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Le jour où un Premier ministre marche avec son peuple

par Kamel Daoud

Finalement, il n'existe plus que deux sortes de pays «arabes» : les libérés et les non libérés. Dans les pays libérés, le Premier ministre descend dans la rue, dans la place publique, parle aux gens qu'il gouverne, prend leur eau et leur pain et leur façon de parler. Le Moubarak du coin est mort et les siens sont pourchassés même sous la terre. Le pain y est dur, l'économie en crise, l'insécurité relative, mais l'avenir y a au moins un prix et le peuple le paye. Les policiers y sont là pour la sécurité du peuple et pas pour protéger le régime. La matraque sert contre le voleur et pas contre le manifestant, le futur est l'affaire de tous et le présent au bout de l'index. L'histoire nationale n'est plus une autobiographie et les ENTV parlent des gens et ne parlent pas à leur place. Les islamistes y sont une minorité et la démocratie quelque chose de traduisible en langage de cafés. Dans l'ensemble, cela ressemble aux premiers jours de l'indépendance mais avec ce côté moins naïf et moins pompeux et moins illusoire.

 Dans les pays non libérés, le Moubarak tient encore le sac de la semoule et l'utilise pour acheter du temps. Le Premier ministre ne descend jamais dans la rue car il doit de l'argent à tous et les ministres sont choisis par quota, dans un sac de scrabble. L'ENTV y parle de son maître qui y parle de lui-même, même quand il n'ouvre pas la bouche. L'armée y est divisée en deux : celle du peuple et qui lui ressemble, et celle des vieux chefs et qui ressemblent à leur chef. Le ministre de la Défense y est mal vu ou n'existe pas. L'argent y est en Suisse, la main-d'oeuvre y est chinoise, les projets nationaux commencent par la maison familiale, les élus payent leurs mandats avant de se faire payer leurs votes, les partis d'opposition sont traités comme des étrangers nuisibles et la liberté d'expression y est en mode vibreur. Personne ne se sent chez lui et le pays n'est associé à la terre que par convocation. Les élections y sont fausses, les chiffres menteurs et les levers de soleil à peine discernables d'un soupir fatigué. Du Maroc à l'Irak, c'est donc la nouvelle latitude qui sépare la liberté de la libération. A gauche du destin, les gens qui doivent encore décoloniser et à droite, les gens qui décolonisent dans la souffrance, le chaos ou l'effort. Chacun est donc libre d'avoir un passeport ou seulement le pas de sa porte.