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Sauce rouge, sauce jaune : histoire d'un racisme «ordinaire» en Algérie

par Sid Lakhdar Boumédiene*

Dès ma plus tendre enfance, je me suis retrouvé au milieu d'un champ de bataille.

Celui qui opposait deux mondes qui s'envoyaient des amabilités à la figure. Sur le ring, dans un coin, ma ville d'adoption et d'enfance, Oran, et dans le coin opposé, la ville de ma famille paternelle, Tlemcen.       C'était un échange des plus raffinés et des plus courtois.

Les habitants de Tlemcen, pensant que leur ville est d'une origine dont la noblesse n'a d'égale que la grande civilisation ottomane à son apogée, et les « grandes familles » (disaient-ils) à en être les descendants, traitaient les oranais de gens rustres et vulgaires, à l'accent guttural des ouvriers sans culture. Des « bouffeurs de sardines » disaient-ils des habitants de cette ville portuaire qui ne pouvait qu'être le repère de dockers peu éduqués et d'oranaises aux vertus peu honorables.

Mais les oranais ne s'en laissaient pas compter et rendaient la politesse à Tlemcen. Une ville aux hommes tellement maniérés, dans leurs gestes et dans leur accent, qu'ils sont forcément... pensez à la          Cage aux folles, vous aurez le mot. Une « race de grippe-sous » qui ne consacre son temps qu'à l'argent et aux intérêts de la grande bourgeoisie locale.

A mon grand désespoir, l'un de mes auteurs préférés, Albert Camus, nous avait déjà traité de tous les noms. Mais il faut dire que les autres, les algériens voisins, ne les ont pas épargnés de leur mépris et de leurs ironies déchirantes.

C'était oublier que les oranais étaient dotés d'une très grande intelligence que forge l'ouverture au monde d'une grande ville maritime et avaient un coeur si plein de générosité qu'il en boucherait l'entrée du port, comme le chante la légende marseillaise. Ils ont toujours la porte ouverte, l'amitié facile et le sourire d'un... Oh non, ne me dites pas celui de Cheb Khaled. A l'inverse, c'était oublier que la bourgeoisie locale de Tlemcen s'est constituée avec la compétence et le travail acharné de grands artisans et commerçants de la tradition locale. Qui n'a pas vu un atelier d'artisanat fonctionner à Tlemcen ou un commerce, dans les années de mon enfance, ne pourra jamais imaginer le nombre d'heures et la peine qu'il fallait endurer pour arriver au niveau de la compétence locale.

Une bourgeoisie qui a envoyé ses enfants se former dans les plus grandes métropoles, nationales et internationales, pour devenir des chirurgiens, des ingénieurs et autres métiers. Ce qui a d'ailleurs rendu encore plus jaloux les charmants amis et compatriotes des autres villes.

Et dans cette atmosphère ambiante délicate, il y avait différentes formes raffinées par lesquelles se déversait le racisme ordinaire, celui de tous les jours, celui auquel on ne fait pas attention et qui permet de dire, sans vergogne, « nous aimons tous les algériens ». L'une d'entre elles tient son origine dans la différence des sauces qui accompagnent les plats locaux.

La sauce rouge des oranais, quelle vulgarité pour les gens de Tlemcen ! Grasse et ordinaire comme la ville et les gens.

La sauce jaune des Tlemcénéens, répliquaient les autres, une bizarrerie exotique qui ne pouvait être utilisée que par des gens prétentieux qui pensent être différents, jusqu'au choix d'une cuisine unique et ridicule.

Oui mais voilà, j'ai grandi et quitté Oran sans avoir jamais tranché, me disaient les uns et les autres, pour une fois réunis dans le rejet de ma différence. Je rencontrerai, bien plus tard, cette unanimité chez certains imbéciles pour m'insulter lorsque je défends les deux cultures, les deux langues nationales.

Moi, je voulais tout simplement leur dire qu'une part de mon algérianité était « sauce rouge » et que l'autre était « sauce jaune ». Et pendant qu'ils s'étripaient dans une bataille ridicule et obscène, je mangeais tranquillement l'une et l'autre avec le sentiment qu'il n'y avait pas de couleur lorsque les choses étaient délicieuses et faites avec un amour du partage. Et puis, un jour, je me me suis marié comme il est souvent le cas pour l'être humain.      

Et vous savez quoi ? Et bien je me suis marié avec une algéroise qui m'a fait des plats avec... UNE SAUCE BLANCHE.

(*) Enseignant