Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Il y a des funérailles et des funérailles

par El Yazid Dib

Devant un contretemps, le sentiment devient la meilleure chronique. Celle qui va suivre est loin de traiter des cas rabâchés de Tunis, du Caire ou de Tripoli. Elle se passe à Meskiana. Cette localité n’est ni la capitale d’un royaume ou d’une principauté, ni celle d’un sultanat ou d’un duché. Un petit village d’une grande république.

Située à l’extrême est du pays, la ville constitue le point de jonction entre quatre chefs-lieux de wilaya: Souk Ahras au nord, Tébessa à l’est, Khenchela au sud et Oum El Bouaghi à l’ouest. Elle revêt à voir l’agglutination des jeunes frôlant les murs ou les soutenant, une espèce de fantôme à peine se mouvant. Le silence est un bruit qui s’entend. Le sourire et l’œil hagard de tout un chacun sont des invites à vouloir vous exposer leur état. Ici le travail ne semble pas exister, tant que toute une force juvénile s’affaire dans la vacuité et l’inaction.

 Les quelques boutiques, hanout, cafés ou tablettes de chaussée ne vous indiquent pas qu’il s’agit là d’une société à base économique ou vous suscite d’aller voir une zone, ne serait-ce qu’en modèle micro, dédiée à l’activité industrielle ou commerciale. Ici, l’emploi peut défier à outrance les dernières décisions du Conseil des ministres au sujet de l’emploi des jeunes. Déjà le cri fut lancé le 25 juillet 2005 par ces jeunes qui n’ont eu de cure que clamer alors « Nous sommes dans la salle d’attente de l’enfer, nous mangeons du pain et attendons la fin ! » (algeriawatch.org/fr/article/eco/soc/meskiana_jeunesse). En cette fin de février 2011, à leur reposer la question autrement et à la lumière de nouvelles donnes, ils sont unanimes pour assurer « Nous sommes maintenant dans l’enfer et nous ne mangeons que notre colère jusqu’ici silencieuse ».

 La révolution n’est pas notre thème. L’émeute non plus. Il y avait cependant foule en cette mi-ultime semaine d’un mois qui s’est consacré en sa totalité à hisser fort et haut les faits révolutionnaires de beaucoup de peuples. Le peuple de Meskiana, dans son abri qui de burnous, qui de kachabia ne craignant pas le froid ou le givre matinal, se contente de la détresse qui fissure ses routes et s’entend heureux et paisible dans la gadoue tenant lieu d’unique mobilier urbain en boueuse liquéfaction. Toutes les têtes, dans les cafés brumeux et enfumés, sont levées vers le poste de téléviseur scrutant dans un brouhaha perceptible réciproquement, les derniers événements qui secouent le monde arabe. Dehors c’est la rigueur atmosphérique qui tempère les ardeurs. La ville connaît un léger enregistrement de badauds. Quelques bagnoles en plus et des visages, certainement venus d’ailleurs. Le passant ainsi répertorié est vite scanné.

 L’on sait par avance les justifications de sa présence dans cette contrée, qui en fait n’est pas visitable en soi. Elle constitue une voie de transit. Un passage quasi obligé vers la Tunisie. Non pas celle d’aujourd’hui et loin d’aller applaudir les marcheurs, concitoyens de Bouazizi, mais elle le fut quand Tunis, coquette et accueillante, offrait plus de sérénité sécuritaire et de villégiature que nos côtes et zones balnéaires.

 Cette nouvelle foule, peu nombreuse qui s’est fondue dans le décor populaire de Meskiana a un seul objectif. Assister à l’enterrement de la mère d’un ancien responsable de l’Etat algérien. Des gens venus d’ailleurs pour faire quelques pas dans un cortège funéraire. Les condoléances les plus vives ne peuvent, dans cette région encore clouée à un conservatisme qui garde toujours ses vertus, être présentées que par une présence physique pudique, sincère et loyale. Le adjr ou elhassana est une autre affaire. La défunte, que Dieu ait son âme, n’est pas une icône, ni une prouesse dans la gestion des affaires publiques.

 Elle ne savait comme les nôtres que cultiver l’amour des siens et des autres. Elle aurait été cette mère inquiète qui allaitant en plein début novembriste son fils, s’était davantage inquiétée sur l’aboutissement de cette guerre, sur la fatalité familiale et certainement pas sur le sort de son nourrisson. Pourvu qu’il vive et grandisse, aurait-elle en toute certitude souhaitée.

 L’enfant grandit cahin-caha et s’accroît dans le dilemme de la difficulté du monde et de son insouciance. Le rêve à l’époque n’était qu’un besoin. Loin d’une utopie. Il quitta sa Meskiana et partit à la conquête d’Alger et ses équivoques. La providence fera de lui dans un chemin cahoteux, un cadre étatique en herbe. Apres l’Ecole nationale d’administration, bonjour petit à petit la vie, le pouvoir, l’aura, le protocole et les résidences. Ce temps durera ce qu’il aura duré. D’un gouvernorat à un autre, l’homme édifiera des œuvres, des plans, des élections, et fera et défera des hommes, et des clans. Son empreinte est toujours libellée dans les parois des cités, des aéroports et des tronçons d’autoroute, qu’il eut à gérer. Quel que soit en finalité le remous impénétrable finalisant sa propension carriérale, l’essentiel demeurera qu’il fut à un moment donné écouté, craint et révéré. Autrement dit, il fut l’un des façonniers de l’effort de croissance locale. Cependant, la sanction appréciative d’un état de service, qui est de coutume une humeur de moment, n’est ni l’apanage du chroniqueur, ni celle des tenants actuels de la grille d’évaluation. La postérité mon vieux !

 La fonction supérieure étant précaire et révocable à tout moment, elle ferait descendre, croit-on une fois finie, aux fins fonds de l’impersonnalité tout l’entourage ayant été fixé par gravitation sur la puissance du titulaire. A Meskiana, hormis un ou deux gouverneurs limitrophes qui ont fait le déplacement à leur honneur, point d’ex-collègues. C’est là où le pire s’accentue, où la crédibilité de l’Etat se délétère, quand le jeune villageois, oisif et en retrait, corrobore la sentence que ne cesse de lui prodiguer son ancêtre « la vie est avec celui qui est debout ». Il ne voit plus ce carrousel de personnages venu, il y a des années, s’enquérir sur la santé assez délicate de la maman de monsieur le Wali.

 Où est passé cet aréopage d’individus toutes castes confondues qui faisait le guet dans l’antichambre de son cabinet ? Où est passé cet ancien petit personnel d’encadrement, aujourd’hui en bon poste, croyant devenir grand et décisif, qui mendiait à une période récente une proposition d’accès à l’emploi supérieur à faire signer par ce monsieur ? La vie est ainsi faite diront les plus fatalistes, elle est seulement ingrate, affirmeront les plus défaitistes. Le chroniqueur consignera que la témérité, comme la veulerie, n’est pas une caractéristique de la vie. Elle est personnelle. Elle se rattache corps et âme au canevas génétique de la personne.

 Il n’est de puissance de nuire à une forte personnalité, que celle du devoir et de la civilité. La défection des gouverneurs, au moins ceux de l’est du pays, à assister aux funérailles, comme il est de tradition d’un cadre supérieur en fonction ou de l’un de ses proches, n’est pas à porter sur un ordre ou non d’une hiérarchie. L’on n’y va pas en mission. L’on y est pour affaire strictement personnelle. Humaine. Personne n’ose penser un instant que DOK ait formulé aux uns et autres une feuille de route relative au déroulement des obsèques qui doivent avoir lieu à Meskiana. Donc ils devraient se contenter à la limite d’un coup de téléphone. C’est plus rassurant qu’un encart publicitaire de condoléances ou d’une participation effective. Ils s’obligeraient excessivement à s’armer toujours d’un excédent de prudence. La précaution paroxysmale leur est une cause vitale de maintien, pensent-ils, sans doute.

 L’instinct humain fonctionne comme l’instinct animal : la survie. Il se trouve partagé par tous. Mais l’éternité n’est assurée à quiconque. Egaré dans les sinuosités du rien et du vide, le wali congédié0 est délogé par le clan et talonné éternellement par les actions qu’il aurait prises en toute âme et conscience. La population un temps gouvernée par ses soins n’aurait rien à oublier de son attitude, au nom de la raison d’Etat ou de son comportement à son égard, au nom de cette obligation de réserve. Comme elle aurait à enregistrer pour l’histoire toutes les œuvres accomplies à son profit. C’est dur pour un gouverneur de rester seul après avoir fréquenté beaucoup de monde. Contenue dans une âme et un corps, sa personne subit à la fois les foudres dues à son apparence et le déchirement tacite et interne. Face à la gloire subsiste la déchéance, face à la charge subsiste l’oubli et face à l’empire demeurent les ruines. C’est la grisaille des jours moins emplis qui s’érigera en une nostalgie terrifiante que ni une bonne retraite, ni une bonne progéniture n’arriveraient à garnir ce manque de félicité et cette sensation d’absence d’utilité. Le sentiment du vaurien prendra le dessus. Tout le monde y parviendra, un jour… même ceux qui officient actuellement aux rênes des exécutifs de wilaya.

 Pourtant des parallèles assourdissants subsistent. Des funérailles à l’intérieur du pays profond de certains proches de pontes de même rang en bonne sainteté avec le pouvoir, ont vu l’affrètement d’aéronefs, les bagnoles de service et le débarquement de tous les gouverneurs du pays. L’on n’ose pas, par pudicité, relativiser la chose, avec la mort du roi ou de son chien. Enfin, Meskiana reste à l’instar de beaucoup de Meskiana à travers le territoire, un exemple à méditer par ceux-là mêmes qui vont lire la présente pour s’éviter de s’auto-satisfaire dans des palabres d’éloignement, de charges ou de contraintes. Le cimetière était, sous la hauteur de ses cyprès, un réceptacle d’intimité et d’honnêteté prieurale.

 Pour la béatitude de la défunte, heureusement, dirions-nous, qu’il y avait moins de porteurs de cravates et d’ordres de missions que de porteurs d’estime et de reconnaissance. Paraphrasant un haut cadre plein de réalisme et de mesure qui m’invitait à faire «la différence entre l’homme qui est, et l’homme qui fait», je souscris totalement à l’idée qu’une fois, pour une raison ou une autre, le rideau tombe, que cet homme fend sous une émotion capable de le déshabiller le laissant se voir dans toute sa nudité d’homme sentimental, sensible et périssable.