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Allias, voit tout

par El Yazid Dib

Lui, il est un peu spécial. Je le vois chaque matin, soit au seuil d'un café, soit sur un muret de cité. Retraité, à l'allure un peu vieillotte, sa mission, sinon sa façon de consommer ce temps dont il ne semble plus apprécier son déroulement, consiste à épier, scruter, scanner, diagnostiquer tout ce qui rentre, passe ou s'affiche devant ses yeux. Il l'observe avec toute l'assiduité qu'aurait un médecin pour ausculter un patient. Son regard se fixe sur la personne et la suit sans aucun mouvement de paupières. Ce regard, à l'apparence inquisiteur, violeur d'intimité ne serait en fait qu'un canal pour satisfaire et pour rien une curiosité inutile. Ça a l'air, pourtant de lui plaire.

Au café, le matin, il se range de manière à avoir toujours un zoom baladeur telle une sentinelle dans son poste de garde. Ses mains étreignent ardemment un zendjabil en infusion qu'il oublie parfois, à force d'avoir l'œil ailleurs. Enfin, uniquement sur ce qui se mouvemente. Je le vois voir. Sans baisser les yeux, il tourne la tête en direction de sa cible jusqu'à extinction de l'image. Soit jusqu'à la disparition de l'objet humain de son champ visuel ou l'entrée en scène d'une nouvelle cible. Il ne se fait nul obstacle pour vous dénuder, à vous faire soupçonner qu'il tente de distinguer en vous une probable connaissance d'Eve ou d'Adam, de camaraderie scolaire ou de voisinage immédiat. Le soir, dès le moment crépusculaire, à proximité de la plus proche mosquée, il est encore là. Assis sur un carton de fortune soclé à n'importe quoi, en l'absence de bancs publics, il continue à exercer sa façon de perde du temps. Sa poursuite visuelle, cette fois-ci se porte, non seulement sur les badauds, mais se pose également sur tous les points qu'il prendrait certainement pour des défaillances urbanistiques ou naturelles. Un minaret pas assez long, un réverbère mal situé, un adhan qui manque de piété ou une pelouse mal taillée. Lui aussi, en plus de ses yeux qui ne pardonnent aucune absence de symétrie, s'érige silencieusement, en ingénieur, architecte, paysagiste ou inspecteur général.

Ce tableau virtuel, parfois réel est un peu l'œuvre de chacun de nous. Nous ne savons pas toujours bien regarder. Sinon, on ne le fait pratiquement que sur le négatif. Pour bien savourer la beauté de quelque chose, il suffit de penser à la laideur de l'autre. Passer son chemin, laisser passer, apprivoiser son iris, donner un sens à sa vue, font partie de la noblesse que nous offre les belles choses.bon ramadhan. Je ferme mes yeux tout un mois.