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Le règne de l'individu finissant

par Derguini Arezki*

Nous n'aurions plus besoin d'enfants, de famille, mais de travailleurs. Ou plus exactement nos enfants ne sont plus à notre service. Ou encore s'ils l'étaient, ils ne nous suffiraient plus. Notre souci actuel est donc de commander au plus grand nombre de services, pour ne pas dire de serviteurs, mécaniques de préférence, car obéissant à leur tâche définie.

Nous sommes alors seuls « maîtres à bord », bien davantage qu'en chef de famille. Le marché triomphant nous dispenserait alors de la famille, du reste, quels services cette « antiquité » pourrait-elle offrir comparés au marché ? Et puis, la famille ce sont des conflits, du désordre, non plus de l'entente. Des esclaves mécaniques et des conjoints à la carte, c'est plus tranquille. Sauf si la famille s'avérait être autre chose qu'un prestataire de services, sauf si la délibération et l'entente étaient de mise. Nous ? Ce sentiment parcourt certes l'ensemble de la société, il est devenu le rêve de chacun, mais il n'est une réalité que de l'individu dans sa forme la plus développée, tel que nous le présente les sociétés développées : l'individu de la classe moyenne supérieure, l'individu désirant sans fin[1]. Rêve de tous, postulat aussi de la Science économique, mais réalité de quelques-uns, plus nombreux au Nord qu'au Sud. En même temps qu'« une histoire prend fin : c'est l'histoire du désir amoureux en Occident »[2].

Un monde de travailleurs et de pouvoir d'achat

L'éducation et la santé ne sont plus ce qu'elles étaient, elles sont maintenant le fait d'une armée de travailleurs. Il faut maintenant des travailleurs pour s'occuper de l'éducation des enfants que nous ne voulons plus, leurs coûts devenant insupportables, sinon que d'adoption par bienfaisance ou lorsqu'il nous reste quelque souvenir de la piété familiale. Une éducation donc si compliquée qu'elle ne peut plus être de la compétence des proches, si coûteuse qu'elle ne peut plus être un investissement. Il faut aussi des travailleurs compétents pour prendre soin des personnes âgées, qui se fient davantage dans un système de sécurité sociale que dans l'assistance de leurs enfants. L'interdépendance familiale, collective, a cédé la place à l'interdépendance sociale, marchande et étatique, au pouvoir d'achat de l'individu et de la société. Nous voulons dépendre du marché et de l'État, pas de nos proches et voisins. Nous voulons être des prestataires de services et être quittes autant que possible dans chacune de nos transactions. Nous voulons choisir et « contracter » nos relations personnelles et être libres de pouvoir nous en défaire. Nous préférons les relations impersonnelles aux relations personnelles, nous préférons la loi au-dessus de tous qui impose souvent au Sud des dictatures et l'anonymat au contrôle « social », au débat social et au consensus.

Les enfants ne sont plus la raison d'être des ménages - les individus ne veulent plus être des parents, l'argent a pris la place. La reproduction démographique, le rapport des actifs et des inactifs, n'est plus l'affaire des ménages, mais celle de la Société, de son Etat et de ses marchés.

La société des individus qui ne veut plus d'enfants, qui s'épargne la tâche d'être parents, a quand même besoin de renouveler son armée de travailleurs. Pour ce faire, elle importera les actifs dont elle a besoin des pays pris dans la trappe du revenu intermédiaire où chôment les diplômés. Elle adoptera une politique dite d'immigration choisie : qualifiée, assimilable et soumise quand elle ne pourra pas substituer des esclaves mécaniques à sa déficience démographique. Ce qui ne va pas sans risques. Il était des temps où l'assimilation était beaucoup plus aisée. Il suffit de comparer les politiques du Canada, de la France, de la Grande-Bretagne et de la République fédérale allemande : apparaissent partout des « minorités ».

La société des individus a donc un besoin crucial d'énergie et d'innovations technologiques pour lui permettre de multiplier ses esclaves mécaniques. Elle veut globalement obtenir de l'immigration ce que ne lui donne plus sa démographie pour produire des travailleurs subalternes en même temps qu'une énergie d'importation, abondante et bon marché, pour substituer du capital au travail et tenir en respect sa « classe ouvrière ». Les adultes n'ont plus besoin d'une progéniture pour subsister ? le système de sécurité sociale apparaît plus sûr et plus désirable ; la femme n'élève plus d'enfants, elle ne veut plus être soumise à la double tâche qui affecte sa compétitivité. Elle veut faire partie de la course à l'innovation. Les enfants ne prennent plus soin de leur mère, la société de marché le ferait mieux. Les individus et la société se fient davantage à leur pouvoir d'achat. À ne pas confondre avec l'argent dont certains ont le culte. Les banques créent de la monnaie, les entreprises du pouvoir de vendre et d'acheter. Bien sûr les banques et les marchés financiers se mêlent du travail des entreprises, mais pas toujours bien. Ce n'est pas un hasard si pour faire contrepoids aux marchés financiers on réclame une responsabilité sociale des entreprises.

De ne pas vouloir dépendre de relations personnelles et de la confiance d'autrui, préférer l'obéissance au débat, des esclaves (mécaniques ou pas) à des hommes libres, rêver d'un individu qui trône sur les choses, où cela conduit-il ? Nous étendons nos réseaux d'interdépendance, nous multiplions nos besoin en énergie, nos déchets, jusqu'où cela se peut-il aller ? Leur extension les fragilise, multiplie les risques. L'Allemagne découvre les risques de sa dépendance à la Russie. Les pays du Sud découvrent la multitude de leurs interdépendances asymétriques avec le Nord, aujourd'hui les dangers de leur dépendance aux céréales russe et ukrainienne. Toutes ces interdépendances asymétriques qui peuvent devenir intenables, comment peuvent-elles se résoudre ? L'Allemagne y répond par son réarmement, l'insécurité alimentaire déstabilise les pays du Sud.

Les relations asymétriques peuvent rompre et leur rupture menacer la cohésion sociale. Cela se voit bien aujourd'hui dans le monde. Des signes de bipolarisation des sociétés avec la globalisation de l'économie et la concentration de la propriété menacent les sociétés de nouveaux désordres, la capacité d'intégration du marché et de l'État social fléchit. Les relations d'interdépendance créées par la globalisation sont remises en cause, elles veulent être resserrées, rééquilibrées. « On ne peut plus dépendre de n'importe qui », entend-on dire désormais. Le marché sous le capital financier serait allé trop loin en abstraction, il n'aurait pas distingué entre amis et ennemis, sociétés démocratiques et sociétés autoritaires. Il faudrait reterritorialiser. Pour la survie de l'Empire américain, l'Allemagne ne doit pas devenir un centre de gravité de l'Europe et du monde, la Chine ne doit pas surpasser technologiquement les USA. La globalisation doit se régionaliser, mais autour de quels centres ?

Cours des choses et « esprit du temps »

Que devient donc ce rêve d'émancipation de l'individu qui s'incarne dans une classe moyenne supérieure et qui sous-tend les aspirations de tout un chacun ? Alors que le rêve se généralise, la classe moyenne se délite partout. Jusqu'où ira cette divergence ? Car quid de l'avenir de la classe moyenne, de cette tendance jusqu'ici croissante à l'individualisation des modes de vie ? Pourra-t-on continuer de dépendre d'un nombre croissant d'esclaves mécaniques, de travailleurs étrangers ? La Chine et l'Inde pourront-elles prendre leur place dans le monde sur le mode occidental ? Ces milliards d'humains qui veulent vivre comme les Occidentaux le pourront-ils ?

Bien des signes annoncent un renversement de tendances. Ethnonationalismes et menaces sur la classe moyenne, en tête, planent sur le monde. Les « mentalités » mettent plus de temps à changer que la réalité. Le sol commence à se dérober sous les pieds de l'individu-roi. Un individu qui persiste à devenir roi face à un royaume qui se défait, quels désordres dans le monde cela occasionnera-t-il ? L'individu s'acharnera à refaire son royaume, il lui faudra probablement quelques défaites cuisantes avant qu'il ne s'avoue vaincu et ne tire sa révérence. L'Homme occidental, l'Homme moderne a de nouvelles guerres en face de lui. Il défendra encore quelque temps son mode de vie. Il faut se souvenir de l'arrogance du colon qu'il a été. Elle aura perdu de sa morgue, mais pas toute sa morgue.

Nous semblions coincés entre État et marché, et voilà que la tribu resurgit. Une tribalisation des sociétés occidentales est perceptible, les tribus blanches se dressent contre les éléments de tribus étrangères qu'elles ont importées, mais qu'elles ne peuvent plus assimiler. L'ethnonationalisme est de retour. La « société ouverte » se ferme. Il semblerait que la Tribu tienne sa revanche sur la Société. Son esprit s'insinue dans les structures défaites par le progrès technologique et la nouvelle compétition internationale. Celles-ci ont métamorphosé les conditions de vie et de travail : classe ouvrière atomisée, syndicats ouvriers squelettiques.

Mais accepter un tel fait, une telle réalité, est encore loin de l'imaginable. La tribu appartient au passé archaïque pour la pensée moderniste, on la croit historiquement défaite. Dans cette pensée, son retour est impensable. Elle est encore trop chargée négativement, elle ne signifie pas délibération démocratique, mais guerres tribales : sans État transcendant pas de salut. La nation multiethnique, il ne faut pas encore y penser, nation et ethnie seraient antinomiques[3].

On ne peut pas prendre pour exemple d'autres pays que ceux d'Occident. Mais qu'opposera-t-on à l'ethnonationalisme qui fait la fierté et la puissance ou les dissensions de certaines sociétés ? Dans des sociétés qui ont parié sur le travail avant tout et le triomphe des relations impersonnelles, comment réinjecter de la confiance sociale et internationale ? Comment refaire corps ?

Le désir de n'obéir qu'à soi

Mais d'où vient le pouvoir de l'argent qui permet d'acheter le travail d'autrui hors de la dépendance personnelle ? À quoi tient ce désir d'indépendance de l'individu ? Il tient probablement et communément au désir d'accéder à une multitude de services. Plus fondamentalement, il tient au pouvoir de commander et de ne pas obéir. Au désir de commander au plus grand nombre et d'obéir au moindre. Au désir de commander et de n'obéir qu'à Dieu, diront certains. Au désir d'être dans le haut de la pyramide sociale et non dans le bas. Au désir de trôner sur les autres, d'être roi et de briller par sa cour.

Chacun désormais voudrait devenir roi, la société des individus est de libre compétition, le roi n'est plus de naissance et de droit divin. Désir qui ne connait plus de limites, individu désirant sans fin, soutenu par la croyance dans un progrès infini et une dynamique de croissance éternelle. Croyance qui a été raffermie pendant toute la période d'ascension de la civilisation occidentale, qui survit, mais se craquèle avec son déclin. Les humains ne produisant plus leur énergie, ils l'ont supposée alors inépuisable comme le seraient le progrès technologique et l'intelligence humaine.

On reproche aux présidents français de s'apparenter à des monarques, mais n'est-ce pas le modèle de tout individu français que d'être un roi entouré de sa cour ? L'Europe est hantée par ses empereurs, ses monarques et ses princes. Entre monarques, princes et sujets, la relation personnelle jamais pure a multiplié ses médiations. L'argent, équivalent général, a pris la place de la terre. Le roi a pris la place du patriarche.

L'individu, l'(irr)responsable et l'innovation

De quelle nature est ce désir qui nous attache à accumuler et multiplier le nombre de serviteurs ? Le désir de sécurité, de puissance dans un monde où la guerre de tous contre tous est la règle ? Le monde commençant alors par se diviser en maîtres et esclaves, en guerriers et travailleurs ?

Les uns conduisant la guerre et accordant la protection aux autres ? Aux uns le travail et la sécurité, aux autres le droit de vie et de mort ?

La guerre n'a pas qu'un seul visage. Celle que l'on dit aujourd'hui hybride l'a toujours été. La compétition est une guerre pacifiée, réglée par ses vainqueurs, toujours prêts à rétablir leur paix par la force si elle est menacée. Elle a ses règles et ses résultats. Elle a ses morts, mais de mort lente, de mort sociale, mais pas physique.

Les guerriers ont toujours été ceux qui ont eu le courage d'affronter la compétition, de bousculer ses conditions et ses résultats. L'attachement à la vie (biologique), à la sécurité, sépare les travailleurs des guerriers. Les guerriers n'aiment pas la mort, leur mort biologique n'est pas leur mort. Ils vivent une autre vie au travers de ce qu'ils lèguent. Ils sont attachés à des valeurs et des faits, pour lesquels ils peuvent donner leur vie.

Mais au fait, les individus qui ne pensent pas, surfent sur la vague, sont-ils des individus ? Les travailleurs irresponsables sont-ils des individus ? Qu'ont-ils besoin de penser ! Les individus qui se ressemblent sont-ils des individus ? On disait qu'ils ne l'étaient pas dans la société tribale dite de « solidarité mécanique ». On disait qu'ils se ressemblaient tous.

Le désir de singularité qui anime les individus d'aujourd'hui, les singularise-t-il vraiment ? Leur permet-il davantage que de faire partie de la course ? Une course avec ses épreuves reines et ses épreuves élémentaires. En vérité seule une minorité des individus se singularise et irradie sur l'ensemble de la société. Celle que l'on pourrait dire des princes à une certaine époque, dans certaines sociétés. Ou de manière générale, celle des innovateurs. Les autres imitent et copient, ils n'en demandent pas plus.

Des suivants qui ont ou n'ont pas la modestie de l'admettre et d'autres qui aspirent à coller à leur modèle (les disciples), certains d'entre eux, aspirants individus, à les dépasser.

Le jour dispute l'existence à la nuit et la nuit au jour. La noblesse vit et meurt, elle naît de la bassesse qui ne peut plus croître, elle meurt dans la bassesse devenue envahissante. Séparer et opposer dans des entités distinctes noblesse et bassesse est vain. Cela les vide l'une de l'autre et les empêche de se renouveler. Chacune a sa saison. Comme le jour et la nuit, les saisons, c'est en alternant qu'elles se renouvèlent.

La noblesse se corrompt, bassesse et noblesse se transforment en leur contraire. La noblesse qui oublie ses conditions d'émergence, oublie de quoi elle tient, se corrompt ; ce qui ne peut plus choir s'élève pour ne pas s'éteindre et ce qui ne peut plus s'élever, a épuisé ses forces, choit. Les héros n'ont pas eu la vie suffisamment longue pour décevoir. Lors de la saison de la bassesse, la noblesse est vaine, les innovations sont mauvaises. Il faut que la saison de la bassesse décline, se ruine, pour que celle de la noblesse provienne.

Le règne de l'individu commence à décliner au moment où il a atteint son apogée. En gagnant le monde, il épuise ses ressources. Selon les lieux, cela sera plus ou moins tragique. D'autant plus tragique là où il est arrivé tard. À peine arrivé, il doit repartir : difficile ou facile transition ? Cela dépend. Grandement de l'usage que les sociétés auront fait de leurs ressources.

En guise de conclusion provisoire. Il se dit parmi nous, sur les réseaux sociaux, que les femmes se marient pour divorcer. Voilà ce que je n'avais pas osé formuler. On peut ajouter que les hommes, à côté, se marient pour avoir un complément de revenu ou une aide familiale.

Les femmes étudient et travaillent pour échapper à l'enfermement domestique. On s'étonne que les filles soient plus diplômées que les garçons. Elles étudieraient donc pour se marier et travailler, puis pour être indépendante. (Les femmes, mères au foyer, quant à elles, désespèrent de voir leurs enfants quitter le nid familial.) Pourquoi l'indépendance resterait-elle un attribut masculin ? Leur indépendance financière et leur statut de mère assurent leur indépendance sociale.

Le mouvement d'émancipation est inéluctable si le cours des choses ne connaît pas de mouvement d'inflexion, si le cours des choses ne trahit pas « l'esprit du temps ». Il est dissipateur si le cours des choses et « l'esprit du temps » s'en vont séparément. Dans les pays du Sud, victimes d'élites qui maltraitent leurs sociétés, la famille et la tribu ne finissent pas d'agoniser. Leurs sociétés doivent vite retrouver leurs esprits pour ne pas faire naufrage.

*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

Notes

[1] « Plus de la moitié des foyers à l'intérieur des grandes villes sont composés d'une personne seule. Connectés. Et seuls. « Vingt-millions d'adultes célibataires en France assurent le succès des sites de rencontre », titre un quotidien. La moitié des couples luxembourgeois ne désire pas d'enfant et, d'ailleurs, change de partenaire de vie tous les douze ans, en moyenne. » in Hervé Juvin. Le gouvernement du désir. Gallimard. 2016.

[2] Ibid. et c'est l'histoire

de ce livre poursuit l'auteur.

[3] Nous en sommes encore à parler en termes de droits des minorités. https://www.un.org/french/WCAR/e-kit/minority.htm