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DE LA POLITISATION DE L'HISTOIRE

par M. Saadoune

L'Histoire saurait-elle être un objet de droit et doit-elle constituer la base d'une législation ? La controverse, ancienne, est alimentée par la récente initiative des parlementaires français qui viennent de voter une loi pénalisant ceux qui nieraient «le génocide des Arméniens» perpétré par l'armée ottomane en 1915. Ce texte a suscité l'indignation des dirigeants turcs qui y voient, selon Recep Tayyip Erdogan s'exprimant jeudi à Ankara devant un parterre de journalistes, une manœuvre électoraliste du président français Nicolas Sarkozy.

Il faut dire que ces soucis électoralistes démagogiques sont récurrents en France, la fameuse loi sur les «bienfaits du colonialisme» ayant été faite dans le même esprit. Elle avait suscité une réaction vive des historiens français et, bien plus tard, celle des autorités algériennes. A l'évidence, les leçons n'ont pas été tirées. Et la tentative d'imposer une lecture fermée des faits de l'Histoire, qui plus est pour des raisons 100% électoralistes, reste de mise. Elle suscite une colère immense chez les responsables turcs que le ministre français des Affaires étrangères, par conviction ou par nécessité, tente d'apaiser et de calmer.

Le problème est que les politiciens français ne semblent pas comprendre que les hommes politiques turcs, eux aussi, ont une opinion publique et doivent en tenir compte. Et l'affront que vient d'infliger l'Assemblée française aux Turcs est trop important pour être occulté. Sans surprise, l'histoire des «bienfaits» du colonialisme en Algérie est intervenue dans la dispute entre Ankara et Paris. Sur le mode de la réponse du berger à la bergère, le leader turc a accusé la France d'avoir commis un «génocide» en Algérie.

L'appel de Juppé en direction d'Ankara à ne pas «sur-réagir» risque de se perdre dans le sable des passions provoquées par une loi électoraliste. Les lois «mémorielles», décidément en vogue à Paris, sont contestées par nombre d'historiens qui considèrent qu'il s'agit d'une intrusion du politique dans une sphère qui lui est étrangère. Pour les spécialistes, transformer un objet d'études académiques en histoire officielle sacralisée par le droit est une aberration. Il est dérisoire de tenter d'instrumentaliser l'Histoire en l'érigeant en vérité pénalement opposable aux opinions alternatives, aussi iconoclastes qu'elles puissent paraître.

Quelles exactions devraient donc figurer en objet du «code pénal historique» ? Jusqu'à quelle période faudrait-il remonter pour établir le catalogue des atrocités dont la contestation de la réalité serait pénalement punissable ? La démarche est, à tous points de vue, des plus incertaines. La controverse franco-turque est, indubitablement, déterminée par des considérations électoralistes à quelques mois d'élections présidentielles dans un contexte où les populismes - cette affaire en est une illustration - s'affirment dangereusement.

A Paris comme ailleurs, par temps de crise, de montées des tensions sociales et de la misère, la politisation de l'Histoire fait partie de l'arsenal habituel des diversions démagogiques. Mais en dénonçant ouvertement un «génocide» français en Algérie, Erdogan pose une question aux Algériens. Doivent-ils continuer à rester «contraints» dans l'expression sur les questions de l'Histoire ? Doivent-ils reprendre le propos d'Erdogan, voire surenchérir ? Le législateur français, en s'autorisant à légiférer sur la «vérité historique», a sans doute ouvert la boîte de Pandore !