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«Repenser le concept de développement économique à la lumière des nouvelles donnes géopolitiques»

par Kouider Boutaleb

C'est sous ce titre que le Laboratoire de recherche sur l'économie informelle, les institutions et le développement (LAREID) (Université de Tlemcen) que dirige le Professeur Chaib BOUNOUA, vient d'organiser le mercredi 14 de ce mois de février 2024, une journée d'étude au sein du Laboratoire, à la Faculté des sciences économiques et de gestion de l'Université de Tlemcen.

L'objectif poursuivi à travers cette journée d'étude était de fournir des éléments de clarification et de cadrage pour des débats autour de cette problématique du développement économique et des nouvelles données géopolitiques, qui constitue une préoccupation quasi universelle et plus particulièrement pour des pays qui comme l'Algérie doivent s'adapter à cette nouvelle conjoncture. Le monde unipolaire est en voie de disparition pour donner place à un monde multipolaire. On parle de démondialisation, aussi, Il faudrait, par conséquent, bien comprendre les enjeux d'une telle transformation de l'environnement géopolitique sur les orientations en matière de développement et la somme d'efforts nécessaires en termes de stratégie, de planification, et même du nécessaire renouvellement de la doctrine référentielle. Et c'est l'objectif poursuivi par les initiateurs de cette journée d'étude. La pertinence du thème retenu, est par conséquent incontestable.

Le choix de cette thématique n'est donc pas fortuit, il procède d'une volonté de prospecter les problèmes qui concernent le devenir du pays, montrer que l'Université s'interpelle d'elle-même comme partie prenante, sans doute plus que par le passé, pour dresser des états de lieux, des diagnostics et des éclairages scientifiquement établis afin d'orienter les processus décisionnels.

Le laboratoire a ainsi le mérite d'avoir organisé cette journée d'étude sur cette importante problématique, totalement occultée dans les débats publics et même dans nos enceintes universitaires, alors que les éclairages théoriques et empiriques sont, pourtant, bien utiles pour les décideurs afin de réduire les incertitudes et tracer les contours de stratégies, à moyen et long termes, opérantes.

La problématique de la construction d'une économie efficiente, en Algérie, toujours de mise, se repose désormais en d'autres termes avec la reconfiguration géopolitique qui est observée.

Cette problématique nous reporte aux débats anciens dont les questions fondamentales liées à l'organisation d'économies efficientes, demeurées depuis sans réponses, laissent aujourd'hui, sans doute plus que par le passé, la pensée et la politique économique dans un dénuement trop facilement accepté.

Pour comprendre cette problématique, il faudrait sans doute nous interroger sur les causes de l'échec des politiques de développement entreprises depuis l'Indépendance, qu'elles soient d'essence socialiste (de l'Indépendance en 1962 à la promulgation de la Constitution de 1989 ) ou libérale avec la transition à l'économie de marché depuis le début des années 1990, soit plus de trois décennies maintenant, et voir enfin, compte tenu des contraintes internes et externes et des mutations de l'environnement global, quels pourraient être les contours stratégiques pour un authentique développement en Algérie, à l'image des succès qu'ont pu connaître les pays émergents du Sud-est asiatique notamment dont l'expérience continue toujours d'être une source d'inspiration.

Dans les conditions induites par ce bouleversement géostratégique, et ce cadre qui semble s'imposer, quels choix pour construire une authentique économie productrice d'emplois et de valeurs ajoutées, capable de se reproduire sur une base élargie ? Une économie efficiente aux ressorts soutenables ?

C'est dans ce cadre de réflexion que se sont inscrites les communications qui ont été présentées au cours de cette journée d'étude. Au total quatre communications furent présentées, après une brève allocation de bienvenue aux participants, par le Directeur du Labo, le Professeur Chaib BOUNOUA, sans aucun protocole comme c'est le cas habituellement.

La première, sous le titre « réformes économique en Algérie, quels résultats » fut celle du Professeur CHOUAM Bouchama qui s'est déplacé d'Oran pour venir participer à cette journée d'étude. Comme à son habitude le professeur CHOUAM, avec son éloquence habituelle, nous a entretenus sur les hommes et les évènements qui ont marqué la longue marche de l'Algérie vers le développement, espéré mais non accompli à ce jour faute de réformes profondes du système politico économique qui perdure à ce jour. Une communication pleine d'anecdotes et de témoignage mais référenciée sur le plan académique.

Le deuxième intervenant fut le professeur Chaib BAGHDAD qui a présenté une communication sous le titre « le concept de l'économie émergente dans un monde économique en ébullition ». En se référant à des définitions d'auteurs, ayant beaucoup travaillé et publié sur le concept d'économie émergence, le professeur Chaib BAGHDAD a bien mis en évidence les éléments définitionnels de ce concept d'émergence. Les pays qui ont émergé pour se distinguer des autres pays en voie de développement, ont accompli des efforts remarquables en matière de développement qui se sont traduit par des taux de croissance élevés (+ de 7% en moyenne), d'industrialisation (l'industrie représente plus de 20 % en moyenne toujours) et de fortes exportations. Ces pays ont, dès lors, créé un nouveau groupement assez significatif sur la scène internationale, en dynamique pouvant supplanter le monde occidental à terme. A la lumière de cet exposé, il s'avère que l'Algérie est loin encore de remplir les critères d'émergence.

Le troisième exposé fut celui de l'auteur de ces lignes, Kouider BOUTALEB, en retraite, contraint par un grave problème auditif, mais qui a accepté avec joie l'invitation que lui adressé le Professeur Chaib BOUNOUA. Dans cet exposé il fut question comme l'indique le titre de la communication « Quelques réflexions sur le développement économique », du long cheminement du concept de développement qui, à l'origine (soit juste après la Seconde Guerre mondiale, 1945) ne se démarquait guère de la croissance économique et l'état de développement des nations et leur classement était évalué par l'indice du revenu par tête d'habitant. Il fut rappelé brièvement que le concept de développement s'est élargi sous l'appellation de « développement humain » qui intègre à la fois la dimension économique et la dimension sociale et mesuré par l'IDH qui prend en compte plusieurs critères pour déterminer le niveau de vie dans un pays donné, aussi bien le PIB par tête (la dimension économique) que le niveau d'instruction et l'espérance de vie (dimension «sociale»).

Le concept de développement s'est encore transformé en concept de développement durable pour introduire la dimension de soutenabilité face aux problèmes climatologiques et environnementaux. Il est au centre des préoccupations des ODD 2030 initiées par les Nations unies et évaluées par toutes une séries de critères allant de l'économique, du social et du changement climatique et environnemental.

Après ce rappel de la genèse du concept de développement, la question de l'impact de la nouvelle donne géopolitique sur les stratégies de développement fut appréhendée. Comment s'adapter, quels choix s'offrent à l'Algérie ? La doctrine du non-alignement qui a constitué le crédo de notre positionnement par rapport aux blocs génomiques du temps de la guerre froide et jusqu'à aujourd'hui est-elle encore de mise ? Quoiqu'il en soit l'Algérie devrait faire des choix et s'atteler sérieusement à l'élaboration d'une stratégie pluriannuelle de développement, planifiée, évaluée périodiquement pour réaliser, nonobstant les objectifs classiques de tout développement économique, deux objectifs qui sont apparus, avec les nouveaux bouleversements qui secouent le monde, déterminants : la sécurité alimentaire et la sauvegarde de la souveraineté nationale.

Ce fut ensuite le professeur Chaib BOUNOUA qui a présenté un exposé assez dense où il a mis en relief les éléments clés de la problématique de la journée d'étude : le concept de développement à la lumière de la nouvelle donne géopolitique. A travers une revue de la littérature économique, M. BOUNOUA relève le caractère complexe de l'économie du développement en tant que courant de la pensée économique dans le champ des sciences sociales. Il retrace brièvement l'évolution du concept du développement économique à travers l'examen des contributions théoriques et empiriques de penseurs du développement comme A. HIRSHMAN, A. LEWIS , FARROD E.DOMAR R. PREBISH,C. FURTADO, ROSTOW A. GUNDER FRANK, A.SEN , S.AMIN ,C.PALLOIX, D.NORTH, D. RODRICK ... Cette richesse dans la pensée de développement explique-t-il, reflète, aujourd'hui, une prise de conscience croissante des multiples dimensions qui influent sur la croissance économique et le bien-être des sociétés. Il montre que les approches contemporaines intègrent, désormais des perspectives multidisciplinaires lesquelles insistent sur la nécessité des politiques économiques et sociales adaptées aux contextes nationaux et régionaux spécifiques en raison de multiples défis auxquels font face, aujourd‘hui, la plupart des pays en développement.

Dans ce même ordre d'idées, M. BOUNOUA observe que la révision du concept de développement économique s'adresse surtout aux pays en proie aux problèmes du développement ou de non développement, elle ne concerne pas les pays qui ont trouvé leur voie de développement comme la zone asiatique (Chine, Malaisie, Corée du Sud...) ou certains pays d'Amérique latine : Brésil, Mexique. Pour lui, la problématique du développement est devenue une question difficile à résoudre au regard des transformations que subit le monde sur le plan climatique, du développement durable, des tensions géopolitiques (guerre russo-ukrainienne, USA- Chine...), des migrations internationales, des inégalités sociales, des disparités économiques.... Ces nouvelles configurations, note-t-il, ont changé notre perception du développement. Il en vient, remarque-t-il, qu'on ne peut pas théoriser facilement le processus de développement dès lors que la majorité des pays en développement n'ont aucune emprise sur leur devenir tant leur échappe la maîtrise de ce processus qui semble être déterminé par des facteurs exogènes. (Marchés internationaux, alliances stratégiques...) De ce fait, poursuit-il, ce débat sur repenser le développement économique est d'actualité car les échecs sont répétitifs, échecs des politiques d'industrialisation menée à marche forcée, dans les années 60 et 70, en Algérie, puis des politiques libérales conduites dans les années 90. Aucune de ces voies n'a donné des résultats probants sur le plan du développement économique et de l'amélioration significative des conditions de vie des populations. Pour rester dans l'optimisme, M. BOUNOUA exhorte les gouvernements à mettre l'accent sur l'inclusion sociale, la bonne gouvernance , l'adaptabilité des politiques économiques aux contextes spécifiques en misant sur le développement du capital humain et la maîtrise des nouvelles technologies de l'information et de la communication qui peuvent accélérer le rattrapage du retard économique et social.

Un riche débat a suivi ces interventions ou des mises au points méthodologiques et éthiques ont été exprimés pour dire qu'il s'agit plutôt de se concentrer sur les choix en matière de politique de développement et de stratégies de mises en œuvre, effectués par les pouvoirs politiques qui se sont succédé depuis l'indépendance politique du pays, non pas pour situer la culpabilité des hommes qui ont dirigé le pays à ce jour, mais sur les bilans économiques controversés de leurs actions sans partis pris, ni préjugés contestables par définition.

Si au cours de la période socialiste qui a pris fin avec le changement d'orientation idéologique opéré suite à des revendications socio-politiques exacerbées par la crise économique due à l'effondrement des prix de hydrocarbures sur le marché international, changement politiquement consacré avec la Constitution de1989, nous avions une doctrine (le programme de Tripoli 1962 et la Charte d'Alger 1964) , l'option socialiste étant consacrée, une stratégie de développement planifiée, des objectifs de développement parfaitement définis (quoiqu'on puisse dire aujourd'hui sur l'efficience de cette stratégie et de la planification) , aujourd'hui on s'accorde à reconnaitre qu'on navigue à vue. Plus de doctrine, l'économie de marché n'est comprise ni dans ses fondements ni dans son mode d'organisation. La planification du développement n'est plus de mise, alors qu'elle constitue la boussole pour les décideurs.

De nombreuses questions subsidiaires furent posées pour des éclaircissements additionnels. Un débat relevé, sans fioritures, ni parti-pris partisans ou même idéologiques est à mettre au crédit des intervenants, qui au final ont tous souhaité voir l'Algérie se ressaisir et s'engager résolument dans la voie d'une stratégie de développement féconde, planifiée (la création d'un grand ministère de la Planification indicative est nécessaire pour plus de synergie et de cohérence dans l'action gouvernementale, pour réduire les incertitudes et optimiser les impacts dans tous les secteurs d'activité).

Les jeunes talents ne manquent pas, des économètres, des économistes, des statisticiens, des sociologues... pour étoffer un tel ministère, comme c'est le cas en Turquie ou en Malaisie.