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L'Algérie a disparu pendant une semaine

par Kamel Daoud

Vous l'avez tous vécu : le pays a cessé d'exister pendant une semaine. Pendant une semaine entière, il n'y avait plus de villes, à peine des villages et presque pas d'Etat. Tout avait été plié en bagages quand tout le monde est rentré chez lui pour embrasser les siens. C'est dire que le pays se compose de si peu : un vendeur de carottes rentre chez lui, un administrateur décroche deux jours fériés, un fast-food ferme, une boulangerie libère ses employés et voilà que l'œuvre entière de milliers de martyrs, de millions d'ancêtres et de milliards de dinars se retrouve portée disparue.

 Pendant une semaine, et pas pendant les deux jours officiellement fériés de l'Aïd, il n'y avait pas à manger dans ce pays, sauf ce que chacun a stocké. Il y a avait presque pénurie de carburant, de pain, de gaz, d'eau minérale, de fruits et légumes, de formulaires. De tout. Il n'y avait plus que le drapeau, debout, seul, dans un arrêt de bus. D'ailleurs, un pays, ce n'est pas un drapeau, un hymne, une chanson et un pouvoir. C'est aussi (ô beau poème de Mahmoud Darwich : le mort numéro 97, je crois), c'est aussi le quartier, sa propre mère, la pomme de terre et le bus qui va à la ville.

Donc, l'Algérie a disparu pendant une semaine et cela a prouvé que la distance creusée par l'indépendance et la guerre de libération, entre nous et la dispersion, est encore minime, malgré les ans. Dans peu de temps, on fêtera le 50e anniversaire de l'indépendance, mais cette indépendance est encore plus fragile qu'au premier jour : à l'armée des frontières encore présente, la zone autonome d'Alger encore en convoitise, Bentobal qui vient de mourir, le clan d'Oujda selon le clan d'ailleurs, l'analphabétisme en recrudescence et les émeutes ou les attentats, il faut ajouter la sous-alimentation par sous-distribution, la débandade économique et le retour du socialisme mental.

 Pendant une semaine, le pays a donc ressemblé à l'Irak après la chute de Bagdad, avec les Américains en moins. La veille de l'Aïd, à 17 heures, les ministres sont rentrés chez eux, leurs cadres, les sous-cadres, les boulangers, les gardes du corps, les chauffeurs de bus, les policiers, etc. Tout le monde, sauf le pays qui n'avait pas encore de pays à lui sauf sur papier et selon les accords d'Evian.

 C'est ce qui explique que l'Etat a cessé d'exister, lui qui est chargé d'assurer la régulation de la nation. C'est ce qui prouve que l'Etat algérien, marié de force au Pouvoir, époux illégitime du régime depuis l'éviction de Ferhat Abbas, tient à si peu ou à presque rien. Ce pays est encore plus colonisable qu'autrefois, et sa stratégie de défense et de lutte contre l'érosion des siècles tient à trois jours de stock en farine et en Sirghaz.

 Comment font d'autres pays pour se rappeler aux mémoires de l'éternité ? Ils construisent de grandes murailles de Chine eux-mêmes et sans importer des Chinois, publient des livres majeurs, donnent des éternités de marbre aux meilleurs de leurs enfants et se penchent sur la roue pour l'affiner. Un pays se perpétue par sa culture ou ses faits. Quand il n'est plus que suite de repas, une simple rupture dans les approvisionnements peut l'effacer de la géographie et faire livrer sa terre à de brèves pierres tombales.

 De vendredi dernier au samedi d'aujourd'hui, le pays a cessé d'exister et c'est une énorme révélation : cela prouve que mis à part la livraison du pétrole et Sonatrach, tout le reste n'est qu'artifice d'une méga-cantine ornée de portraits de martyrs. Deux ou trois jours fériés ont prouvé qu'ils sont plus forts que 48 années d'indépendance mal cousue.