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Accélération vertigineuse des évènements

par Pierre Morville

L’hiver démocratique arabe va bientôt se transformer en un printemps bouillonnant.

Vertiges ! Il n’est pas de semaine, de jours qui n’apportent leur moisson d’évènements exceptionnels. L’Internet, qui est l’un des vecteurs de la déflagration (Facebook, Twitter…), fourmille de faits, de témoignages, de tribunes, d’analyses. Les télévisions renvoient en boucles des images qui se ressemblent fort mais qui sont filmées dans des pays situés souvent à des milliers de kilomètres les uns des autres. Comme si les foules qui se rassemblent pour exiger la démocratie, la liberté, l’égalité sociale ne constituaient qu’une vaste et unique manifestation symbolique dans tout le monde arabe. Il y a quelques semaines encore, l’expression « monde arabe » aurait été utilisée avec la plus grande circonspection, tant les situations économico-sociales, les modes de gouvernement, les thématiques politiques qui s’affrontaient, frappaient par leur extrême diversité. Paradoxalement, c’était l’islamisme politique qui servait de cadre unificateur, qu’il soit prôné ou combattu.

Au « monde arabe » connoté par les luttes d’émancipation contre le colonialisme, et parfois négativement par le panarabisme et les tentatives d’un socialisme étatique combiné à un nationalisme autoritaire avec le nassérisme ou le baasisme syrien ou irakien, s’était progressivement substituée la notion de « monde arabo-musulman » ou monde musulman, notamment après la révolution iranienne de 1979. Non pas que l’Islam ait disparu des référents des mouvements actuels, mais ceux-ci introduisent par leur caractère massivement populaire, par leur fulgurance, par l’unité des revendications, une cartographie politique originale, un renouvellement profond.

Ouragan de liberté

« Quelles sont les causes de l’ouragan de liberté qui, du Maroc à Bahreïn, en passant par la Tunisie, la Libye et l’Egypte, souffle sur le monde arabe ? Pourquoi ces désirs simultanés de démocratie s’expriment-ils précisément maintenant ? », s’interroge Ignacio Ramonet. Historiquement, explique-t-il, l’intérêt des grandes puissances occidentales pour le Proche-Orient et l’Afrique du Nord a reposé sur deux constantes : le contrôle du pétrole et la sécurité d’Israël. En échange de quoi, ils garantissaient la permanence au pouvoir des régimes autoritaires et prédateurs (le roi Hassan II, le général Ben Ali, les généraux Sadate et Moubarak, les monarques saoudiens Fayçal, Fahd et Abdallah...). « Comme les despotes de cette région ne toléraient aucune forme d’expression critique, la protestation trouva refuge dans le seul lieu de réunion non interdit : la mosquée. Et autour du seul livre non censurable : le Coran. Ainsi se consolidèrent les islamismes qui trouvaient dans les enseignements du Coran de solides arguments pour exiger la justice sociale et combattre la corruption des mœurs, le népotisme et la tyrannie », note l’ancien patron du Monde Diplomatique.

Après les attentats du 11 septembre 2001, les puissances occidentales, avec la complicité des « dictatures amies » locales, trouvèrent une nouvelle raison de maintenir sous contrôle les sociétés arabes : la peur de l’islamisme. « Les régimes despotiques arabes, de l’Egypte à l’Arabie Saoudite, n’étaient-ils pas les meilleurs soutiens de fait de l’Etat d’Israël démocratique ? », remarque de son côté Gilles Paris de l’Ifri, qui note toutefois que « l’argument utilisé hier par Israël dans ses relations avec ses alliés occidentaux - « Je suis la seule démocratie de la région » - sera plus difficile à mettre en avant ».

Sur le plan politique également, Ignacio Ramonet note que dans les quatre dernières décennies, de nombreuses dictatures ont été balayées : en Europe même dans les années 70, au Portugal, en Espagne, en Grèce. 1983 sonna la fin du règne des militaires turcs. Après la chute du Mur de Berlin, en 1989, l’Union soviétique et les régimes satellites de l’Europe de l’Est s’effondrèrent. En Amérique latine, l’une après l’autre, toutes les dictatures militaires furent balayées dans les années 1990.

« Entre-temps, à quelques encablures de l’Union européenne, avec la complicité des puissances occidentales (dont la France), les sociétés arabes demeuraient en état de glaciation autocratique ». Sauf à arguer d’une prédisposition arabe particulière à la soumission, il n’y aucune raison d’écarter ces peuples de cette commune exigence. Mieux, l’effet de contagion démocratique, tant craint par les puissances occidentales, pourrait même affecter leurs propres peuples. Après tout, l’inégalité sociale est la chose la mieux répartie du monde : « Le premier centile le plus riche aux USA gagne 50% du revenu national. C’est bien plus impressionnant que ce qu’ont pu réaliser la bande de kleptocrates de Ben Ali et Moubarak réunis, où les 20% de la population la plus pauvre gagnent réellement une part bien plus importante du PIB national que les 20% homologues aux USA », pointe Badia Benjelloun (site Dedefensa), qui fait également remarquer que la corruption tant décriée des régimes arabes est quasi officialisée aux Etats-Unis depuis la levée par la Cour suprême des USA, le 21 janvier 2010, de la limitation du financement des campagnes électorales fédérales par les grandes sociétés privées. Les dons pouvant désormais rester confidentiels. Le lobbying est devenu officiellement le lieu du réel pouvoir.

Les premiers effets politiques du tsunami financier

Récession, coupes budgétaires drastiques, boom des prix des matières premières, les effets de l’effondrement du grand bonneteau financier mondial fait progressivement sentir ses effets. Pour les pays arabes, pourvoyeurs d’immigration, les pertes d’emplois en Europe a tari les transferts d’argent qui constitue l’une des principales rentrées de devises dans les pays du Maghreb ou en Egypte. Les exportations ou les recettes de l’industrie touristique se sont également affaiblies.

Dans le domaine des matières premières alimentaires, qui figurent parmi les principales importations des pays arabes, la combinaison d’une mauvaise saison climatique à l’été 2010 et d’une reprise de la spéculation a entraîné une hausse des prix formidable.

Parallèlement, le FMI et l’OMC imposaient notamment en Tunisie, en Égypte et à la Lybie de sévères programmes de privatisation des services publics, des réductions budgétaires, des diminutions du nombre des fonctionnaires. Ce contexte économique dépressif a directement entamé le pouvoir d’achat des couches populaires, mais a également érodé les conditions de vie des classes moyennes urbaines. La concentration d’un chômage endémique chez les jeunes, groupe social en forte croissance démographique dans toute la zone, a parachevé la dégradation sociale.

Pour y pallier, le nouvel exécutif tunisien a du mal à se constituer et donc, face aux revendications populaires, à décider et à appliquer des mesures d’urgence ; en Égypte, l’armée s’est bien gardée de définir sa nouvelle politique économique et sociale. Dans les autres pays, l’urgence de la situation a incité à entrouvrir les réserves financières et à distribuer des aides pécuniaires, comme en Arabie Saoudite, au Bahreïn, à Oman, ou à procéder à des ouvertures politiques au Yémen, au Maroc ou, comme c’est le cas en Algérie, à la levée de l’état d’urgence. Cela suffira-t-il ?

Les principales grandes puissances avaient réussi en 2008 à réagir de concert pour sauver in extremis un système financier en naufrage grâce à l’injection massive de capitaux publics.

Les Etats les plus puissants ont le plus grand mal à se mettre d’accord pour soigner en profondeur les dérives spéculatives qui ont repris de plus belle dans une économie (mal) mondialisée. La reprise de l’inflation, l’affaiblissement de la demande, le désordre monétaire… sont autant de signes qui nous montrent que l’essentiel de la crise est encore à venir.

Impuissantes à remettre ensemble la machine économique en bon état de marche, les grandes puissances paraissent tout autant démunies pour réagir positivement au surgissement démocratique arabe. Les services secrets et les diplomaties (tout comme les experts de tout poil (!), les formations politiques, les ONG ou les médias…) n’ont rien vu venir. Et les grands Etats, dans le fracas des évènements, restent très hésitants sur la conduite à tenir.

De son bunker, Kadhafi défie son peuple

Le cas de la Lybie est exemplaire. De nouveau, tout le monde a été surpris de la désagrégation brutale du pouvoir. On pensait Mouammar Kadhafi protégé par sa rente pétrolière, une armée aux ordres, le quadrillage politique d’airain d’une population peu nombreuse. Le dictateur est enfermé dans son bunker. A-t-il perdu pour autant totalement la main ? Il conserve néanmoins quelques atouts répressifs et une volonté renforcée par l’absence d’issue.

L’économie est au point mort et les pays frontaliers voient déjà arriver à leurs frontières un flot puissant de réfugiés. Au lieu d’accélérer les aides d’urgence aux pays de la zone, l’Europe ne semble préoccupée que par l’afflux prévisible d’une nouvelle immigration sur son continent. Quant au gouvernement américain, il laisse planer la menace d’une intervention militaire directe contre la Libye. Pour les Etats-Unis, le dossier libyen touche directement à la chasse gardée pétrolière et au contrôle du cours du baril.

L’annonce par la Qaïda de la création d’un premier « califat » dans la ville de Derna, qui s’est libéré à l’est du pays, a renforcé les signaux d’alarme de la Maison-Blanche. De ce point de vue, malgré ses dernières rodomontades télévisuelles à la limite de l’absurde, Kadhafi tombait juste en agitant le spectre d’Al-Qaïda. Le tyran, un peu hébété qu’il donne à voir, mais qui sait qu’il n’a plus rien à perdre, n’ignore sans doute pas qu’une intervention militaire américaine précipiterait certainement sa fin. Joueur de poker, il parie néanmoins sur le désordre, pas seulement diplomatique, qu’une telle initiative armée pourrait engendrer, y compris dans les rangs des opposants qui, à en croire les témoignages de la presse, sont tous à s’y opposer.

La Chine, la Russie, l’Europe critiquent le projet et veulent y faire barrage à l’ONU. L’échec patent des invasions en Irak et en Afghanistan devrait également calmer les ardeurs américaines. Alors, coup de bluff ou amorce d’un nouveau dérapage ? D’autres hypothèses seraient, dit-on, à l’étude, comme des tractations secrètes avec Kadhafi en vue de trouver un compromis, peut-être territorial, ou une hypothétique intervention militaire égyptienne.

Alain Juppé, « vice-président »

Alain Juppé, nouveau ministre des Affaires étrangères, n’a pas caché ses vives réticences à l’aventure militaire proposée par les Américains. Son arrivée contribuera certainement à rassurer un Quai d’Orsay rudement secoué par quatre années de diplomatie sarkozienne. Longtemps « triquard » de la politique française, Alain Juppé revient aux affaires avec une large autonomie qu’il a visiblement négociée.

 Michèle Alliot-Marie a démissionné, ce qui était inéluctable. Il était difficile de maintenir à son poste une ministre des Affaires étrangères qui n’était plus la bienvenue dans toutes les capitales arabes. Mais, outre ses innombrables bourdes et maladresses, MAM n’ fait qu’appliquer une ligne décidée à l’Elysée et à Matignon.

 En présentant son 9e remaniement gouvernemental en quatre ans, Nicolas Sarkozy a souhaité évoquer la nouvelle donne démocratique arabe en la mêlant maladroitement avec les « risques » d’un afflux migratoire important. Pis, il a voulu, dans ce cadre, justifier l’ouverture prochaine, après « l’identité française », d’un nouveau débat sur la « laïcité et la présence de l’Islam en France ».

 Débat calamiteux, programmé avec un échec assuré, selon l’opinion même des parlementaires de sa propre majorité. 81% des Français estiment que l’image de la France ressort écornée après la gestion de cet hiver démocratique arabe. 59% souhaitent que Nicolas ne se représente pas. Mauvais président, il fut auparavant un excellent candidat. Beaucoup craignent qu’il soit, malgré de très mauvais sondages, tenté par un « play it again » aux présidentielles de 2012.