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Nouvelles et douteuses révélations et vieille raison d'Etat: Ecrans de fumée autour de l'affaire Ben Barka

par M. S.

Maître Maurice Buttin, le vieil avocat de la famille de Mehdi Ben Barka, opposant marocain enlevé à Paris en 1965, est un homme persévérant. Quand une nouvelle version, fondée sur l'apparition subite d'un rapport de gendarmerie faisant état de l'incinération du corps de Ben Barka dans le département de l'Essonne, en France, il prend acte. Il annonce qu'il entend actionner la procédure judiciaire pour y avoir accès, mais il refuse que cela fasse diversion à la raison d'Etat qui a encore agi pour bloquer l'émission de mandats d'arrêt contre quatre responsables marocains, dont le chef de la gendarmerie royale, par Interpol. Le «nouvel élément», accueilli avec circonspection par l'avocat, est venu d'un ancien commando, George Fleury, qui affirme avoir reçu dans les années 80, un rapport contenant des procès-verbaux d'une enquête de gendarmerie menée en 1966. Ces P-V font état d'une éventuelle incinération du corps de Mehdi Ben Barka par un habitant de Fontenay-le-Vicomte (Essonne), puis de l'immersion des cendres dans un étang, en échange de cinq millions de francs. Les gendarmes auraient découvert sur les lieux un morceau de tissu et une pièce de cuir, quant à la personne incriminée elle a nié. Ce nouvel élément n'apporte pas du nouveau au fond de l'affaire, mais l'avocat de la famille compte ne pas le laisser passer pour engager une action pour relancer l'instruction.

 

«C'est Rabat qui détient la vérité»



Me Buttin est convaincu que le corps de Ben Barka «a été rapatrié au Maroc, c'est Rabat qui détient la vérité». Il a rappelé que des thèses sont régulièrement avancées ces dernières années... «Il y a un an, on a dit que le corps avait été dissous dans l'acide, il y a deux ans, il était coulé dans du béton...». Le fils de l'opposant marocain, Bechir Ben Barka, a lui aussi jugé «étonnantes ces révélations tardives... Nous attendons à ce que ce rapport de gendarmerie dont personne n'avait entendu parler soit versé au dossier». «Ce que je vais demander c'est de récupérer le dossier, de demander à voir s'il y a un dossier de la gendarmerie», a déclaré Me Buttin à l'agence Reuters. Un tel dossier existe-t-il vraiment ? Si c'est le cas, estime l'avocat, il serait «scandaleux» qu'il n'ait pas été transmis à la justice. L'avocat reste prudent face à ce qui lui semble être une «thèse de plus» à la crédibilité douteuse. «Ca ne me semble pas crédible, c'est une thèse de plus. Mais dans un dossier de 95 pages, on peut trouver des éléments intéressants, des personnes qui auraient pu savoir et participer. Il y a une chance sur cent mais il faut la tenter». Cette «révélation» est-elle destinée à faire diversion face à l'exercice «franc» de la raison d'Etat qui a conduit le parquet de Paris à suspendre la diffusion par Interpol de quatre mandats d'arrêt visant des responsables marocains dont l'actuel chef de la Gendarmerie royale, le général Housni Benslimane, et l'ancien patron de la Direction générale des études et de la documentation (DGED, renseignements militaires), le général Abdelhak Kadiri ?

 

Quand le juge d'instruction dénonce «l'hypocrisie»

 

L'avocat de la famille Ben Barka considère que le vrai problème réside dans cette suspension des mandats d'arrêt. «La famille Ben Barka mérite de pouvoir faire son deuil. La raison d'Etat ne doit pas être utilisée 44 ans après». En tout cas, le juge d'instruction français en charge de l'affaire, Patrick Ramaël, n'a pas mâché ses mots au sujet des «précisions» techniques exigées par Interpol qui auraient motivé la suspension des mandats d'arrêt. Le juge a estimé «inutile et hypocrite» de compléter les mandats d'arrêt internationaux lancés contre les responsables marocains. «Interpol revendique le blocage des diffusions sollicitées selon des ?procédures internes confidentielles' qui tiennent compte des intérêts politiques et diplomatiques», a indiqué le juge Patrick Ramaël dans une lettre adressée au parquet. En conséquence, écrit-il, «j'estime inutile et hypocrite de ?fournir de plus amples éléments afin de permettre d'apprécier s'il s'agit d'une affaire mettant en cause des responsabilités étatiques'.»

 Le juge n'omet pas de relever dans sa lettre au parquet qu'il ne comprend pas «pourquoi pendant pratiquement deux ans, vous n'avez pas transmis ces mandats d'arrêt». Rappelons que le juge Ramaël avait lancé les mandats en octobre 2007 alors que le président français Nicolas Sarkozy se trouvait au Maroc. L'essentiel est bien dans la «raison d'Etat» qui continue à planer dans une affaire où les services marocains et français et la pègre parisienne sont directement impliqués. La colère du juge d'instruction français qui n'hésite pas à dire son fait au parquet de Paris - qui dépend de l'exécutif - en dit assez long sur la réalité de cette raison d'Etat.