale»

par M. Saâdoune

Absence de logement, chômage, cherté de la vie, environnement dégradé? Au pays où la jeunesse s'ennuie, les motifs de colère et de protestation ne manquent pas. Et les émeutes ne manquent pas. Elles sont tellement courantes qu'il arrive aux journaux de les expédier en deux lignes dans la rubrique des brèves? La presse internationale notamment anglo-saxonne a accordé un intérêt aux émeutes sociales de Tunisie qui sont effectivement sans précédent et relativisent les succès économiques du régime. Cette même presse internationale a cessé d'accorder de l'intérêt aux jacqueries «routinières» qui secouent régulièrement l'Algérie. Les choses sont parfaitement rodées : des jeunes ? et parfois des moins jeunes ? bloquent des routes, brûlent quelques pneus, les forces de l'ordre interviennent pour les déloger et les disperser. Ceux qui sont arrêtés sont traduits en justice qui punit «pour l'exemple». Les partis politiques, hormis quelques rares exceptions et encore confinées dans la marge du «communiqué», ne se prononcent guère sur le sujet. En théorie, les partis du gouvernement devraient se sentir directement concernés par une contestation qui devrait, dans une situation «normale», être mise à leur débit.

Le réel finit par s'imposer

Dans les faits, la vie politique étant mise en situation de gel durable, les évènements se réduisent à un face-à-face entre jeunes de quartiers et jeunes policiers. Cette «dépolitisation» forcée de la scène nationale ? qui peut croire que les péripéties du FLN relèvent de la «politique» ? ? banalise l'émeute comme moyen d'expression habituel. Elle nourrit aussi cette forme d'autisme du pouvoir qui a tendance à ne voir que ce qu'il veut bien. Ceux qui s'ébahissent devant la manœuvre «vicieuse» de Belkhadem qui en désignant Bouteflika comme son candidat pour 2014 force ses contradicteurs à s'empresser de faire dans l'allégeance devraient pourtant ouvrir les yeux. S'il s'agit de suivre la météo d'un système qui a perdu le sens des urgences du fait de l'accroissement des ressources financières, on peut se contenter des petites guéguerres du FLN. Certains peuvent même penser que cela relève du pur réalisme? Encore faut-il rappeler qu'il y a deux semaines, il était irréaliste d'imaginer une contestation aussi forte d'un régime tunisien, particulièrement performant dans le quadrillage de la société. Aussi contraint soit-il, le réel finit toujours par s'imposer. Tout comme la loi des dynamiques. Un système qui fait de l'immobilité un principe de fonctionnement ne risque pas nécessairement d'être submergé, mais il finit par rendre inopérants tous ses instruments de pilotage. La bonne gestion consiste à installer une logique dynamique et à anticiper les évènements. Elle n'est pas possible sans vie politique sérieuse, sans libre débat et sans une capacité de contrôle et donc de correction venant de la société.

Etat d'émeute structurel

Si l'on ne s'intéresse pas vraiment aux péripéties, même pas comiques, du FLN et si l'on va au marché, si l'on prend le bus et si l'on parle aux gens, bref si l'on n'est pas dans l'off-shore, on peut aisément ressentir ces dernières semaines une exaspération plus prononcée chez les citoyens. Ceux qui coupent les cheveux en quatre pour savoir qui est le «gagnant» et le «perdant» de la succession de scandales de corruption sont toujours dans une optique d'appareils. Dans les faits, il suffit d'écouter les gens pour saisir que ces scandales sont imputés à l'ensemble du régime. Les citoyens, interdits d'une vie politique qui aurait incité à saisir les nuances, ont un jugement global et définitif sur le système représenté comme un ensemble. Ils ont la conviction que les affaires ne sont que la partie immergée de l'iceberg. C'est à partir d'un tel jugement qu'ils évaluent leurs privations. Le bannissement de la politique, les entraves aux libertés syndicales apportent une fausse tranquillité. Il ne faut jamais cesser de le répéter : même en Algérie, une émeute n'est jamais banale. Ceux qui y ont recours ne se livrent pas à une scénarisation ludique de leurs problèmes, ils savent que cela comporte des risques et que la justice a tendance à avoir la main lourde. Cela a été encore le cas il y a quelques semaines à Boudouaou où des jeunes émeutiers ont écopé entre douze et dix-huit mois de prison. Une peine qui a suscité à nouveau des émeutes de protestation? Bien entendu, les émeutes ne menacent jamais un régime, mais elles sont un signal clinique que sa capacité à persuader les citoyens à faire preuve de patience est nulle. Ceux qui sont dans les bidonvilles ont dépassé le stade de l'attente, ils sont en état d'émeute structurel. Encore faut-il être capable de le voir et de l'entendre autrement qu'à travers des prismes sécuritaires. Quand les médiations entre l'Etat et la société sont à sens unique, elles perdent toute consistance. Elles sont socialement inutiles même si elles servent des clientèles. Elles ne sont pas aptes à envoyer un message évident : même en Algérie, l'émeute n'est pas un phénomène banal. Et encore moins à se dire que l'autisme fait le lit du populisme radical religieux.