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De la dédiabolisation à la banalisation: la France sous l'ombre du lepénisme: Le Front National a changé de nom, pas d'âme

par Salah Lakoues

Derrière le vernis d'un discours adouci, le Rassemblement National continue d'imposer son idéologie identitaire au cœur du débat politique. En vérité, c'est moins le parti qui a changé que la société française qui, insensiblement, a glissé vers lui.

« Le lepénisme n'a pas conquis la République : c'est la République qui s'est habituée au lepénisme. »

L'héritier sans rupture

Fille de son père et gardienne du temple, Marine Le Pen n'a jamais renié les fondations du Front National.

Nationalisme identitaire, rejet de l'immigration, préférence nationale, euroscepticisme : la matrice lepéniste demeure intacte.

Ce qui a changé, c'est le ton. Jean-Marie Le Pen provoquait, sa fille rassure. Lui scandalisait, elle normalise.

Mais sous la surface, la France qu'ils imaginent reste la même : repliée, homogène, nostalgique d'une grandeur perdue.

La dédiabolisation comme stratégie de conquête

En gommant les outrances du patriarche, Marine Le Pen a donné à son parti un visage fréquentable.

Quelques exclusions spectaculaires ont suffi à faire croire à une rupture. Pourtant, les réseaux, les cadres et les idées sont restés les mêmes.

Dans les campagnes délaissées, les villes moyennes, les anciens bastions ouvriers, le RN a bâti un maillage solide. Il s'est présenté comme le parti du peuple trahi, celui des oubliés de la mondialisation, des « Français de souche » inquiets face au monde qui change.

Le refoulé colonial, moteur silencieux

Derrière la peur de l'immigré se cache le spectre du passé colonial. La France n'a jamais digéré la guerre d'Algérie, ni les fantômes de l'Empire. Le silence officiel et le refus de reconnaître les crimes coloniaux ont produit une fracture mémorielle durable. Les accords de 1968 sur l'immigration - qui ont restreint les droits des travailleurs algériens-ont prolongé une relation inégalitaire née du colonialisme. Depuis, le discours nationaliste s'est nourri de ce refoulé : l'Autre reste désigné comme une menace, comme si la République se construisait toujours contre lui.

Quand la marge devient la norme

Le plus spectaculaire dans la trajectoire du RN n'est pas sa progression électorale, mais la victoire culturelle qu'il a remportée. La droite classique, puis la macronie, ont repris ses mots, ses thèmes, ses obsessions : l'immigration, la sécurité, la laïcité dévoyée en instrument de suspicion. Ainsi, les marqueurs du FN d'hier sont devenus les lieux communs du débat public d'aujourd'hui.

Le lepénisme est devenu la langue du politique, celle qui parle à la peur, au ressentiment, à la nostalgie.

Une République qui se rétrécit

La France, fatiguée de douter, cherche un refuge dans le repli. Mais derrière le masque républicain, c'est une vision ethno-culturelle de la nation qui s'impose. L'universalisme n'est plus vécu comme un idéal, mais comme une menace. Ce n'est pas seulement un échec électoral de la gauche ou du centre : c'est une crise morale. Le lepénisme prospère sur une France qui ne croit plus à sa propre promesse d'égalité et de fraternité.

La vraie dédiabolisation est intérieure

On a cru qu'il suffisait de diaboliser le RN pour l'affaiblir. Mais la diabolisation sans introspection n'a fait qu'alimenter la victimisation. Le problème n'est pas seulement politique : il est dans nos consciences.

Si la République veut se sauver, elle devra affronter ses ombres-le racisme ordinaire, le refoulé colonial, la peur sociale devenue haine identitaire. Car le lepénisme n'est pas une parenthèse : il est le miroir d'une France qui ne s'aime plus.