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La corruption d'Etat comme idéologie politique et comme programme de gouvernement

par Mourad Benachenhou

Doit-on définir la corruption ? Ce terme est si souvent utilisé dans le contexte actuel qu'il apparait futile de vouloir le définir, car il semblerait que personne ne saurait ignorer ce qu'il veut dire.

Aller au-delà des apparences

A tenter de donner au terme une définition suffisamment générale pour couvrir toutes les instances de corruption, on tombe dans la casuistique stérile, et on risque d'arriver à la conclusion qu'en fait, on peut trouver des indices de corruption dans n'importe quelle activité humaine d'échange de biens et de services, car toute gratification de type matériel, quel qu'en soit la nature ou la contrepartie, reçue en échange d'un bien ou service, et non incluse normalement dans ce type d'opérations, pourrait apparaitre comme de la corruption. Même le pourboire offert au serveur ou à la coiffeuse pourrait tomber dans la catégorie de la corruption. Pourquoi ajouter une récompense au prix déjà payé pour la consommation ou la coupe de cheveu ?

Le pourboire n'a aucun justification économique ou morale, et donc, son objectif est de s'attirer la gratitude de celui ou celle qui le reçoit, mais qui n'a fait rien d'autre que ce pourquoi son service a été payé. Par le pourboire, on veut acheter la sympathie de celui ou celle qui le reçoit, et donc, on a en fait payé pour autre chose que le service en offrant ce pourboire. Cela peut être considéré comme de la corruption.

Cet exemple est donné uniquement pour montrer que dés lors que la contre partie d'une transaction va au-delà de ce qui en est attendu, on tombe dans la corruption. La corruption est présente chaque fois qu'un autre objectif que le sentiment de satisfaction tiré de la transaction réussie ou du service rendue est recherché et obtenu, et se concrétise par une gratification de caractère matériel, allant au-delà de ce qui aurait été dû.       On peut donc étendre quasiment à l'infini la liste des faits sociaux qui pourraient être couverts par le terme de « corruption, » parmi les plus anodins jusqu'à ceux qui sont, à juste titre, traités par la loi comme des crimes contre la société.

Mais cette conception est de caractère strictement descriptif, et on risque ainsi de passer à côté du véritable problème, qui est celui du poids social de la corruption. Est-ce un phénomène anodin, socialement acceptable, car marginal et ne touchant que les aspects les plus banals des relations sociales ? Ou ses manifestations touchent-elles les activités structurantes de la société, celles qui concernent les relations entre l'Etat, ses décompositions à l'échelle locale, d'un côté, et les simples citoyens de l'autre, des relations les plus banales jusqu'à celles qui mettent en danger la survie même de l'Etat ? Dans le premier cas, il s'agirait seulement d'actes dont l'objectif unique, pour ceux qui s'y livrent, est de rendre plus fluides les relations sociales, et plus agréable la vie quotidienne. Il ne s'agirait nullement là que, pour les uns, de manifester certains de leurs traits de caractères les plus nobles, et pour les autres de voir leur rôle social positif reconnu. Dans ce genre d'échanges les deux parties sont gagnantes et la société ne peut que bien s'en porter. Dans ce sens la « corruption » est un signe de la bonne santé de la société en cause.

La corruption d'Etat comme idéologie et comme programme

Mais, lorsque les actes de corruption dépassent le niveau de ces petits gestes anodins et banals, spontanés, qui facilitent la vie en société, et deviennent la règle systématique, non pas dans les relations quotidiennes entre citoyens, mais dans les relations entre les citoyens et les structures de l'Etat censées fonctionner au profit de tous, sans considération aucune que les droits et obligations des uns et des autres, la corruption devient un indice non seulement de disfonctionnements graves dans l'appareil d'Etat, mais également d'une crise morale profonde, et d'une crise de légitimité périlleuse.

Dés lors que la corruption s'étend au point où tout acte administratif, du plus simple au plus complexe, devient une activité commerciale où celui qui détient une partie de l'autorité de l'Etat, la monnaie comme si elle était sa propriété privée, cela veut dire que l'Etat est en train de s'effriter, et qu'il va vers l'effondrement, car il n'a plus la neutralité qui fait son autorité morale, et donc perd sa légitimité. Il se désagrège peu à peu, et se transforme en autant d'entités qu'il y a d'individus détenant, de manière formellement établies par des règles légales, une partie de l'autorité de l'Etat.

Déstructurer l'Etat pour assurer la survie politique du groupe au pouvoir

On n'a plus affaire à un seul Etat, mais à autant d'Etats qu'il y a de détenteurs d'une parcelle plus ou moins vaste d'autorité publique. Chacun se taille son petit territoire, où il applique sa propre loi dans ses relations avec ses administrés comme avec la propriété publique, quelle qu'en soit la nature ou la forme.

La corruption est un indice clair de dysfonctionnements profonds dans la société, qui, eux-mêmes, sont révélateurs d'un système politique ayant perdu de sa légitimité, et qui tente à tout prix, de survivre en mettant à l'encan son propre pouvoir. Il fait appel à l'enchère publique pour consolider ses appuis et trouver de nouveaux alliés tant dans la classe politique que dans la société en général.

Dés lors que la corruption d'Etat se généralise, ce n'est plus une addition de crimes ressortissant des lois pénales du pays, mais le reflet d'une politique délibérée. Cette politique se base sur l'idée à la fois simple et claire que la meilleure façon de s'assurer de la loyauté de ses soutiens c'est de les mettre dans des situations de violation de règles de morale publique les forçant à se maintenir dans les rangs des alliés indéfectibles. Leur sort est lié à ceux qui détiennent le pouvoir et dictent les lignes politiques du pays ; tout changement de pouvoir ne peut que leur porter préjudice, car la chute de la hiérarchie du système politique entraine automatiquement leur propre chute. Ils n'ont donc aucun intérêt à rompre avec le système, à tenter de l'affaiblir ou même de le réformer marginalement pour qu'il soit plus acceptable pour le peuple. La corruption comme politique d'Etat reflète, en fait, une idéologie de pouvoir, touchant à tous les aspects des décisions politiques et administratives, depuis les critères de choix des responsables, en passant par les modalités de conception, d'adoption et de mise en œuvre des lois et règlements , sans omettre ni le budget de l'Etat, ni la politique monétaire, ni la gestion des réserves de change, ni la politique étrangère, ni les relations économiques et financières internationales, ni même les titres et diplômes délivrés par les institutions scolaires et universitaires.

La corruption d'Etat pour maintenir une stabilité artificielle du système politique en voie d'effondrement

Les détenteurs du pouvoir définissent, ainsi, leur objectif comme n'étant pas la défense des intérêts matériels et moraux de la population du pays, mais comme étant avant tout le maintien de leur pouvoir, même si cela implique qu'ils acceptent sa parcellisation au profit de ceux dont ils estiment qu'ils doivent préserver leur appui pour se maintenir au sommet de la hiérarchie politique, même s'ils doivent aller jusqu'à mettre le pays sous la tutelle de puissances étrangères.

Dans leur quête de la stabilité de leur pouvoir, ils considèrent que les règles morales, tout comme l'obligation de veiller au maintien de la souveraineté nationale, qui sont supposées guider toutes leurs activités de gestion des affaires publiques ne doivent pas restreindre ou limiter leur pouvoir de disposer de leurs attributions essentiellement à des fins exclusivement personnelles.

La notion même de crime disparait dans cette idéologie du pouvoir. La légalité de l'acte public, qui implique que tout ce que fait l'administration obéisse à des règles préétablies et neutres dans leur application, devient secondaire par rapport à l'objectif essentiel qui est l'élargissement et la consolidation de la base sociale complice ou comparse de l'autorité publique. Deviennent des criminels ceux qui récusent cette idéologie et tentent de la combattre. Le criminel n'est plus celui qui viole les lois, mais celui qui s'oppose à leur violation et met en avant une grille d'analyse et des concepts en contradiction totale avec l'idéologie de la corruption.

Les forces de l'ordre elles-mêmes sont appelées à considérer comme criminelle toute activité empêchant un acte de corruption, et à intervenir pour réprimer ce type de réaction de rejet de l'idéologie régnante.

La « tontonmacoutisation » des forces de l'ordre est le stade suprême de l'Etat corrompu. L'Algérie y serait certainement tombée sans la réaction populaire du Hirak !

La répression judiciaire nécessaire, mais non suffisante pour redresser l'Etat victime de la corruption

Dans ce contexte, le retour aux normes qui doivent dicter la conduite des affaires publiques ne ressortit pas exclusivement des autorités judiciaires. Les hommes de lois, quelles que soient leurs titres et fonctions, fondent leur interprétation du mot sur des textes législatifs destinés à réprimer les crimes individuels et collectifs, que couvre le concept de « corruption,» non à s'attaquer à l'idéologie politique qui les a encouragés et justifiés, d'autant plus que ces textes, en eux-mêmes, sont circonstanciels et ne visent pas à donner une définition du terme qui couvre tous les cas possibles et imaginables qui pourraient être qualifiés de faits de corruption.

La loi n'est jamais parfaite, ni précise dans ses définitions de la nature d'un crime. Et le rôle du juge est effectivement de spécifier, dans les cas particuliers qui lui sont présentés en application d'un article de loi visant à réprimer tel ou tel acte de corruption, si réellement le qualificatif peut leur être appliqué ou non, en fonction de circonstances propres à chacun de ces cas.

Dans quelque circonstance que ce soit, les autorités judicaires ne vont pas au-delà de la prise de mesures réprimant des actes individuels ou collectifs de corruption. Elles laissent sans réponse la question des mesures de caractère général destinées à éviter que les autorités publiques recourent à la corruption généralisée pour se maintenir au pouvoir. Ce n'est pas parce qu'ont été poursuivis ceux des responsables publics qui ont été prouvés coupables d'actes de nature à porter préjudice à l'intégrité morale et matérielle de l'Etat, que ce genre de dérive ne se produira plus dans le futur. Il ne suffit pas de réprimer la délinquance d'Etat pour que disparaisse l'idéologie qui en forme le fondement intellectuel. Le rôle des magistrats, quelles que soient leur intégrité, leur compétence et leur niveau d'indépendance, est de veiller à ce que justice soit rendue contre les individus ayant commis des actes contraires aux lois du pays, non de dicter ou d'imposer une nouvelle orientation de l'Etat plus conforme aux normes établies de gestion des affaires publiques.

C'est aux autorités publiques de concevoir les politiques et de mettre en œuvre les mesures impliquées par ces politiques pour que l'Etat soit exclusivement au service des citoyennes et citoyens, pas des intérêts de quelques nantis privilégiés, qui s'attribuent le privilège exclusif de se servir ad libitum des richesses du pays.

En conclusion : La corruption généralisée au sein de l'appareil de l'Etat ne peut être interprétée que comme le résultat délibéré d'une idéologie du pouvoir et d'un programme politique destiné à assurer la survie d'un régime qui avait perdu de sa légitimité et tentait de prolonger sa survie en s'assurant la fidélité de ses complices, en leur octroyant le privilège de piller sans restreinte les biens publics et d'exploiter leurs positions pour accroitre leurs richesses personnelles. L'Etat est parcellisé à leur profit et au détriment des intérêts généraux de la collectivité nationale.

La légitimité de l'Etat est ainsi disloquée et la légalité comme guide de l'action publique est violée dans toutes ses instances ;

La corruption, comme idéologie et comme programme politique a touché tous les secteurs de la vie publique, au point où elle est devenue pendant longtemps la norme dans l'administration des affaires de l'Etat.

La notion même de crime est inversée dans ce système. Etait traité comme un criminel celui qui s'opposait à la ligne politique imposant la corruption comme programme de gouvernement.

La « tontonmacoutisation » des forces de sécurité, c'est-à-dire leur emploi pour maintenir par l'usage de la violence extrême le système de corruption érigé en idéologie et en programme gouvernemental, est la phase ultime de l'Etat corrompu ; La phase des poursuites judiciaires dans la répression de la corruption comme politique d'Etat, étayée par une idéologie spécifique du pouvoir, est indispensable, mais pas suffisante pour garantir que ce genre de dérive ne se reproduira plus. La phase la plus complexe, celle de la reconstruction de l'Etat de Droit, fonctionnant exclusivement au profit des intérêts de la collectivité nationale, est une œuvre de longue haleine, et, dans sa mise en œuvre, du ressort exclusif des autorités publiques au sommet de la hiérarchie de l'Etat. C'est un immense chantier qui ne peut être ouvert que par le dépassement de la période d'incertitude par laquelle passe le pays, et par une sortie de crise évitant le chaos, ordonnée, et totalement gérée par et pour les Algériennes et Algériens, sans aucune intervention, ni influence de forces extérieures.