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Le poids de la responsabilité

par El Yazid Dib

« La première démarche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. » Jean-Paul Sartre

En fait, tout ce que nous subissons comme bonheur ou malheur provient d'une détermination à un niveau quelconque d'une responsabilité. Si nous ne sentons pas heureux dans nos transports en commun, si nous roulons avec peine dans les crevasses de nos routes c'est qu'il a quelque part quelqu'un qui n'a pas convenablement fait son travail. Voyez-vous, c'est difficile à cerner mais pas impossible. La responsabilité est un acte de conscience. Elle ne se limite pas juste à sauver sa tête ou s'en détacher pour la faire porter sur quelqu'un d'autre. Malheureusement, elle ne s'exerce que par ce mode. Quand un wali ou un ministre, n'assumant pas la sienne et l'incombe à l'un de ses subalternes, ce n'est plus de l'irresponsabilité mais du cynisme.

On est responsable du manque d'idées et des moyens de substitution lorsque sans l'avoir prédit ni voulu l'on tombe dans l'impasse. L'on devient irresponsable des que l'hésitation, l'imprécision et l'indécision vous prennent à la gorge. L'on ne sait quoi faire, l'on papote et l'on se résigne au sort de ses conjonctures. Juste pour ne pas avoir à temps et suffisamment anticipé sur un cas, l'on ne peut éviter d'endosser tel que le ferait un capitaine de navire en voie de naufrage, le commandement du gouvernail.

L'illisibilité du trajet n'est pas la faute d'une force majeure ou d'une force contraire contraignante. Si le logement se distribue et le gourbi tend à disparaître, c'est grâce à un engouement autoritaire pour une responsabilité dictée. Si l'eau coule aléatoirement dans nos robinets, les décharges ménagères se lèvent, l'électricité est disponible c'est déjà une prouesse. L'on s'estime très heureux. Par contre si tous nos espoirs de voir du bonheur envahir nos rues et nos foyers, attiédir le feu dans nos marchés et permettre à nos couffins de se remplir, de garnir davantage nos revenus mensuels et engraisser un peu notre pouvoir d'achat ; se sera une vraie prise de responsabilité pour ceux qui sont officiellement en charge de la faire pour nous. Si l'école est devenue une cible à abattre, c'est à cause de ceux qui refusent de semer l'universalisme en tentant de la garder otage d'un obscurantisme. Mais si L'argent public est à l'arrêt, l'impôt ne se recouvre pas, le touriste étranger ne se voit pas, le virus tue la santé, le commerce une opération de vente recherchée, la culture une facture, la communication une onde radiophonique ; c'est probablement une affaire d'ordre et d'aptitude.

Quelle responsabilité encourt un maire lorsqu'une vache ne trouve rien à brouter dans un douar juché sur les hauteurs d'un mont qui n'a pas été humidifié par la bénédiction d'une météo avantageuse ? Quelle responsabilité pèse sur ce maire quand toutes les routes de sa ville sont éventrées ? Et quelle responsabilité, en fait, encourt un député ou un sénateur quant des lapsus ou du tintamarre s'entremêlent dans son intervention ou lors du vote d'une loi que les praticiens jugeraient scélérate, inique et injuste ? A qui incombe la responsabilité des morts et des blessés sur les tronçons routiers en éternelle réhabilitation ? En finalité aucun individu n'en est déclaré coupable. Nous cauchemardons ensemble et à l'unisson aidés pour cela par les médias locaux ou d'outre mer, qui n'ont de cesse de montrer à chaque occasion les décombres de nos rêves et l'encombrement de nos attentes. Tous ces avatars et autres ne seraient donc que le produit de nos fantaisies et le summum de nos illusions. Mais en réalité, rien ne se décide sans qu'il y ait derrière un acteur. La responsabilité personnelle est rarement établie et le cas échéant elle est suppléée par l'institution ou le secteur. Le « eux » et le « ils » engloutissent à jamais l'aveu du « je ». on n'entendra jamais un ministre, un wali ou un maire dire « oui, j'assume cet échec ». Rien.

L'exercice du pouvoir provoque indéniablement, dans sa définition plusieurs concepts. Les uns ne peuvent concevoir l'autorité sans qu'il y est son corollaire de responsabilité, les autres voient en la responsabilité un pouvoir qui accentue davantage l'autorité. Dans la théorie générale de l'exercice du pouvoir en tant que force et capacité d'action positive ou négative, rien n'est absolu et tout n'est donc que relatif. C'est cette autorité qui n'est nullement assortie de la responsabilité que tout « le monde » cherche et recherche comme prophétisait Nietzsche en disant « ils veulent tous le pouvoir, tous rêvent d'approcher le trône, même dans la vase ». Ainsi, le pouvoir ne se confine pas dans un vocabulaire hautement sphérique ni soit l'apanage d'appareil institutionnels de la haute hiérarchie. Il est un rêve éternel de l'homme qui se croit éternel. Feu Boumediene voulait que la responsabilité soit une charge et non un titre honorifique. Feu Ferhat Abbas avertissait « qu'en régime présidentiel, quelles que soient les bonnes intentions du président, le danger d'un pouvoir personnel reste présent ». Les deux hommes ont été l'un et l'autre des hommes de pouvoir, ont eu le pouvoir et bien d'autres par le pouvoir les ont séparés.

S'évertuer à se creuser les méninges pour établir un semblant de « cahier des charges » ou un « truc d'éthique » pour tout « responsable » deviendrait un comportement tellement important qu'il risque de dépasser de loin l'objectif qu'il s'assigne. Autrement dit, le pouvoir limite le pouvoir, selon la graduation de l'échelle des valeurs, des grades, des institutions, des corps et des situations. La loi semble stipuler que toute personne est présumée responsable civilement ou pénalement du fait de ses activités, celles d'autrui ou des choses sur lesquelles elle exerce ou a un pouvoir d'animation ou de contrôle. La responsabilité doit être, dans sa dimension de faire peur et encore crainte ; comme un récit fantastique et non fantasmatique à l'égard de tout prétendant «au trône». Malgré ce désir ardent vis-à-vis de la convoitise des « postes », les éventuels candidats et postulants se bousculent pour toute offre de haute fonction. Etre député est plus déresponsabilisant que la charge dévolue à un ministre. Loin de l'acte de gestion, de la prise de décision, la levée de main est un simple geste qui ne coûte rien et n'embarrasse pas plus que l'effort de le faire. Un mandat, parfois deux et plus rien. L'on se fond dans la masse et l'on se goure dans l'amnésie si comme rien ne fut. Dans les partis, la responsabilité se rattache aux mots.

L'action politique est une autre affaire de nombre et de gabarit. Un grand parti, ou un vieux ne devait sa consistance qu'aux hommes qui le composent. Voilà que personne n'est à l'appel. Tous les partis somnolent.

Peut importe en finalité de savoir justement qui exerce pratiquement le pouvoir. Des mythes et des réalités ont sillonné les éléments de réponse à cette interrogation. Des insinuations et probabilités ont été par ailleurs avancées à propos des anciens et des nouveaux, de l'armée et des civils, des Kabyles et des autres. A une question tendant à assimiler le pouvoir à l'armée, le général Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense rétorquait : « les militaires n'exerçaient pas le pouvoir si ce n'est à travers quelques uns choisis pour certaines fonctions». Comme lors des élections générales de 1991, un cadre de l'Etat et du FLN plusieurs fois ministre disait alors à un jeune, brillant et fervent militant du même parti, désirant se porter candidat aux dites législatives ; que son « jeune âge » constitue un handicap à l'exercice du pouvoir et à la prise de responsabilité. Ce jeune ne trouvait rien à dire que « Monsieur le ministre, quel âge aviez-vous lorsque vous avez pris les armes dans le cadre de la révolution ?    Quel âge portait en 1954 Benboulaid ou Amirouche ou tant d'autres, Monsieur le ministre ? Mutisme et hilarité.

La responsabilité est un engagement moral, l'exercice du pouvoir devait se confiner dans un contrat aussi moral et dont les dispositions ne sont que conscience, confiance et aisance spirituelle. La loi à elle seule ne suffit pas à contrecarrer les déviations ou les dépassements de prérogatives. Fut-elle préventive et punitive. De la privation de liberté l'on se libère. De l'amende l'on s'acquitte. Mais du remord, du chagrin et de l'admonestation intérieure, l'on s'enferme davantage. Les chroniques d'un temps passé ont narré que l'épée et les édits ont tracé dans le sang et dans les cachots les contours du pouvoir. Les rois faisaient et font croire à la plèbe qu'ils étaient et sont toujours les dépositaires terrestres du pouvoir divin. Les présidents ; ceux de la volonté des masses. Les dirigeants et leaders, le comble du savoir et de la compétence. Les stratèges et vainqueurs de célèbres batailles. Il n'y a pas de pouvoir que celui de faire du bien ou du mal.

Et dans toutes ces facettes de responsabilités, le citoyen reste le plus grand responsable. Il l'est en tout domaine. De sa propre situation, à celle de ses enfants, son quartier, son idéologie, son silence, sa complicité, sa complaisance, son insouciance ou son je m'en-foutisme.

C'est à ce citoyen, pétri parfois dans la foule, dans l'élite, dans l'intelligentsia ou dans l'informel, l'interdit, l'incivisme ; qu'il appartient en premier lieu de concevoir un monde où chacun est responsable de ses actes ou de ses abstentions.

L'autre responsable est aussi cette mentalité du « moi », cette culture de « soi » ou cette conviction partagée « après moi le déluge » que nous avons développée en commun tendant à ne voir l'intérêt que dans son p'tit coin personnel. C'est dire en somme, qu'il n'y a pas de «collectivité» dans la responsabilité. Elle ne peut être donc qu'individuelle et non collective.

Car toujours, en tous les cas de situation de faire ou ne pas faire; y a une décision finale à prendre. Et c'est que s'installe la responsabilité. Dans le verbe du chef de l'instant. Que dire, par exemple anodin, de l'état de la clôture délabrée au fronton principal de la grande poste d'Alger qui dure depuis 2019 et qui a vu défiler 3 ministres de l'intérieur, 3 walis et 2 maires ? Alors que l'on s'empresse, à un goût minable à colorier la blancheur de voûtes et des arcades de la belle façade maritime algéroise.

Qui est responsable lorsqu'il ne pleut pas ou quand la neige n'arrive pas? Là, c'est clair. Et qui est responsable en revanche quand l'eau pluviale coule à flot pour aller tranquillement, sans le moindre souci de lui barrer la route, se perdre en bord de mer et étrangler à vomir regards et caniveaux ? Quand un wali ordonne de goudronner le réseau routier d'une cité urbaine à Sétif en toute fanfare, puis fermer les yeux sur l'immense retard pour ce faire ; c'est tout simplement de l'inaction ou carrément une épuisement, voire un stress de décision.

Si à Oran, la construction d'un mur fait des vagues et des houles et se substitue à l'embellissement des rivages, ou si l'on peaufine ostensiblement le village olympique pour les jeux méditerranéens en délaissant ses environs et laissant la mauvaise herbe trôner sur le grand boulevard dit olympique ; c'est qu'un acte d'autorité quelque part était pris et un autre est en manque d'être pris et que la responsabilité ne se fige pas uniquement dans le nom du signataire.

Aussi est-il utile de transcender l'approche et dire que la responsabilité se dilue dès qu'elle est employée, insidieusement dans des formules inadaptées pour son cas, telles que, « société civile », « opinion publique », « mouvement associatif »....