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Quartier et mentalité «Je m'en fous»

par Amine Bouali

J'ai appris de la bouche d'un ami médecin qui a longtemps vécu et exercé dans la bonne ville de Béjaïa, qu'il existait, sur les hauteurs de cette cité historique, un vieux quartier datant d'avant l'Indépendance que les Bougiotes appellent familièrement « quartier Je m'en fous». Il aurait été désigné ainsi car à l'époque coloniale, deux familles qui y résidaient n'arrêtaient pas de se chamailler. Quand ce n'était pas les hommes qui se disputaient, c'était les femmes et les enfants qui en venaient aux mains, et à chaque fois la police intervenait pour calmer les esprits. Cependant comme leurs querelles ne prenaient jamais fin, un jour le commissaire de la police coloniale de l'époque, en entendant parler d'une énième bagarre entre les deux familles irascibles, leva les bras au ciel et s'écria, un brin fataliste mais suffisamment méprisant: «Je m'en fous de ces gens-là !».

Ce vénérable quartier de Béjaïa doit peut-être son surnom effectivement à l'anecdote rapportée ci-dessus, mais il n'en demeure pas moins que la première idée qui vient à l'esprit lorsqu'on entend parler, quelque part, dans le monde de «quartier Je m'en fous» est que ce lieu d'habitation a été érigé dans l'anarchie la plus complète, sens dessus dessous, sans le moindre souci des lois d'urbanisme élémentaires, mais aussi que ses habitants font preuve d'un déficit de correction et d'un laisser-aller inhabituels.

Lorsqu'on déambule de nos jours dans les rues et les quartiers de nos villes (et pas forcément les moins cossus), quand on voit l'état déplorable dans lequel se trouvent certains bâtiments, places et artères, lorsqu'on s'aventure dans certains bureaux, administrations et lieux ouverts au public, quand on a affaire à certains comportements qui sont tout sauf patriotiques ou inspirés de notre religion, on a parfois, c'est vrai, le sentiment douloureux de vivre dans une « époque Je m'en fous », d'évoluer dans un « environnement Je m'en fous », d'être tous autant que nous sommes victimes d'un « état d'esprit Je m'en fous ».

La vie harmonieuse en collectivité implique des règles que chacun est tenu de respecter scrupuleusement, et lorsqu'on exerce un métier, lorsqu'on entreprend une action ou une démarche qui ont une incidence publique, lorsqu'on assume une responsabilité, ou même lorsqu'on est un simple citoyen, cela sous-entend qu'on bénéficie, bien sûr, de droits mais aussi qu'on est astreint à des devoirs qui ne souffrent aucune exception (si on veut évidemment que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes).

L'inconscience, la non-exemplarité, le non-sérieux, le «je-m'en-foutisme», «la mentalité Je m'en fous» n'ont jamais mené bien loin ni les individus, ni les peuples ni les nations ni édifié quoi que ce soit de valable nulle part. « La vigilance est le chemin du royaume immortel. La négligence celui qui conduit à la mort » rappelle sur un plan spirituel mais également séculier une belle sagesse bouddhique.