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Attentat à Moscou: Des centaines de victimes et une multitude de questions

par Abdelhak Benelhadj

L'attaque d'une salle de spectacle à Moscou n'a pas fait seulement des centaines de victimes. Elle va aussi provoquer une guerre de communication intense et massive à propos de ses auteurs, de ses causes et de ses conséquences.

Elle est attribuée sans hésitation par les pays occidentaux à l'Etat Islamique (EI) tandis que les autorités russes hésitent, tergiversent et, même si elles semblent en accuser l'Ukraine, ne désignent pas formellement un responsable, poursuivent leurs enquêtes et s'attachent à distinguer l'acteur et le commanditaire.

La Russie est en guerre contre l'Ukraine (dont elle occupe partiellement le territoire), mais aussi et surtout contre les pays occidentaux dirigés par les Etats-Unis qui lui apportent une aide et une assistance logistique tellement considérable que parler de cobelligérance relève de la mauvaise rhétorique, une évidence que le grand communicateur français qui préside au destin de son pays, a euphémisée par une formule qui fait sourire : « ambiguïté stratégique ».

Avec l'attentat de Moscou, l'affrontement gagne en ambiguïté et en complexité. Il brouille les cartes et fait entrer dans le conflit un troisième joueur qui ne serait ni aux côtés de l'Occident qu'il combattrait, ni à l'évidence du côté russe.

D'abord les faits

En fin d'après-midi du vendredi 22 mars, un assaut dont les médias russes ont commencé à faire état vers 20h15 à Moscou (17h30 GMT), a été mené par plusieurs individus armés de fusils d'assaut au Crocus City Hall, une salle de concert située à Krasnogorsk, à la sortie nord-ouest de la capitale russe.

Les assaillants, au nombre de quatre ou cinq, selon les images diffusées tiraient méthodiquement sur toutes les personnes qu'elles rencontraient dans le hall de l'établissement, puis dans la salle principale. Un incendie a très vite gagné une partie importante de l'édifice.

Le nombre de victimes, au lendemain de ce tragique événement, n'est pas encore complètement établi. On ne connaît pas l'état de gravité des blessés ni le nombre total des personnes secourues : certaines seraient encore sous les décombres de la salle. Il se chiffre déjà, selon les informations officielles, à plusieurs dizaines1.

Une émotion planétaire. La plupart des pays occidentaux, de Washington à Berlin, comme un seul homme, avec les mots convenus, présentent leurs condoléances au peuple russe et, comme il se doit, s'abstiennent d'exprimer la moindre sympathie aux autorités de la Russie, ceci à la différence des chefs d'Etat chinois, indien, turc... et même du roi du Maroc qui les adressent, selon les usages, directement à V. Poutine.

Le président français précise sur X l'étendue et la profondeur de son émotion : « La France condamne avec fermeté l'attaque terroriste revendiquée par l'État islamique à Moscou. Solidarité avec les familles des victimes, les blessés et le peuple russe. » (S. 23 mars 2024, 11h57) Cela lui permet d'exclure les dirigeants russes et d'inclure dans son message ce que ces derniers hésitent à nommer.

1.- Du « comment ? » au « qui ? » et au « pourquoi ? ».

On ne s'attardera pas sur l'explication fournie par les services ukrainiens selon lesquels ce serait des agents russes qui auraient tout organisé et mis au point cette tragédie qui a fait des centaines de victimes, pour raffermir le soutien de la population à ses dirigeants.

Deux thèses vont s'affronter. Les Occidentaux qui brandissent de concert, la thèse du « terrorisme islamiste » contre celle des autorités russes qui pointent leur regard vers l'Ukraine.

Bref préalable méthodologique. Le discours occidental sur la Russie est « infalsifiable »

Une guerre des communiqués va être déclenchée de manière totale, massive, sans interruption, sur tous les canaux et unilatérale.

Le procédé est classique en ces circonstances, lorsque l'ennemi est désigné comme radicalement tel. Son discours, quel que puisse être son objet, est invalidé en tant que discours sur les faits et devient un symptôme. Pour ainsi dire, les Russes sont privés de parole. Avant même son énonciation, leur discours est invalidé et, quoi qu'ils disent, ne peut être retenu comme pertinent. Ils ne sont pas fiables, ils cherchent à tromper, ils mentent, ils sont incompétents, malhonnêtes, prisonniers de leur cause... Leur enquête et ses conclusions ne serait éventuellement acceptables que si elles respectaient les normes occidentales et scrupuleusement évaluée par des experts « indépendants », c'est-à-dire occidentaux.2

La maîtrise du monde est intimement associée au discours exclusif sur le monde.

Précisons qu'il ne s'agira pas ici de trancher dans une affaire qui exigerait un accès à l'évidence impossible aux détails de l'enquête sur le terrain et encore moins aux secrets de ceux qui ont organisé cette opération. On se contentera de rapporter les faits publiquement exposés et d'examiner l'évolution du conflit ukrainien à la lumière de ces derniers événements.

2.- Alors qu'aucune accusation n'a été proférée contre son pays, la direction générale du renseignement du ministère de la défense ukrainien (GUR) prend les devants et accuse le Kremlin et ses services spéciaux d'avoir orchestré l'attaque meurtrière pour en accuser l'Ukraine et justifier ainsi une « escalade » de la guerre. « L'attentat terroriste de Moscou est une provocation planifiée et délibérée des services spéciaux russes sur ordre de Poutine. Son objectif est de justifier des frappes encore plus dures contre l'Ukraine et une mobilisation totale en Russie », a assuré le GUR, estimant que l'attaque « [devait] être comprise comme une menace de Poutine de provoquer l'escalade et d'étendre la guerre ». (Le Monde, V. 22 mars).

L'Ukraine peut crier son innocence, mais avait-elle besoin de le faire avant que personne ne l'ait accusée ? Avait-elle besoin d'accuser les Russes d'être à l'origine de la tragédie ?

Sur Telegram, alors que l'enquête n'en était encore qu'à ses débuts, M. Medvedev, numéro deux du Conseil de sécurité russe, avertit : « S'il est établi qu'il s'agit de terroristes du régime de Kiev, (...) ils devront tous être retrouvés et annihilés sans pitié comme des terroristes. Y compris les fonctionnaires de l'Etat qui ont commis une telle atrocité. » (Id.)

3.- Rétrospection : « On vous l'avait bien dit. »

L'ambassade américaine en Russie prétend avoir averti deux semaines plus tôt ses citoyens qu'elle « suivait de près des informations selon lesquelles des extrémistes ont des plans imminents de cibler de grands rassemblements à Moscou, y compris des concerts » (AFP du jour). Quels « extrémistes » ? Des islamistes, explicitement désignés ?

Après l'attentat, tout d'un coup, les médias se souviennent que les Etats-Unis en avaient averti Moscou. Ainsi le Figaro du V. 22 mars, rappelle une petite phrase prononcée trois jours plus tôt, mardi 19 mars, par Vladimir Poutine.

Le président russe, tout juste réélu le week-end précédent, s'exprimait devant le bureau du FSB, le service de renseignements intérieur de la Russie : « Les déclarations provocantes récentes d'un certain nombre de responsables occidentaux sur de possibles attaques terroristes en Russie » ne sont que « purs chantages ».

Ce rappel est totalement hors contexte. En effet, tout au long de la période électorale, des légions russes « pro-Ukraine » s'appliquaient à perturber le scrutin présidentiel russe par des bombardements et incursions dans la région de Belgorod et de Koursk. Le discours de V. Poutine concernait donc les « traîtres » russes alliés à Kiev et non les islamistes de l'EI dont personne ne pouvait imaginer alors leur intrusion dans la région.

Toute l'actualité était entièrement concentrée sur le conflit ukrainien. Au reste, on aurait bien du mal à trouver des références aux avertissements américains anticipant de manière claire et précise les événements tragiques du vendredi 22.

Toujours rétrospectivement, la Maison-Blanche a affirmé que les Etats-Unis avaient partagé début mars des renseignements avec les autorités russes. (AFP, S. 23 mars)3. Répétée sans cesse dans les médias occidentaux, on ne trouve nulle trace de l'information selon laquelle les Russes n'avaient tenu aucun compte de l'avertissement que même V. Poutine aurait dédaigné, en dehors de ce à quoi nous faisions référence plus haut.4

Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, semble le confirmer en déclarant : « Si les Etats-Unis disposent ou disposaient de données fiables à ce sujet, ils doivent les transmettre immédiatement à la partie russe ». (Id.)

Il tombe sous le sens que Washington ne pouvait l'avoir fait plus tôt. On peut toujours accuser les Russes d'amnésie politique opportuniste...

2.- Le retour du joker « islamiste ».

À peine quelques heures après le début de l'attentat, alors qu'aucun indice concernant l'identité des auteurs, de leurs motifs et de leurs commanditaires n'ait été communiqué, tous les réseaux d'informations occidentaux sont habités par une certitude, propagée sans le moindre doute ni réserves : l'attentat est indiscutablement le fait d'islamistes.

Et cela, avant même qu'un communiqué de l'Etat Islamique ne le revendique sur Instagram, indiquant quelques heures plus tard que ses combattants avaient mené une attaque dans la banlieue de Moscou, « tuant et blessant des centaines (de personnes) et causant d'importants dommages avant de se retirer vers leur base en toute sécurité », sans fournir plus de détails. (Reuters, S. 23 mars)

Plus tard, une courte vidéo de l'EI vient confirmer la thèse en cours, mais n'apporte rien de plus que ce que montraient les images précédemment diffusées.

« Un responsable » américain prétend (en tout anonymat), que les Etats-Unis possédaient des renseignements confirmant la revendication de l'EI, sans joindre ni preuves ni précisions (Id.).

Commence alors la ronde des experts ès islamisme patentés : les chaînes de télé ressortent du congélateur ou de la naphtaline les spécialistes naguère sollicités sous le mandat de F. Hollande pour couvrir la politique sécuritaire intérieure et étrangère de son pays, de l'Algérie « de la décennie noire » à la Syrie et au Sahel, en passant par l'Afghanistan, l'Irak et l'Iran. On ressort de vieux dossiers sur la Tchétchénie (2002), le Daguestan, le Caucase, les attentats de 1999 (un quart de siècle plus tôt)... avec même des précisions sur un exotique « Etat Islamiste du Khorasan » opportunément exhumé, impliquant le Tadjikistan (pays musulman d'Asie centrale). Tout cela pour instiller l'idée qu'au fond les islamistes avaient d'excellentes raisons de s'attaquer à la Russie...

Un des médias d'information continue français exhibe une carte de l'Asie centrale coiffée par titre une question : « Qu'est-ce l'Etat Islamique du Khorassan ? ». Le « Khorassan » sur la carte de LCI couvre la totalité du Tadjikistan, la majeure partie de l'Afghanistan, de l'Ouzbékistan, du Turkménistan et tout l'est de l'Iran. Le titre et la carte confèrent à l'EI un espace géopolitique qui abuse l'observateur de bonne foi en concédant au « terrorisme islamiste » une dimension qui projette la peur imaginaire ambiante sur l'espace géographique.

L'analyse de Yves Lacoste reçoit ici une très pédagogique démonstration.5

L'hypothèse islamiste est affirmée avec force par les alliés occidentaux. Le « narratif » (ou le « récit ») pro-ukrainien (pour reprendre la novlangue politico-médiatique occidentale) s'attache à invalider par avance toute hypothèse venant de Russie et de ses services de sécurité. L'attentat et sa revendication sont de l'Etat Islamique. Point !

Les Occident veulent à tout prix parer toute accusation contre l'Ukraine. Adrienne Watson, porte-parole du Conseil de sécurité nationale à la Maison Blanche, l'affirme dimanche : l'EI porte « seul la responsabilité de cette attaque. Il n'y avait aucune implication ukrainienne ».

Encore moins occidentale...

V. Poutine ne s'est pas précipité pour accuser l'Ukraine. Ni d'ailleurs l'EI. Le chef d'Etat russe n'a pris la parole qu'en fin d'après midi du samedi, soit 19h après l'attentat. Dans la foulée, le Kremlin annonce l'arrestation de 11 personnes, dont les « quatre » assaillants, « citoyens étrangers », tandis qu'une enquête pour « acte terroriste » a été ouverte. Le Comité d'enquête précise : elles ont été arrêtées dans la région de Briansk, frontalière de l'Ukraine et de Biélorussie. Les services de sécurité russes (FSB) affirment que les suspects avaient des « contacts » en Ukraine où ils comptaient se rendre.

La réaction du président ukrainien, en des termes fleuris, ne s'est pas fait attendre.6

Le terroriste et son commanditaire

Le surlendemain, lundi 25, V. Poutine change ses mots sans changer fondamentalement leur sens : les acteurs sont des islamistes, mais leurs commanditaires sont directement associés au conflit ukrainien. Suivez son regard...

Il reconnaît : « Nous savons que [ce] crime a été commis par des islamistes radicaux ayant une idéologie contre laquelle le monde islamique se bat lui-même depuis des siècles ». « Nous savons qui a commis cette atrocité contre la Russie et son peuple. Ce qui nous intéresse, c'est le commanditaire » « On se demande à qui cela profite ? »

« Bien sûr que c'est l'Ukraine », répond Nikolaï Patrouchev (Secrétaire du Conseil de sécurité de la fédération de Russie) aux agences russes, répondant à la question de savoir si Kiev ou l'Etat islamique avait orchestré l'attaque.

« Nous pensons que l'action a été préparée à la fois par des islamistes radicaux eux-mêmes et, bien entendu, facilitée par les services secrets occidentaux et que les services secrets ukrainiens eux-mêmes sont directement impliqués », ajoute Alexandre Bortnikov, responsable des services de sécurité russes (FSB), cité par les médias russes. (AFP, mardi 26/03/2024)

« Nous pensons... »

Ces mots, ces hésitations, ces circonvolutions russes expriment une conviction dépourvue de preuves formelles qui seraient de toutes les façons récusées (directement ou indirectement) par Washington (cf. plus haut). Même des aveux ne serviraient à rien.

Le lien entre les « terroristes » tadjiks et les Occidentaux n'a pas (encore) pu être établi de manière irréfutable. Les services russes s'y attellent, mais pour le moment sans résultats, sans preuves. Il ne suffit pas que les « terroristes » appréhendés se soient dirigés vers l'Ukraine ou vers la Biélorussie, peu importe.

C'est pourquoi, dans un premier temps, le discours de V. Poutine du samedi 23 mars, n'avait pas évoqué l'Etat Islamique et sa revendication. Mais il est convaincu de la culpabilité du « camp d'en face ».

Posons que ni l'improbable et incernable Etat Islamique, ni l'Ukraine ne sont responsables de l'opération terroriste de Moscou.

Sur quels éléments reposeraient alors les soupçons de Moscou ?

4.- En géopolitique, la théorie des « trois corps », c'est de la science-fiction

Commençons par une digression méthodologique.

G. Orwell avait en 1948 a créé un monde ternaire en guerre perpétuelle entre « Oceania », « Eurasia » et « Eastasia » qui recoupe un fantasme géostratégique occidental guère différent de celui qui mettrait aux prises les Etats-Unis, la Russie (ex-URSS) et la Chine.7

Imaginer un conflit mondial, vers lequel on nous dirige de fait aujourd'hui, opposant plus de deux « ennemis » est une vue de l'esprit.

Sans développer plus en avant cette approche, l'espace d'un article ne peut le permettre, le conflit russo-ukrainien est le cadre dramatique d'une opposition qui oppose les Etats-Unis au reste du monde. Tous les autres acteurs n'en sont pas, sinon au titre d'« alliés » plus ou moins intéressés par le conflit.

Par exemple, la Chine est l'allié objectif de la Russie, non par choix politique ou philosophique délibéré, mais parce qu'elle n'a pas le choix. Si la Russie « tombe », la Chine sait qu'elle sera la suivante sur la liste des ennemis de Washington. D. Trump, annoncé de retour en novembre prochain, n'avait-il pas été le premier à lancer les premiers assauts de l'Amérique contre sa rivale chinoise ?

Sans lire G. Allison (2019), et revisiter le conflit du Péloponnèse, tout le monde a bien compris que l'Amérique est, depuis 1991, dans une logique qui ne laisse aucun choix à quiconque : « avec moi ou contre moi », c'est la devise des Empires. Il n'y a pas de place ni pour des Etats neutres, ni pour des vassaux qui rêvent de co-décision... À l'ombre du grand chêne, rien ne pousse (Constantin Brancusi).

Dans la crise ukrainienne, le nuage atomistique flou représenté par les Etats inscrits à l'ONU finit par s'aligner peu ou prou sur l'un ou l'autre camp. Plus le conflit s'aiguise et s'aggrave, plus le flou se dissipe et le front s'éclaircit.

Le monde qui nous est imposé est à la fois hobbesien et renvoie à Newton et à sa mécanique.

Les lois de la gravitation géopolitique actuelle ne concernent que deux corps, ni 3 ni N corps.

4.- Le contexte : l'Ukraine aux limites de la rupture.

L'attaque contre Moscou intervient dans une phase militaire très défavorable à l'Ukraine. Aucun commentateur n'en disconvient : Kiev est en graves difficultés. Résumons-les :

- De l'échec de la contre-offensive ukrainienne en été, on est passé à une contre-offensive russe très dangereuse pour l'existence même du régime de V. Zelensky porté à bout de bras par les Etats-Unis et qui résiste comme il peut.

- Militairement, humainement, politiquement et diplomatiquement l'Ukraine est menacée de rupture. Les armes et munitions font défaut, la population soutient de moins en moins ses dirigeants et des failles apparaissent dans l'équipe dirigeante et dans les rangs de la cohorte qui le soutient.

- Branle-bas chez les alliés. Les Etats-Unis sont paralysés par une guérilla parlementaire aiguisée par une campagne électorale difficile pour la Maison Blanche. L'aide de 60 Md$ prévue est bloquée. Une partie des stocks est détournée vers Israël qui n'arrive pas à terminer ses opérations à Ghaza où l'Etat juif va peut-être obtenir une défaite victorieuse.

- Washington compte sur l'Europe et utilise toute sorte de moyens détournés pour venir en aide à Kiev. Malheureusement, l'Europe a aussi épuisé l'essentiel de ses stocks et a du mal à relancer une économie de guerre qui manque cruellement d'industries et de ressources financières dans une Union décidément désunie. Les fractures franco-allemandes que ces problèmes reflètent, ruinent pour une large part toute possibilité de cohésion et de cohérence stratégique de l'Union.

- Attendre le mois de novembre et le début de l'année 2025 pour apporter une aide substantielle à l'Ukraine n'est pas à la hauteur de l'urgence.

- L'incertitude de la réélection de J. Biden ne réduit en aucune manière le flou de la politique de D. Trump si c'est lui qui lui reviendra à la Maison Blanche. Il serait illusoire de croire à une stabilité politique américaine retrouvée.

C'est pour toutes ces raisons que nier l'hypothèse que l'attaque contre Moscou ce vendredi 22 mars avait pour but à la fois de faire diversion, de diffracter les forces russes et en même temps de déstabiliser le pouvoir du Kremlin, n'est pas tenable et ne serait pas complètement à écarter ?

Sans prise de parti aucune, il est très probable que la Russie ait raison : l'Etat Islamique n'est qu'un pion de plus dans un jeu où les viandosaures ne font aucun cadeau à quiconque.

Examinons ce point.

L'ennemi attendu à l'ouest est venu de l'est. Really ?

C'est dans ces circonstances que l'EI réapparaît brutalement comme sorti d'un chapeau dont les Occidentaux mordicus affirment massivement sa culpabilité avec une unanimité suspecte. Qui peut se fier de la diffusion de revendications « vraisemblables » qui viendraient unilatéralement incriminer n'importe qui ?

L'insaisissable « Etat » islamique, le Moriarty de la géopolitique occidentale, est un fantôme commode qui n'a ni territoire, ni gouvernement, ni peuple, ni monnaie8... usurpe le statut d'Etat. Il peut être à loisir instrumentalisé au bénéfice de la cause la plus apte à en tirer bénéfice.

On se souviendra du mot de L. Fabius alors ministre des Affaires étrangères (aujourd'hui président du Conseil constitutionnel) qui félicitait le Front El Nosra pour son « bon boulot » contre le régime de B. El Assad.9

Les passerelles entre les « services » occidentaux et les organisations islamistes (sans remonter à ses fondations, le « Pacte du Quincy » en février 1945), sont à la fois multiples, denses et illisibles.

Aurait-on si facilement oublié que Ben Laden agent de la CIA patenté, et ses légions d'islamistes, était financé par son pays et armé par les Etats-Unis pour combattre en Afghanistan, au service du « monde libre » ?

Aurait-on oublié aussi facilement les tentatives de Washington de créditer la thèse selon laquelle S. Hussein cherchait à mettre au point une Arme de Destruction Massive ?

Aurait-on oublié que même déboutée (et même humiliée) par le Conseil de sécurité en février 2003, l'Amérique a entrepris une agression (« hors la loi, disait alors J. Chirac) qui fit et continue à faire plus d'un million de morts ?

L'attentat de Moscou ouvre plusieurs pistes.

- Les Turcs qui piétinent au seuil de l'Europe depuis des décennies, avec peu d'espoirs d'y être intégrés, regardent de plus en plus vers de là où ils viennent il y a un millénaire, l'Asie centrale. La Turquie est devenue une plaque tournante complexe : n'aurait-elle pas servi d'interface aux « terroristes » tadjiks (et éventuellement à d'autres...) pour ourdir et peaufiner leur projet ?

- La Russie a résisté à toutes les prévisions annonçant dès février 2022 l'affaissement de son économie, l'effondrement de ses armées, la dégradation de ses soutiens étrangers, la perte de la popularité de son président, la désagrégation de son gouvernement... Dans quelle mesure l'attentat va enfin parvenir à déstabiliser l'offensive russe en Ukraine et fragiliser sa stabilité intérieure ?

Notes

1- Lundi 25 mars le total se monte à 137 morts et 188 blessés. Il s'agirait de l'attaque la plus meurtrière sur le sol européen revendiquée par le groupe jihadiste. Certaines victimes avaient été tuées par balles tandis que d'autres ont péri dans l'incendie qui a suivi.

2- Cf. A. Benelhadj : Crise ukrainienne. La guerre de l'information. Le Quotidien d'Oran, J. 26 janvier 2023.

3- Les Etats-Unis affirment avoir informé en privé les autorités russes de ce risque d'attentat, écrit le New York Times qui précise ne pas connaître le niveau de détail des informations transmises à Moscou. (Le Figaro, 22-23 mars 2024)

4- Nous avons réécouté de nombreuses émissions concernant le discours de Poutine devant le FSB (par exemple, celle diffusée par LCI le mardi 19 mars 2024).Aucune ne fait mention d'un quelconque attentat islamiste imminent et encore moins à un avertissement américain le prévoyant.

5- « La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre » Maspero, 1976, 187 p.

6- « Ce qui s'est passé hier à Moscou est évident : Poutine et les autres salauds essaient juste de rejeter la faute sur quelqu'un d'autre. (...) Cela a déjà été fait par le passé. (...) Ils torturent et violent notre peuple et ils nous incriminent. (...) Hier, tout cela s'est produit et Poutine, cette racaille, au lieu de s'occuper de ses propres citoyens russes, de s'adresser à eux, est resté silencieux pendant une journée, réfléchissant à la manière de lier cela à l'Ukraine. » Le président ukrainien Volodymyr Zelensky disculpe son pays et accuse la Russie, samedi 23 mars 2024 (AFP, D. 24 mars 2024). Le lendemain, le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kouleba, lui, déclare que le président russe « est un menteur pathologique ».

7- Lire, Florian Louis : George Orwell et la géopolitique. Conflits, n°25, Janvier-février 2020, pp. 10,11.

8- Les Echos du 24 juin 2015, rapporte très sérieusement que l'Etat islamique s'est doté d'une monnaie pour faire concurrencer le dollar sur les marchés de change...

9- « Le Front al Nosra fait du bon boulot en Syrie contre Assad et donc il est difficile de les désavouer » disait L. Fabius, Le Monde, J. 13 décembre 2012.) tandis que François Hollande ordonnait à la DGSE de livrer des armes aux islamistes. Une commission d'enquête de l'Assemblée devant éclaircir le rôle de l'exécutif dans ce trafic, avait été bloquée par la majorité socialiste de l'époque. Inutile de revenir sur l'autre soutien de la France (et de son donneur d'ordres américain) aux mêmes islamiste via le cimentier Lafarge condamné. La Cour de cassation a définitivement confirmé, mardi 16 janvier 2024, sa mise en examen pour « complicité de crimes contre l'humanité ». Depuis 2015, sous le label de Holcim, le cimentier se refait une virginité dans la Confédération Helvétique. Le Figaro avait décidément quelque pertinence à s'interroger : « Al-Nosra, Al-Qaeda, Fath al-Sham : qui se cachent derrière les ‘rebelles' syriens ? » (V. 12 août 2016)