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La paupérisation, cette indignité des nantis

par Farouk Zahi

«La pauvreté où qu'elle soit est une menace pour la prospérité où qu'elle soit» (Franklin.D.Roosevelt).

En cette fin d'octobre pluvieuse, un vieil homme est attablé dans un des nombreux cafés qui longent la route nationale (RN46) qui relie BouSaada à Biskra. Son voisin de table qui l'observait, discrètement, décela chez ce hère, non seulement le poids des ans mais les affres du dénuement social. Vieille toque décharnée, trench-coat élimé, pantalon fripé et godillots boueux avec en sus une barbe sel et poivre de plusieurs jours, l'homme exsudait la détresse humaine dans toute sa plénitude. Il buvait à grandes gorgées un café crème. Il ne fit de la tranche de tarte à la crème offerte par un consommateur qu'une bouchée. Décidément le monsieur avait faim. S'essuyant la bouche d'un revers de main, il se leva s'aidant de sa canne noueuse et se dirigea vers la porte de sortie. Dehors le vrombissement des moteurs des poids lourds couvraient le tumulte environnant. Dans leur langage imagé, les prospères négociants du siècle dernier, disaient de leur camion : « Un de ses ronflements (le Berliet), éloigne à jamais la misère ». Chargés lourdement de produits agricoles des terroirs méridionaux du Souf et des Ziban, ces engins rugissants emprunteront les routes qui mènent vers le Nord en processions ininterrompues. L'inversion des axes d'approvisionnement nord-sud est bien là. Grace à l'initiative privée, de nouveaux greniers ont vu le jour dans ces contrées, jadis, désolées. La production dattière en plein croissance serait cette année exceptionnelle selon les prévisions des spécialistes. Les quelques frémissements vis-à-vis de la rente générée par l'or noir, annoncent timidement de nouveaux comportements en direction d'autres ressources générées notamment par les expériences concluantes de l'or vert dans les mêmes territoires.

Cette insolente prospérité est étalée ostentatoirement par le faste des cortèges nuptiaux où les dépenses en jeux pyrotechniques dépassent l'entendement. Les processions de véhicules rutilants ramenant les hadjis des aéroports, ne font plus l'exception, elles en deviennent la règle. Les frais induits par le festif surpassent souvent les frais du pèlerinage. Si auparavant, ce rite religieux était individuel, il devient présentement familial. Notre vieil homme rencontré au café, mangera à sa faim pendant plusieurs jours que dureront les « dhifa » des pèlerins revenus sains et saufs après les catastrophes de la Mecque et de Mina ; il en ramènera dans sa besace quelques morceaux de viande glanés à l'issue des festins. Rendant grâce au Seigneur d' avoir épargné les leurs d'une funeste destinée, les clans ou les familles organisent à grands frais des tables de bonne chère et ce sera à qui surprendra l'autre par la qualité et le nombre de plats et de corbeilles de dessert. Cela, peut durer jusqu'à une pleine semaine.

A une vingtaine de kilomètres de là, le vieux couple qui revenait d'une randonnée au Sud, prend à son bord, une dame d'âge moyen qui faisait de l'auto-stop. Rassurée par l'âge du couple, elle prend place après une brève hésitation. Après un ou deux kilomètres, la discussion s'engagea spontanément entre les deux femmes. La passagère déclina rapidement son statut de veuve, la disparition de son conjoint l'obligea à élever seule, ces deux enfants. L'ainé, un garçon qui a raté sa scolarité est sans emploi, la puinée est au lycée. Pour subvenir aux besoins vitaux et incompressibles de sa couvée, elle, en dépit de son extraction rurale donc traditionaliste, a été obligée de faire les ménages en ville. Son choix n'est pas fortuit, il est même délibéré, car travailler dans un service public, l'exposerait sans coup férir au courroux du clan auquel elle appartient. On aura remarqué cette propension épidermique et même maladive à vouloir défendre l'honneur machiste de la tribu contre le commérage que contre l'indignité de la sébile. Déposée à proximité de la gare routière et se fendant dans la foule, presque personne ne saura d'où elle vient ou elle va.  

Le vieil homme du matin, repus de victuailles, passera voir son concitoyen du village qui tient une discrète petite boutique où il répare des radiateurs d'automobiles. N'ayant pas pignon sur rue, il se contentera d'un vieux radiateur poussif à déboucher ou à souder. Avec l'avènement de l'usage unique, cette profession se meurt. On ne répare plus ce genre d'article, on le remplace par du neuf. Quittant son village situé à une cinquantaine de kilomètres en plein de la tourmente sanglante des années 90, Kouider, c'est son nom, s'est installé d'abord dans une sorte de village nègre de la périphérie urbaine, avant de trouver refuge au bord de la route nationale sentant le naphte et le cheptel ovin. Comptant neuf membres, sa famille qui s'est citadinisée à de plus en plus d'exigences. Il n'arrive pas joindre les deux bouts. Sa construction non achevée, est encore ouverte aux quatre vents. Sans parquet, ni commodités sa demeure est encore à l'état de chantier. Il craint surtout la venue de l'hiver qui dans ces contrées le froid est des plus mordants. Salah, son fils de quinze ans et sur lequel, il fondait de grands espoirs ne va plus à l'école ; non pas par inaptitude scolaire mais par indigence de moyens matériels. Il avouait à son voisin qui le haranguait pour continuer sa scolarité, que le sarcasme de ses camarades de classe l'a obligé à jeter l'éponge. Il, ou du moins son père ne pouvait pas se permettre de lui payer des jeans et des palladiums à 10.000 DA.et il en faut plusieurs.

Abdelmalek, est cet autre compagnon d'infortune qui faisait vivre sa petite famille de son métier de peintre. Il subissait un malcontreux accident du travail. Son patron qui le faisait travailler au noir s'en sépara sans état d'âme. Presque handicapé, il eut recours à son conjoint pour ramener la pitance à ses trois fillettes en bas âge. Emargeant sur le budget alloué aux communes pour I.A.I.G (indemnité pour activité d'intérêt général) dans le cadre du Filet social, elle est employée dans une cantine scolaire pour un salaire inique, tout comme ses congénères d'ailleurs.

A propos de cantine scolaire, le chroniqueur a, au cours de ses pérégrinations, rencontré des cohortes d'élèves supposés prendre un repas complémentant leur construction nutritionnelle sortir de leurs cours munis d'une miche de pain et une portion de fromage ou un pot de yaourt percé par le bas que l'enfant biberonne faute d'autres moyens. Le comble de l'inconséquence, c'est qu'en guise de dessert, on lui offre une banane verte et indigeste et dont la maturation est encore lointaine. Si tu n'as point honte, fais ce qui te plait ! dit la sentence.

Ces quelques exemples illustratifs, renseignent si besoin est sur l'inefficience des mesures édictées aussi bien par les pouvoirs publics en matière de transferts sociaux que des forums des chefs d'entreprises et autres organismes. Les dépenses induites par les conclaves et rencontres, en matière de restauration du moins, peuvent couvrir les besoins nutritionnels de centaines d'individus. Les collectivités locales qui ne se mobilisent pas contre la faim, faute de ressources budgétaires les trouvent curieusement quand il s'agit de nourriture d'équipes de football et d'élus locaux. Et c'est souvent en dehors de toute compétition sportive ou de réunion officielle que des gueuletons entre amis sont pris dans des restaurants attitrés au frais de la communauté.