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Défier la puissance du statu quo !

par Mohamed Mebtoul*

Faut-il avoir peur du scepticisme chronique brandi en permanence par certains agents sociaux et politiques face au mouvement social de cette ampleur ? Si l'humilité intellectuelle et politique est importante pour relativiser les anticipations de ce processus de changement social, faut-il pour autant prédire le «chaos» et l'instabilité évoqués par certains ?

L'absence de compréhension de l'intérieur de ce sursaut collectif, ou le refus de voir, pour s'en tenir à «ses» idées préconçues, faute d'immersion dans la société, en invoquant la «paix des braves», est une tentative souhaitée par certains, inconsciente, pour d'autres, de reproduire à l'identique le statu quo. Ce terme, à n'en pas douter, a de la puissance affective et politique. «Rester tel que nous sommes», en réintégrant l'indignité politique, représente une position de sagesse bien «confortable» pour les tenants du pouvoir. Elle favorise la reproduction des pratiques sociales antérieures dominées par une «stabilité» et une «continuité», termes récurrents du pouvoir algérien qui a toujours «navigué» sur la peur, le chaos, les incertitudes du lendemain, pour régner en maître absolu sur la société. Autant de mots qui peuvent être identifiés métaphoriquement à la mort symbolique ; l'indifférence prenant le dessus sur la volonté de vivre librement.

Dévoiler profondément le statu quo

Le mouvement social du 22 février 2019 est précisément l'antithèse du statu quo. Il bouscule et perturbe nos façons de faire et de dire antérieures. Il surgit de façon pacifique et déterminée dans l'espace public et donc politique, pour nous proposer une nouvelle dynamique relationnelle porteuse d'une autre vision du monde. Celle-ci est incertaine, difficile, complexe. Qui pourrait en douter ? Le système politique s'est incrusté dans nos pratiques quotidiennes. Il a domestiqué le fonctionnement de toutes les institutions. Il a contribué à l'inversion des valeurs, pour faire en sorte que la médiocrité, la paresse, le laisser-faire, le faire-semblant, fassent partie intégrante de nos routines quotidiennes. Il a brisé la notion de légitimité, la rendant inopérante dans tous les domaines, pour la remplacer par la force, l'indifférence et la jalousie à l'égard de l'Autre. Peut-on s'étonner que l'usage du verbe «foncer» («zdam») soit banalisé dans la vie quotidienne quand on observe les multiples contournements, les opportunismes de tout genre qui ont mis à mort toute éthique la plus élémentaire qui soit ? Le pouvoir a profondément falsifié notre histoire, pour ne retenir que ce qui répond à ses privilèges, en particulier la jouissance du pouvoir et l'accaparement des biens publics.

Comment peut-on être sceptique quand le mouvement social émerge et se renforce à contre-courant de ces référents négatifs et polluants ? Il a réussi le défi de donner de la pertinence à la notion d'espérance. A observer les débats contradictoires qu'il a pu permettre entre les uns et les autres, le questionnement pluriel retrouve sa vigueur intellectuelle. Il a permis la production de nouvelles significations politiques centrées sur les impératifs de liberté et de démocratie. Les acteurs dans leur diversité appréhendent frontalement, avec panache et dignité le pouvoir d'ordre à l'origine de leur enfermement politique et de leurs humiliations. Prenons le temps d'écouter les jeunes remettre en question avec humour les «vérités» des tenants du pouvoir, centrées sur la «stabilité» qui sous-entend l'ordre, le paternalisme et les dogmes.

Dans leurs mots rythmés avec le mouvement de leur corps et de l'objet-actant représenté par le drapeau, la réappropriation collective de la Nation devient, pour eux, une force que rien se semble pouvoir arrêter : «ce pays nous appartient. Nous vous demandons de partir». Peut-être faut-il se départir d'un pragmatisme douteux qui occulte trop rapidement tout ce qu'il a été entrepris par le mouvement social, pour se braquer uniquement sur les tactiques politiques à engager. Pourtant, la question du «comment faire» est indissociable du décryptage des actions collectives menées depuis le 22 février. Le risque majeur est encore de laisser sur touche, comme si de rien n'était, les jeunes qui ont été les premiers à rejeter symboliquement toute les catégories qui ont contaminé le jeu politique pendant plus de 57 ans.

Désir de faire et de dire autrement le politique

La beauté du mouvement social réside dans la construction progressive d'un autre éthos politique dans la société, qu'il est possible de traduire : «nous sommes conscients de vos subterfuges de vos mensonges. Nous voulons désormais fonctionner par nous-mêmes et autrement». Il semble réducteur, faute d'une analyse précise des ressources politiques capitalisées au cours du mouvement social, d'affirmer que ses acteurs seraient uniquement dans le refus du politique incriminé. Les jeunes ont réussi à réinventer un langage puissant, pluriel, ouvert, qu'il faut décrypter en référence aux slogans, dans le but de reconstituer le politique selon d'autres règles et avec d'autres acteurs politiques. Les 16 semaines de manifestations, permettent d'indiquer ce désir profond de citoyenneté qui est celui de la majorité de la population. Le devenir citoyen est lié à la double emprunte corporelle et réflexive des personnes sur le processus de changement social.

L'observation fine des manifestations, permet d'indiquer la profondeur du mouvement social, qui, loin de limiter uniquement à des petites touches de forme, «mobilise la totalité de son être» (Lenoir, 2017) pour tenter de propulser un renouvellement du système politique actuel. Comme le souligne Achille Mbembe (2010), «est citoyen celui, ou celle, qui peut répondre personnellement à la question «Qui suis-je». Les manifestants depuis prés de quatre mois, savent qui ils sont : des personnes à la quête de la réappropriation autonome du politique, pour construire et instituer autrement la société.

Exiger que le politique fonctionne autrement, est souvent l'objet de critiques sociales et politiques pas toujours innocentes, affirmant son utopie, son irréalisme et sa radicalité. On peut inverser la question : qui s'est approprié le pouvoir de façon absolue et extrême pendant 57 ans ? N'est-ce pas aussi une forme politique de radicalité ? En réalité, il s'agit, pour le pouvoir réel et sa clientèle de «sauver» le système politique et ses hommes, par le détournement constant du politique. Il faut s'assurer que toutes les institutions continuent de fonctionner à l'identique.

La nouvelle donne est la volonté d'imposer «l'élection rapide» d'un nouveau président de la république. Que peut-il représenter ou faire quand le système politique actuel en serait l'unique concepteur, l'enfermant dans une mécanique politique pervertie par une clientèle «mobilisée» pour reproduire une posture d'allégeance ? Peut-on s'étonner que l'optique élective dictée avant même que le dialogue puisse être amorcé, ne semble trouver crédit qu'auprès du pouvoir réel et des quatre partis politiques flottants selon les circonstances politiques (FLN, le RND, TAJ et le MPA) prêts à vendre leur âme pour prêter allégeance au puissant du moment, en l'occurrence la hiérarchie militaire ?

*Sociologue

-Références bibliographiques

Lenoir Frédéric, 2017, Le miracle Spinoza, Paris, Fayard

-Mbembe Achille, 2010, Sortir de la grande nuit. Essai sur l'Afrique décolonisée, Paris, La découverte.