Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Transformer les milieux pour accumuler et redistribuer

par Arezki Derguini

Créer de nouveaux centres de redistribution et les fonder sur des ressources durables, tel semble être le nouvel impératif auquel nous serons soumis pour prévenir une trop forte dégradation de la qualité de vie. L'unité du corps social s'est faite autour du monopole étatique sur les principales richesses du pays, dont les ressources en hydrocarbures. Celles-ci en viennent à être épuisées parce qu'elles ont été considérées comme un tribut de guerre plutôt qu'un capital. Il faudrait comme de nouveaux tributs aux esprits de corps à venir, s'il fallait les fonder à nouveau sur la prédation plutôt que sur la coopération. Nos sociétés se construisant moins sur la conquête extérieure que sur la subsistance, le stock de ressources par habitant ayant plutôt tendance à baisser qu'à augmenter, c'est vers la création de centres d'accumulation que l'organisation centrale a d'abord combattu puis n'a pas pu autonomiser, qu'il faudra résolument se tourner. Les nouveaux centres de redistribution devront s'appuyer de plus en plus sur de clairs centres d'accumulation. Et qui dit centres d'accumulation veut dire production supérieure à consommation et qui dit redistribution signifie correction de la consommation privée par la consommation collective. Il faudra donc créer des centres où l'on produit plus que l'on consomme, où l'on partage davantage que l'on privatise pour assurer une croissance des ressources à la mesure des besoins et une distribution à la mesure de la justice sociale. Ce sont les dispositions des milieux sociaux qu'il faudra transformer.

Les centres de redistribution étatiques n'ont pas vocation à se constituer en centres d'accumulation, quelle que puisse être la société. L'État redistributeur, riche des ressources de son territoire, ne peut que s'appauvrir, ne peut que dissiper, s'il ne pousse pas à la formation de centres d'accumulation, à la différenciation et l'autonomisation des comptes. L'État n'accumule pas, il prélève et dépense. Il a prélevé sur une nature qui accumulait moins vite qu'il ne dépensait. Il lui faut désormais enrichir pour être enrichi, il lui faut constituer une nouvelle base de prélèvement pour pouvoir continuer de dépenser. Un État riche (des ressources naturelles de son territoire) appauvrit la société (et donc s'appauvrit en fin de course) s'il combat ou est incapable d'inspirer la formation de centres privés d'accumulation, de comptes individualisés équilibrés. La société dominante quand elle s'en est rendu compte, a compris qu'elle ne pouvait dissiper indéfiniment, a aspiré elle-même à se décomposer en centres privés d'accumulation. Méconnaissant le principe de la division multiplication du pouvoir, elle avait combattu la formation des centres d'accumulation qu'elle regardait comme lui disputant la dépense et la clientèle.

La richesse : des riches qui contribuent à la richesse publique

Il faut finalement comprendre qu'un État est riche du nombre de ses riches qui contribuent à la richesse publique. Une société peut-être riche (ou opulente) et un État pauvre (plutôt maigre), les riches contribuant peu à la richesse publique et collective, mais beaucoup à la richesse privée. Cela correspond à l'idéal libéral où le marché à la charge d'égaliser les conditions de production, mais qui ne pouvant compter sur un gouvernement mondial se transforme en l'enfer d'une guerre de tous (les États) contre tous. Dans la société de classes, la redistribution ne pouvant être que tromperie. Une société peut-être riche et un État riche, la société ayant besoin (forte concentration du capital) et bénéficiant de la contribution des riches (forte redistribution). Cela correspond à l'idéal social-démocrate où la richesse sert d'abord la richesse publique et ne fait que déborder en richesse privée. Cet idéal s'inscrivant aussi bien dans les comportements, les relations interpersonnelles que les politiques publiques et se traduisant par un fort consentement à l'impôt. L'impôt étant vécu moins comme une extraction que comme une contribution au bien-être public. Un État peut être riche (de ses ressources naturelles) et la société pauvre (de ses ressources humaines et autres), la richesse de l'État combattant la formation de centres d'accumulation par définition privés (les économistes parlent de maladie hollandaise), leur disputant la clientèle, au lieu de les inspirer. La dissipation du bien collectif par la dépense publique ne donnant pas lieu à des centres d'accumulation, mais les combattant.

L'échec de la société dominante issue de la guerre de libération qui a bénéficié d'un État propriétaire des ressources naturelles a résidé dans son incapacité à se démultiplier, à fabriquer des centres d'accumulation, à se décomposer en centres d'accumulation économiques et politiques, et finalement à constituer une base fiscale pérenne. Elle ne pouvait plus le faire sur le mode de l'exploitation féodale de classes, elle n'a pas voulu le faire sur le mode de la division multiplication équilibrée du pouvoir. Elle a voulu conserver l'économique et le social dans la dépendance refusant une différenciation du social, de l'économique et du politique dans l'interdépendance. Il en a résulté un économique indépendant du travail social et cherchant à s'émanciper du politique par l'expatriation.

Tout compte fait, c'est le riche qui concentre, partage et redistribue la richesse acquise, que cela soit par l'entremise de l'État ou pas, qu'il s'agisse de l'État postcolonial, du « riche » précolonial ou du capitaliste, que cette redistribution alimente une accumulation ou une subsistance.

Avec l'entremise de l'État, la dépersonnalisation des rapports d'interdépendance marchands peut être accentuée. Le rapport d'interdépendance « qui paie quoi » peut se faire plus obscur, se perdre ou être plus franc. On ne sait ce qu'il faut devoir à la guerre, au travail ou à la société marchande. C'est l'esprit de corps, ce que chacun donne et reçoit, qui se fait plus précis ou plus flou : se fait-il autour de la sphère marchande ou de la sphère non marchande ? Dans la domination ou l'interdépendance ?

Dans la société précapitaliste, ce n'est pas le travail qui s'accumule et enrichit, ce n'est pas le produit du travail qui est redistribué. C'est le travail accumulé de la nature, ce sont les faveurs de la terre et du ciel (obtenues par quelques mérites personnels qui soient, mais parce que mineurs ne peuvent pas justifier qu'elles puissent être gardées pour soi) qui sont louées et partagées. Dans la société précapitaliste non guerrière à la différence de la société guerrière, le surplus qui a pu se concentrer dans quelques mains n'est pas accumulé pour développer une machine de guerre et son produit ; il est redistribué, dissipé dans la consommation, il ne retourne pas au travail pour s'accumuler, il est partagé et disparaît comme il est apparu. Dans le partage sont consommées les faveurs de la terre et du ciel faits à certains de ses membres. Le partage loue les faveurs du ciel et de la terre, du même coup le riche par lequel elles parviennent. Le mérite du riche ne peut se soutenir de lui-même. Le surplus ne peut lui être intégralement imputé. Le rabattre sur lui n'est pas justifié. Les faveurs du ciel et de la terre n'alimentent pas, ne distinguent pas une machine de guerre à entretenir. Dans la société guerrière de classes, le surplus est extorqué et accumulé pour accroître la puissance et la magnificence de la classe guerrière. Ici les hommes ne sont pas égaux devant la vie et la mort. Il y a ceux qui les donnent ou prennent et les autres[1]. La machine guerrière rabat sur elle, pour son propre développement et celui de son produit, les flux de production du surplus. Elle s'attribue les faveurs du ciel et de la terre (la monarchie de droit divin). Les machines de guerre précapitalistes se disputent les faveurs du ciel et de la terre et s'attribuent le mérite et le fruit de leurs conquêtes. Le tribut est le salaire et le nutriment de la puissance guerrière. Les machines de guerre précapitalistes sont les premiers centres d'accumulation, les premières machines capitalistes.

Les armes de la puissance s'objectivant toujours davantage, les charges de leur production s'accroissant, leur développement industriel s'accompagne d'une différenciation de la production, de la propriété et de la société. Différenciation de la production en production de production, production de puissance de la machine guerrière, et en production de consommation alimentant la consommation de masse et supportant la production de puissance. Différenciation sociale de classes, où la machine guerrière se détache de la société guerrière et la hiérarchie marchande revêt les habits de la hiérarchie guerrière et s'empare de la machine guerrière. L'industrieuse classe marchande préposée à la fabrication de la machine de guerre naît de la masse laborieuse et de l'esprit guerrier. Le profit s'ajoute au tribut dans les attributs de la puissance, la guerre et l'argent se partagent les sommets de l'État et de la société. La classe capitaliste, le sommet de l'État et de la société marchande, est une société hybride mixant un caractère marchand et un caractère guerrier, sachant user tour à tour de la carotte et du bâton.

Sortir de l'économie de prédation

Le tiers redistributeur traditionnel : rendre ce qui a été reçu impersonnellement (par la « fortune »), ne pas accumuler (47.36-37); le tiers redistributeur moderne (impôt ou don « pur ») : donner pour le tout, le « riche » (la catégorie non la personne) donne pour le « pauvre » ; dépersonnalisation, catégorisation. Les mécanismes de la petite société (« traditionnelle ») sont reproduits dans la grande société (« moderne »). Le changement d'échelle n'affecte pas la circulation du don, de la dette. On a toujours le sentiment que la fortune tourne et qu'il n'est pas de bon ton de vouloir se l'attacher, que l'anonyme n'est pas l'étranger. La familiarité va au-delà du cercle restreint d'appartenance.

Le riche comme centre d'accumulation et de redistribution. Ce que le riche reçoit de la société et du monde, ce qu'il lui rend, d'un côté : la gratitude (47.36-37). Ce que le riche donne à la société, ce qu'elle lui rend d'un autre : la direction.

L'Etat rentier comme centre d'accumulation et de redistribution. L'Etat guerrier et le tribut de guerre. Ce qu'il prend et reçoit et ce qu'il rend, il hérite du colon qui a pris injustement, il ne le rend pas à la bonne adresse (la société et les générations futures mais à la dissipation et aux fortunes privées), la malédiction des ressources naturelles.

L'Etat propriétaire rentier et le passage d'une économie du don à l'économie de marché. La constitution du centre étatique d'accumulation et de redistribution. Qui donne sans retour : l'investissement à fonds perdu. Le dieu mortel.

Ce que l'on échange de ce que l'on reçoit : le don primordial, la transformation secondaire. Don et échange ne s'oppose pas, il se complète (l'idée vient du protestantisme). On transforme et redistribue (rend à autre que le donateur) ce qui nous est donné.

N'allez donc pas croire que l'économie de prédation est antique alors que l'économie moderne de marché serait une économie d'échange d'équivalents. Ce serait oublier où commence une telle économie et où elle se termine (Georgescu Roegen, Jean-Marc Jancovici). Ce serait oublier que la vie marchande n'est qu'un étage de la vie matérielle (F. Braudel). Quoique cet étage puisse s'élever, s'étirer au-dessus d'elle, il ne décollera pas[2]. La production est seulement venue s'insérer dans le processus de prédation du travail humain et naturel pour en multiplier la puissance et le transformer en une force géophysique. L'économie de marché exploite la vie humaine et matérielle sous la conduite de la finance mondiale, qui veut étendre le marché au plus grand nombre de relations, soumettre les échanges à la loi du profit et de l'intérêt.

L'économie moderne exploite nos comportements prédateurs, qui rapportent plus qu'ils ne coûtent dans nos balances imparfaites. Elle profite de la gratuité de la nature sans lui rendre grâce, au mépris de ses équilibres. Nous lui prenons plus que nous lui donnons, de lui demander toujours davantage, nous transformons sa générosité en avarice. L'économie de prédation réside dans la part injuste que nous nous attribuons de ce que les autres nous apportent et que nous ne restituons pas. De ce qui nous a été apporté en partage, nous nous sommes attribué la part des générations futures, la part de ceux qui ne peuvent défendre la leur.

Redistribution et esprit de corps

La redistribution empêche le décrochage d'une partie de la population du train du progrès, le décrochage de ses derniers wagons, quand elle ne peut maintenir dans la course sociale les derniers de cordée. Elle rattrape et corrige les effets négatifs sur la structure sociale de la concentration du capital, que la compétition internationale pour la puissance impose. La redistribution est ainsi confortée par la capacité de prédation internationale. Empire et pouvoir de redistribution vont souvent de pair. On peut d'autant plus redistribuer dans la société salariale que l'on a pu prendre sans être dans l'obligation de rendre. La compétition doit être efficace au double plan matériel et social. Au plan matériel, elle produit de la puissance, entretient et supporte la course à la suprématie et produit de la consommation ; au plan social, elle produit de la cohésion sociale, du bien-être social du côté de la classe dominée et conforte un esprit de corps conquérant chez la classe dominante. Plus le capital sera concentré, plus la capacité de prédation sera forte, plus la puissance pourra être confortée, plus la redistribution pourra et devra être importante pour que le principe d'intégration marchand puisse être efficace. Mais le principe d'intégration marchand ne fabrique pas d'esprit de corps, il réunit seulement les conditions matérielles de possibilité de l'esprit de corps que d'un côté il sape, en dispersant les agents, et que d'un autre, il forge en les appâtant. Il permet au corps de subsister sans préjuger de sa propension au renforcement ou au délitement. Le principe d'intégration marchand a toujours besoin de davantage de tributs (croissance et profit) pour entretenir la production de consommation d'un côté et l'esprit de corps et de conquête d'un autre.

L'efficacité au plan social n'est donc pas acquise à long terme par une simple redistribution marchande conséquente. Le bien-être social ne suffit pas pour fabriquer l'esprit de corps de la société. La redistribution étatique obscurcit les rapports sociaux de réciprocité qui sont construits sur la séquence donner, recevoir et rendre. L'obligation de rendre devient abstraite, le circuit de renouvellement du don disparaît[3]. Les individus ne savent pas ce qu'ils se doivent mutuellement, jusqu'à ce qu'intervienne une crise sur le dénouement de laquelle ils n'ont plus de prise (quand la bataille est engagée, la guerre est déjà perdue).

La redistribution peut d'un certain point de vue aider à entretenir ce que Marx appelait une armée de réserve. Restera à savoir quels seront les rapports entre cette armée de réserve et cette autre active. Si la puissance une fois acquise est réservée à une classe sociale, les rapports entre l'armée de réserve et celle active se distendront et ne pourront être à la longue que dissonants. Si les frontières entre les deux types d'armées sont perméables, il restera à déterminer la disposition qui animera leurs rapports. L'esprit de corps de l'ensemble de la société se renforcera-t-il ou sera-t-il rendu impossible ou corrompu par certains rapports ?

L'esprit de corps est entretenu par des croyances (des préférences, des attentes qui le poussent à agir dans un certain sens) et une capacité d'action (son influence sur le cours des choses) qui confortent ses croyances. Plus brièvement on peut dire que l'esprit de corps est entretenu par des croyances en une capacité d'action. La boucle est ainsi bouclée. Certaines sociétés belliqueuses croient à leur supériorité naturelle, d'autres à la supériorité de leur destin, d'autres, plus humbles, ne tiennent qu'à leur désir de subsister. Les croyances pouvant survivre à la capacité d'action pendant un certain temps.

Dans la société de classes et l'Empire, la redistribution pour s'attacher la masse des travailleurs et autres mercenaires est nécessaire (le pain et le cirque) à l'esprit de corps de la classe dominante. Dans la société segmentaire, ni esprit de corps de la classe dominante ni redistribution économique en faveur de la classe dominée ne sont là pour fabriquer la cohésion sociale.

L'esprit de lucre et l'esprit de puissance

Qu'est-ce qui fait tenir ensemble une société marchande ? Qu'est-ce qui lui fait étendre son pouvoir ? L'esprit de lucre ? De quelle puissance un tel esprit peut-il faire preuve ? L'esprit de lucre consiste à prendre plus qu'il ne donne et à vouloir être quitte à chacune de ses transactions. Quel corps collectif peut-il produire ? Il vise à séparer l'individu du collectif en faveur d'une classe d'appropriateurs expropriateurs solidaire autour de sa rapine. L'esprit de lucre est incapable en lui-même de fabriquer un esprit de corps qui soit autre que celui de la classe des propriétaires. En est capable la volonté puissance qui transforme cet esprit de lucre en adjuvant. Si la classe marchande n'a pas besoin d'être conquérante, sa hiérarchie doit l'être, sans quoi elle ne pourrait étendre ses marchés.

Si la redistribution est nécessaire pour assurer sur une grande échelle une concentration de pouvoir importante, ce n'est donc pas elle qui la rend possible. Ce n'est pas la redistribution qui fait l'empire, mais l'empire qui fait la redistribution. La redistribution production de consommation n'est qu'un adjuvant. Ce qui la rend possible, c'est un esprit de corps et de conquête que la classe dirigeante fait partager à la société, c'est une production de production, une production de puissance, que la classe dirigeante fait supporter à la société, c'est une disposition de la société qui peut accepter une telle disproportion dans la répartition sociale de la puissance, qui peut supporter une polarisation importante des ressources de la société, pour n'en retenir que la distribution des fruits. On jugera de la répartition du pouvoir en fonction de ses conquêtes. La meilleure répartition n'est pas celle qui est égale, elle est celle qui procure le plus grand bien pour l'ensemble de la société[4]. La société de classes a dans le passé ainsi montrer sa supériorité. Mais voilà qu'elle a déclenché des forces qui mettent à mal ses capacités de conquête et de redistribution. Aujourd'hui la disproportion dans la répartition sociale de la puissance a du mal à être supportée, à justifier sa pertinence. On constate au contraire qu'une telle disproportion de classes au lieu de tendre la société vers une fin supérieure distend le corps social et mine son esprit, que la capacité de la société à faire corps dépend de sa capacité à retrouver une certaine indifférenciation, autrement dit de la capacité de ses puissants à se considérer comme de simples citoyens. C'est cette capacité qui permet dans les conditions de la compétition internationale de classes à la société de conjuguer concentration du capital et services publics de qualité.

L'économie et l'esprit de corps

Lorsque les relations d'interdépendance marchandes sont étendues, que la répartition ne garantit pas l'égalité des chances, que l'égalité des chances ne suffit pas pour assurer une intégration de l'ensemble de la société, la redistribution réintroduit une dose de relations non marchandes dans l'économie de marché. Autrement dit, elle soustrait à la compétition de tous l'accès à un certain nombre de services qu'elle considère redevable à tous en même temps qu'elle désigne à tous les services à disputer au monde. Il faut bien voir que dans l'économie globalisée, la capacité de partage interne, la qualité des services publics dépend de la capacité de partage avec le monde.

Dans les sociétés de classes qui se sont construites dans des compétitions internationales, l'intégration marchande ne suffit à réaliser l'intégration nationale du fait que la tendance est à la concentration du capital et à la substitution du travail non mécanique par le travail mécanique. L'élargissement du marché concurrentiel, la marchandisation sous la loi du capital financier s'accompagnent d'une extension du travail mécanique qui refoule le travail humain aux deux extrémités du procès de production. Les esclaves mécaniques du fait du faible coût de l'énergie continuent de progresser au détriment du travail humain. La redistribution dépend alors des performances de l'économie marchande dans l'économie mondiale et des externalités positives de l'économie non marchande qu'elle finance, ou autrement dit de la performance marchande du secteur non marchand. La redistribution ne doit pas dépendre d'une certaine évolution du revenu futur attendu, sa croissance plutôt que sa décroissance. Cela dépend de la croissance du revenu mondial et des conditions de son partage, de l'équilibre des forces à l'échelle mondiale et de la part de marché qui revient à chacune d'entre elles. L'important consistera non pas dans l'évolution du revenu national (croissance ou décroissance), mais des effets de la répartition du revenu mondial sur l'équilibre interne des forces et de ce que peuvent faire ces forces d'une telle répartition. Selon la plasticité ou la rigidité des rapports sociaux, l'effet de la répartition du revenu mondial sur la capacité de la société à faire corps sera différent. On ne peut plus compter simplement sur la croissance, puis sur une redistribution adéquate pour préserver la paix sociale. Il faut compter sur un esprit de corps peu tributaire du partage du revenu mondial, en mesure d'adopter le bon partage et la bonne allocation du revenu national.

Un secteur public performant de la santé et de l'éducation est alors une condition de la croissance, sinon d'une amélioration de la qualité de vie. Dans mes textes antérieurs, je parlais de compétition des systèmes sociaux comme déterminants de la compétition internationale, ici je peux être davantage économiste : c'est la performance du secteur non marchand du point de vue de ses externalités qui fera la différence entre les conditions de production nationales. Car c'est de cette performance que s'élèvera celle marchande dans l'économie mondiale. Car il faut considérer le secteur non marchand comme le milieu dans lequel baigne, est compris, le secteur marchand. Les humains et les matières qui entrent dans le secteur marchand ne sont pas entièrement produits par lui, n'ont pas que des liens marchands. En soumettant donc l'éducation et la santé publiques à une logique financière ont fait une erreur fondamentale. On les apprécie en dehors de leurs effets sur le secteur marchand, on apprécie les secteurs marchand et non marchand séparément et du point de vue du secteur marchand, alors qu'il faut apprécier les effets de chacun sur l'ensemble. On fait dépendre le développement humain de la croissance et non l'inverse. Le secteur public doit être géré de sorte à produire les externalités positives en mesure d'assurer le meilleur fonctionnement de l'économie marchande. Parmi ces externalités, on peut citer le savoir partagé et la confiance sociale. Pour avoir une bonne représentation de la politique, on peut dire qu'il faille qu'un secteur non marchand performant à un bout de l'économie globalisée et qu'une économie marchande performante à l'autre bout, s'appuient mutuellement.

Le mythe du service gratuit

Encore qu'il faille que ce secteur non marchand ne soit pas déterminé par la sphère marchande. En effet, un secteur non marchand peut loger à l'intérieur de la sphère marchande, ce qui est souvent le cas dans les sociétés de marché. Le secteur est non marchand parce que financé par l'impôt ce qui ne veut pas dire qu'il soit hors marché. Le contribuable paye pour le consommateur. Le service est davantage soumis au droit qu'à la loi de l'offre et de la demande, mais seulement parce que le contribuable est capable et accepte de payer à la place du consommateur. Le pouvoir d'achat de la société conquis dans la compétition internationale doit donc être capable de financer de tels services que ne peuvent acheter les pouvoirs d'achat inférieurs. La différenciation admise au niveau des revenus qui peut être dictée par la compétition internationale (part décroissante des salaires dans le revenu) sera corrigée par la redistribution pour obtenir la répartition nationale du pouvoir d'achat désirée. La gratuité du service public est un mythe. Le service doit être payé, une partie de la société doit supporter son financement pour qu'il soit public et accessible pour tous. Ce service sera « gratuit » pour une partie seulement de la société, parce qu'une autre aura payé pour elle. On ne peut pas faire semblant d'ignorer une telle dépendance : « il est gratuit pour toi, parce que j'ai payé pour toi ». On ne peut pas éviter de s'interroger sur le pourquoi d'une telle gratuité : « mais pourquoi payerai-je pour toi ? » S'agit-il d'un don, d'un prêt ou du paiement d'une dette que je dois ? D'une disposition sociale qui permet de faire face au monde ? Comment être de façon à ce que nous déclarons être valable pour nous, le soit aussi pour les autres ?

La performance des services publics et collectifs de la santé et de l'éducation doit être appréciée différemment selon qu'ils sont des productions de la sphère marchande ou non marchande. Selon qu'ils sont au rez-de-chaussée de l'activité économique ou au premier étage. Au premier étage, ils seront jugés selon l'usage qu'ils feront des ressources marchandes que la société leur attribue. Elle devra compter, équilibrer ses comptes. Au rez-de-chaussée, elle devra donner sans compter. Autrement dit, donner aujourd'hui pour recevoir plus tard et sans savoir précisément quoi. Car rien n'est gratuit et rien ne se perd. La performance d'une société dépend donc de la qualité de ses comptes, mais aussi de sa disponibilité au monde, de ce qu'elle est en mesure de lui donner et d'en attendre.

Transformer les milieux pour produire les bonnes dispositions

Si donc les ressources des services publics dépendent de la disposition des riches à payer pour tous, d'où pourrait leur venir une telle propension ? De la garantie de disposer d'une main-d'œuvre en bonne santé et de bonne qualité ? Mais ces riches sont-ils en mesure eux-mêmes d'employer une main-d'œuvre qualifiée ? Ou d'en avoir le désir et le projet ? Il y a ici comme une impasse. Nous ne disposons pas d'une élite économique qui aurait besoin d'une main-d'œuvre de qualité et qui serait prête de ce fait à en financer la formation. Il faudra donc compter sur une réduction des ressources disponibles pour les deux services publics.

Mais dans quel sens doit-on ces ressources aux riches ? Du point de vue financier et non du point de vue humain. C'est du coût financier des ressources que nous dépendons de nos riches. Pour moins dépendre de cette catégorie qui est faiblement intéressée par la formation d'une main-d'œuvre qualifiée, il importera de réduire le coût financier de ces ressources pour pouvoir les employer. Les catégories sociales les plus dépendantes des services publics ne peuvent pratiquement compter que sur elles-mêmes et sur les nouveaux riches intéressés par une formation de qualité. Compter sur elles-mêmes signifiant partager davantage le peu de ressources dont elles disposent, donc l'effort demandé et de la meilleure manière.

Mais en plus, parmi ces catégories toutes ne pourront pas supporter le même effort. De manière générale chaque secteur devra conquérir sa place dans la société. On ne peut pas demander à la société de financer des services dont elle n'a pas les ressources, ou dont elle ne connait pas le produit. C'est d'abord du côté de l'offre que l'effort doit être développé, qu'il sera demandé d'investir. Il faudra donc que ces secteurs se dotent de leur véritable élite. Élite que les milieux sociaux, culturels et économiques ont été incapables de produire jusqu'ici.

Nous pouvons à présent donner un contour aux centres d'accumulation qu'il nous faut promouvoir. Nous avons affirmé que la fonction d'accumulation ne dispose pas des catégories sociales sur lesquelles elle compte habituellement pour être prise en charge. Nous n'avons pas les bons riches, nous n'avons pas les bonnes élites nécessaires à la prise en charge d'une telle fonction. Pour les produire, il faut opérer une transformation des milieux sociaux, des dispositions sociales, une reconfiguration des offres et des demandes sociales. Il faut obtenir des milieux une dynamique qui cultive l'esprit de corps comme la performance et non la domination d'une catégorie sur les autres.

Comme on le voit l'effort ne pouvant être supporté par la sphère marchande actuelle, il devra l'être par une société qui aura réajusté le rapport entre les sphères marchande et non marchande. Il faudra beaucoup de travail non payé pour espérer développer l'ensemble des ressources humaines et pouvoir développer une certaine épargne et une certaine productivité. C'est ce qu'il nous en coûte d'avoir beaucoup dépensé et peu accumulé. Et c'est ce que nous ne voulons pas encore comprendre : notre pouvoir d'achat va reculer avec notre capacité d'exportation : il va falloir investir beaucoup avec peu pour remonter la pente que nous voulions éviter par nos importations. Nous allons être contraints de faire ce que nous n'avons pu faire jusqu'ici, de l'import-substitution qui concerne à longue échéance la majeure partie de la population et non une minorité. Il faudrait comme militariser nos offres et nos demandes, mais cette fois non pas d'un point de vue extérieur à la société, mais d'un point de vue intérieur. La société dominante n'est plus en mesure d'utiliser les besoins de la société pour asseoir sa domination. La société doit faire face à ses besoins, elle doit produire les dispositions qui lui en donneront les capacités.

La mentalité marchande selon laquelle tout doit se payer, monnaie sonnante et trébuchante, qui gagne aujourd'hui la société et que les plus défavorisés sont les premiers à expérimenter est inquiétante. Elle veut consacrer un partage de la société en riches et pauvres, elle veut s'appuyer sur une compétition exacerbée qui confine à une guerre de tous contre tous. La société va devoir établir ses normes. Établir ce dont on peut manquer et ce dont on ne peut pas. Ce qui doit et peut être un droit pour tous et ce qui ne le peut pas (ce que la société peut et veut payer pour tous et ce qu'elle ne peut pas). Ce qui ne le peut pas aujourd'hui (revenu insuffisant), mais devra l'être demain (croissance et répartition attendues). Une telle soumission du marché au droit, suppose une compétition puissante, mais ordonnée. Compétition puissante qu'elle n'aura pas choisie mais qu'elle devra dominée pour ne pas en faire les frais, parce qu'elle lui sera imposée. La qualité de ses comptes et sa disponibilité au monde l'en rendront capable.

Notes :

[1] « Depuis des millénaires, les violents disent à leurs victimes qu'elles leur doivent quelque chose. Au minimum, elles « leur doivent la vie » (expression fort révélatrice), puisqu'ils ne les ont pas tuées. » David Graeber. Dette : 5000 ans d'histoire. Les Liens qui Libèrent. 2013.

[2] S'il décolle, il ne pourra concerner qu'une petite minorité dont l'intention n'est pas de décoller en vérité, mais de vendre son projet d'élévation.

[3] L'impôt devient un effort collectif détaché de projets concrets. « Je ne sais plus précisément ce à quoi je participe » et la machine fiscale tend à s'autonomiser, tendue entre des dépenses et des recettes qui obéissent du point de vue du contributeur à des déterminations abstraites.

[4][4][4] Conformément à la philosophie utilitariste qui servira d'appoint à l'esprit de conquête. La philosophie utilitariste se développe en même temps que la Grande-Bretagne conquiert le monde. Pareto achèvera l'œuvre de Bentham.