Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Cette génération stérile qui ne veut (peut) pas avoir d'enfants

par Kamel Daoud

Hier c'était le premier novembre. Tellement hier. Si longtemps. L'actualité a cet étrange sens d'une morsure entre amis. La génération dorée a, donc bel et bien, mal fini : elle se mange jusqu'aux os des martyrs. Comme des naufragés, sur une île nue et qui ne trouvent plus rien à manger. Donc on mange Messali. Mangé par Abane. Mangé par Krim, mordu lui-même, en Allemagne. Rien de noble. Juste fascinant cette orgie d'insultes et de procès, en trahison. De quoi cela est le signe ? D'une sombre affaire mêlant histoires, os et suicide. Une nation qui a un avenir se reconnaît, à cette affaire : ses héros deviennent des ancêtres, s'élèvent, deviennent nuages et cèdent leurs prénoms aux nouveau-nés. Alors l'histoire s'écoule, les murs s'élèvent et on bâtit. Mais quand les héros persistent, se griment et ne veulent pas mourir, une odeur de pourri s'étend. Ils deviennent carnivores, se mangent et sont laids à voir ou à toucher. Rien de pire, pour une nation, que des Pères qui ne lâchent pas la terre. C'est de l'inceste. Avant de finir en massacre. D'ailleurs, tout le pays est étranglé par ce nœud de la filiation : Si Bouteflika ne veut pas lâcher le pouvoir et n'a pas d'enfants, c'est qu'il n'est pas le seul. Toute la génération dorée ou en faux or, est touchée par cette impossibilité, cette infécondité hargneuse.

On se trompe, donc, en s'attardant sur la seule explication politique du blocage du régime algérien. Il s'agit d'une angoisse, face au temps et à la mort. La génération dorée ne veut pas quitter le pouvoir, quitte à mordre la terre et l'enfant. Elle est affolée par la mort et se réfugie dans la mystique de la responsabilité des libérateurs et du tutorat sur des indigènes qui ne peuvent que se manger, sans les colons ou l'auto-colonisation. Tout est dans le sang. Tout est dans l'enfantement bloqué. D'ailleurs, les enfants du Régime ont cette étrange apparence d'enfants prématurément vieillis par la servilité, pour mieux ressembler à une résurrection. Ce sont des corps monstrueux. « La sale besogne » slogan d'Ouyahia est une profession de foi de maquilleurs de cadavres et pas seulement le sacerdoce d'un administrateur.

Sombre intuition d'un pays, tellement ravagé et violé, qu'il ne peut songer au bonheur calme d'une vie de famille. Tout est lié à une guerre faite ou refaite. Mines dures, visages fermés, robes noires, hymne en boucle, culpabilisation du désir et des descendants, le culte des martyrs est une sombre affaire, au lieu d'être un souvenir qui encourage. Nous sommes un peuple qui tourne en processions forcées. Quand on ne tourne pas autour de l'au-delà, on tourne autour d'une ou de dix tombes. J'ai de l'admiration pour le courage, mais le martyr m'a toujours apparu comme une affaire tournée en infanticide.

Etrange loi : on ne peut pas manger un souvenir mais un souvenir peut vous manger.