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Leila Ferhat : l'indicible douceur

par Mohamed Abbou

L'article de Mohammed Bensalah1 à la mémoire de Leila Ferhat a réveillé en moi l'émotion qui m'a toujours étreint devant les créations de la grande artiste. Elle nous a, à chaque occasion, offert une version flamboyante et libérée de l'art augmenté du féminin.

Mais je ne partage pas l'attente de mon ami que «la lumière de ses toiles pénètre les volets clos des ministères et des multiples pôles de culture».

L'art gagnerait beaucoup plus à pénétrer nos écoles.

Les volets clos des ministères et des pôles de la culture étalage ne sont que les conséquences logiques de l'évacuation préméditée de l'Art de notre projet éducatif.

Au delà du plaisir esthétique qu'il procure l'Art dans sa définition générique est un admirable et irremplaçable moyen de comprendre le monde.

Mais pour arriver à ce mode accompli d'appréhender son propre être, son rapport à l'autre et à l'environnement, combien d'efforts faut-il ?

La contemplation esthétique est un apprentissage; c'est une dimension essentielle de l'éducation. L'émotion ne peut gagner qu'un esprit curieux, attentif et préparé. Une toile ne découvre ses beautés qu'à un esprit attentionné et qui cultive ses élans passionnels. Qui ne sait rien, n'apprécie rien. Il faut une longue éducation du regard comme de l'oreille pour la musique et de l'esprit pour la lecture. Il est vrai qu'un néophyte est à même de goûter les apparences des compositions picturales mais seuls les initiés peuvent en savourer les beautés les plus subtiles. C'est pourquoi l'initiation à l'art ne doit pas être laissée au hasard des moyens ou des rencontres. Elle doit être un devoir de la collectivité envers ses enfants comme celui d'apprendre à tous à lire et à compter.

Il est vrai que tout n'est pas «démocratisable « mais l'accès à l'absolu ne doit pas être un privilège.

Or une société qui refuse d'enseigner la curiosité, l'esthétique et la critique est une société qui tourne le dos à l'intelligence. C'est une société condamnée à demander à son seul passé, souvent apprêté, le mobile d'exister.

Elle se complaît dans sa misère intellectuelle et arrive même à jouir de la désolation de son présent.

Petit à petit elle s'installe dans une suffisance exempte de doutes et de désirs au point de voir dans le sourire un signe de subversion. Se contentant d'un amas de fables, elle accepte docilement le joug rédempteur d'une gouvernance paternaliste.

Elle apprend doucement à mépriser les manifestations de son propre génie et peut «abominer « les amis des muses qui selon elle survivent de leur «inutilité « et s'amusent. Nos artistes savent tout cela et ils en souffrent. Ils souffrent de voir leurs œuvres soustraites aux regards qui leur donnent vie par une «inattention « cultivée. Ils souffrent de voir le rêve d'aujourd'hui immolé par les sacrifices d'hier au nom d'amères prophéties. Ils souffrent d'assister au sacrifice de l'imagination au nom d'un confort moral servile et pénitent.

Ceux qui croient que nos artistes ont tout sacrifié sur l'autel de l'abstraction se trompent. Ils savent que la grâce n'est pas dans la maîtrise technique mais dans le geste «éducationnel».

Ils veulent conquérir les regards pour les embarquer dans leurs douloureux cheminements vers la lumière.

Mais comment accrocher des attentions disputées par la nécessité de subsister ?

Comment purger des imaginaires de leurs préjugés ?

Comment libérer les esprits du sortilège des interdits qui paralyse l'intelligence ?

Comment déchirer la camisole éducative qui prive nos enfants de leur vraie vie?

Comment échapper à la castration culturelle qui prépare à la société agenouillée, fière de son abêtissement?

Comment inscrire à côté des activités de survie et de bien-être matériel, la nécessité de l'accomplissement intellectuel qui, au delà du plaisir est une question de dignité humaine?

Les travailleurs du beau brandissent leurs seules armes : Le pinceau, la palette et le burin. L'esthétique en action aide la société à dépasser sa fragilité humaine et à échapper à ses propres corruptions.

C'est dans cet esprit que j'ai toujours apprécié le travail de Leila Ferhat sur elle-même et sur nous. Elle a accompagné le réveil de son pays avec douceur, prudence et bienveillance. Elle l'a poussé avec affection mais d'un geste sûr vers le sourire de l'humanité.

Elle domestiquait les souvenirs et gagnait leur confiance pour en faire de solides compagnons dans la conquête du bonheur.

Le progrès pour elle n'est pas dans la victoire ostentatoire sur la coutume mais son articulation optimiste à la modernité car nous ne sommes pas que les enfants de nos ancêtres, nous sommes aussi, et surtout, les enfants de l'intelligence. Elle nous invite à cueillir le présent dans la bénédiction du jour baigné par le soleil ou rythmé par les gouttes cadencées de la pluie.

Ses œuvres ne connaissent pas de répit dans le processus amélioratif qu'elle a résolu d'imprimer à son quotidien.

La recherche de la perfection chez elle dispute le temps à l'âge.

Madame Leila Ferhat a réussi à habiller la raison de sa lumière et nous lègue un impérissable trésor de beauté et de sagesse.

Note :

1- Le quotidien d 'Oran, 23 juillet 2020.