Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le crime colonial: Imprescriptible-Indélébile-Indéfendable

par Mohamed Mazouzi*

« Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde... déférée à la barre de la « raison » comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d'autant plus odieuse qu'elle a de moins en moins chance de tromper. L'Europe est indéfendable. »

(Aimé CÉSAIRE - Discours sur le colonialisme)

Je n'arriverai jamais à comprendre pourquoi un criminel que toutes les preuves accablent s'acharne à tergiverser au sujet de sa culpabilité et rechigne catégoriquement à demander pardon . Héritage probable d'une perversité narcissique séculaire. Le Colonialis me est par essence criminel , génocidaire par ce qu'il n'a pas le choix. « Plusieurs fois, je vous ai rendu compte, qu'on n'est venu que pour piller les fortunes publiques et particulières ; et on a osé me proposer de faire ou de laisser faire... d'obliger les habitants à déserter le pays pour s'approprier leurs maisons et leurs biens. Assurément, ce système est fort simple et il ne faut pas un grand effort de génie pour le suivre, mais je ne crains pas d'avancer, qu'abstraction faite de son infamie et de son iniquité, il serait le plus dangereux »(1)

Ce sont les lamentations, le réquisitoire, du Général Berthezène en 1831, profondément déçu et outré par les exactions de sa mère patrie idéalisée, mystifiée et mystificatrice. Ses états d'âme lui valurent une mise à la retraite anticipée. On est au début de la Colonisation, le verdict tombe comme un couperet : Le Colonialisme est indéfendable .Aujourd'hui, c'est-à-dire deux siècles plus tard , on s'amuse encore à gloser sur le caractère indéniable du Crime colonial.

En 1833 , un homme lettré , quoi que l'on puisse dire sur ce personnage, un Algérien puisque la Nation algérienne existait déjà , bouleversé par le sort réservé à ses compatriotes , essayera de manière inédite , de dénoncer en métropole même le Crime colonial. En vain. « Je me demande pourquoi mon pays doit être ébranlé dans tous ses fondements et frappé dans tous ses principes de vitalité ...La vitalité d'une Nation toute entière , laquelle est composée de dix millions d'individus , qui , malheureusement , sont décimés chaque jour par la guerre et dont le pays depuis trois ans est gouverné par le despotisme . »(2)

La culture du Crime , du despotisme , de la terreur sévissait déjà en France , parmi les Français.

« Citoyens ! Tuez ! Tuez ! Massacrez ces bêtes féroces ! Détruisez ces germes de la peste ! Exterminez ces fanatiques ... ! Purgez la terre de cette race infâme ! Anéantissez ces scélérats ... ! Saisissez-vous de leurs femmes ! Écrasez les enfants... ! Soyez sans pitié ! La République vous y engage ! En agissant de la sorte vous servez l'intérêt supérieur et vous défendez la patrie ! N'oubliez pas, citoyens, que ce ne sont pas des hommes que vous avez en face de vous mais des animaux nuisibles qui troublent la tranquillité publique ! » (3)

On vient de commémorer le déclenchement de la Révolution algérienne, nos relations avec l'ennemi d'hier sont toujours conflictuelles et toxiques. A entendre ces cris de guerre, on a l'impression de remonter le temps et écouter ces Généraux de L'Armée d'Afrique qui s'apprêtent à casser l'Arabe. En effet, étranges similitudes avec des harangues criminelles que l'Arabe entendra depuis 1830 , néanmoins cet appel au génocide ou au « Populicide » est une histoire franco-française. L'ennemi, c'était une Vendée insoumise, toute une population française de pure souche qu'on massacrera pendant la Révolution française avant de venir quelques décennies plus tard , casser l'Arabe , en ayant recours à la même logorrhée démentielle et à la même barbarie. La feuille de route sera la suivante : «Voilà comment il faut faire la guerre aux Arabes: tuer tous les hommes jusqu'à l'âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger les bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs. En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens ... Toutes les populations qui n'acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinction d'âge ni de sexe ; l'herbe ne doit plus pousser où l'armée française a mis le pied.» 4

Avec le temps on s'habituera à contempler ahuris une France qui accomplira dans la sérénité la plus absolue toutes les bévues imaginables en utilisant tantôt les monstres pour ses sales besognes inhumaines, tantôt les scribes et dialecticiens de service pour ses plaidoiries pitoyables face à une conscience humaine abasourdie. Il s'agira alors de légitimer, glorifier, mystifier, démentir , nier , absoudre ...Bref, déployer tout le génie français pour la gloire d'une France que l'on voudrait immaculée et intangible.

Concernant la tragédie algérienne, le lobby colonial se chargera d'embrigader quasiment tout le monde dans son aventure infernale. Il brisera toutes les dissidences et laminera toutes les réticences. La barbarie devient nécessaire, légale et surtout énormément fructueuse. Hormis quelques voix anticolonialistes extrêmement courageuses, minoritaires et inaudibles, quasiment toutes les consciences se taisent et plébiscitent ce que l'Empire a programmé.

Concernant la question franco-fançaise , là aussi la fourberie fait partie de ces invariants anthropologiques et intellectuels dont la France ne peut s'en démettre. L'Historien Jules Michelet se chargera d'épurer le récit historique pour nourrir le « Roman national » auquel la France tient énormément. Ainsi, L'Histoire elle-même consentira à produire une coalition d'hommes, d'historiens, de peintres d'écrivains et un foisonnement de littérature qui essaimeront le mythe d'une Révolution inaltérable et insécable. L'historien Jules Michelet représente l'un de ces courants qui s'est voué au service d'une Histoire aseptisée, dans son « Histoire de la Révolution française», il y déploya un zèle de Jésuite, choisissant ce lyrisme essentiel à une narration lorsqu'elle vise à créer des mythes qui survivent aux hommes, squattent les mémoires et balaient toutes bravades révisionnistes. Plus de deux siècles après, l'historien Reynald Secher (5), en réutilisant une nouvelle sémantique : «Génocide et Mémoricide» , oblige la France et les Français à re-consulter leur conscience et à admettre une autre version de l'Histoire , de leur propre Histoire , plus sombre , moins glorieuse , imparfaite et coupable. On assistera au même phénomène le lendemain de la deuxième guerre mondiale. Il s'agira alors de dissimuler le déshonneur et continuer à truffer le « Roman national » de mythes et de fables.

Le « Mythe résistantialiste » s'impose comme seule vérité historique

Néanmoins, Ce roman national français qu'on essaye avec ferveur de garder inaltérable sera constamment en butte à des réajustements qui font désordre. L'historien américain Robert Paxton proposera (à travers son livre « La France de Vichy », paru en 1973) une relecture d'un passé français qui n'était pas aussi résistant que l'on essayait de le faire croire ou l'imposer comme unique version officielle de l'histoire, telle qu'édulcorée par l'historien Robert Aron (et son livre « L'Histoire de Vichy » paru en 1954) et dont la fameuse théorie du glaive et du bouclier tombera à l'eau. La réécriture de l'Histoire se mettra laborieusement en marche pour harceler la conscience française. En 2005 , les politiciens , usurpant la fonction d'Historiens , récidiveront en essayant d'inhumer un passé douteux afin de le ré-embaumer le « Roman national ». Ce sera l'affaire grotesque du « Colonialisme positif ». L'article de la scandaleuse Loi du 23 février 2005 disposait que «les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit».

Cette fois-ci , les Historiens seront unanimement plus vigilants et honnêtes. les historiens et les enseignants réclameront l'abrogation de l'article. Une pétition sera immédiatement signée sous l'instigation de l'Historien Claude Liauzu ; pétition qui va ainsi attirer en quelques semaines plus d'un millier de signatures, parmi lesquelles celles de Pierre Vidal-Naquet, Benjamin Stora, Jean Baubérot. Le texte souligne qu'en ne retenant que le «rôle positif» de la colonisation, la loi «impose un mensonge officiel sur des crimes, des massacres, allant parfois jusqu'au génocide, sur l'esclavage, sur le racisme hérité du passé». (6)

Le 30 Septembre 2021 , le Président Macron dérape, récidive et surpasse ses prédécesseurs.

Il s'improvise Historien et remet en cause l'existence d'une Nation algérienne avant la colonisation française. Monumentale connerie diplomatique et intellectuelle que l'on pourrait éventuellement justifier par le désarroi d'un chef d'état désemparé face à par une politique intérieure explosive (sanitaire , économique , sociétale ainsi que par des bouleversements géopolitiques et géostratégiques forts inquiétants .

Le passé ne cessera jamais de hanter nos mémoires. Il restera toujours un « Passé qui ne passe pas » pour reprendre l'expression de l'Historien Henry Rousso quand il abordera l'épineuse quéstion du « devoir de la mémoire » , s'il fallait le ranger au pupitre , l'enseigner , le commémorer inlassablement , l'accépter et le gerer convenablement... (7)

Personne ne peut décider si un Passé doit passer ou revenir comme un boomerang , chaque fois de manière imprévisible. Ni le Politicien , ni l'Historien , ni le Curé ne peuvent en décider. Et en effet , le Passé demeure présent , persiste et signe. Dans le sillage de la mort de George Floyd aux Etats-Unis , un afro-américain tué lors de son interpellation par la police, le débat s'intensifiera autour des symboles de l'esclavage et de la colonisation. Faut-il détruire les statues à l'effigie de personnages controversés de l'Histoire ? Aussitôt pensé, aussitôt exécuté. On commencera à déboulonner et décapiter les Statues de la honte. Celles des légendes dorées et du sacro-saint « Roman national ».

Le Président Emmanuel Macron , de son coté lui aussi , persiste et signe: «La République ne déboulonnera aucune de ses statues» . Bugeaud , Gallieni , Colbert...l'on échappé belle. On décidera alors de les épargner afin qu'elles constituent des pièces conviction à valeur hautement pédagogique .

Il y a lieu d'avoir quelques appréhensions au sujet de l'avenir maintenant qu'Eric Zémmour a pris le relais de Cassandre et de Charles Martel et s'acharne à terroriser la France quant à une Colonisation arabo-islamique qui risque de phagocyter la Gaule.    Il propose un arsenal de mesures contre ce terrible « Grand Remplacement ». Si on était jusque là préoccupé par un « Passé qui ne passe pas » , aujourd'hui il s'agit pour une partie de la France d'anticiper un futur qu'elle ne laissera pas passer. La France n'a pas dit son dernier mot.

Lorsque le Président Emmanuel Macron confiera en Mars 2019 à l'historien Benjamin Stora la tâche de rédiger un rapport afin de réconcilier les mémoires autour de la colonisation et de la guerre en Algérie , on était loin d'imaginer qu'en 2021 le Président français allait ré-enclencher les hostilités et que les pitreries maniaco-dépressives d'Eric Zemmour allaient prendre cette tournure mélodramatique.

Si l'Emir Abdelkader et Larbi Ben-M'Hidi avaient demandé à la France de faire acte de pénitence, il y a de fortes chances qu'elle y aurait accordé plus d'attention. Elle voyait en eux des Seigneurs, des personnalités totalement différentes des politiciens algériens à qui elle a eu affaire le lendemain de l'indépendance, impopulaires, indignes et peu crédibles pour représenter qui que ce soit ou quoi que ce soit. Le Président Macron ou la France , depuis 1962 , conservent une piètre opinion au sujet du régime politique algérien . La France jouera de son côté un rôle prépondérant dans le soutien et la pérennisation de ces systèmes politico-militaires postcoloniaux mafieux qui arrangeaient fortement les intérêts de la Francafrique. Les contemporains de l'Emir Abdelkader diront à son sujet : - « II n'y a présentement, dans le monde, que trois hommes auxquels on puisse accorder légitimement la qualification de grands, et tous trois appartiennent à l'islamisme; ce sont :- Abd-el-Kader, Méhémet-Ali et Chamyl.» (8)

- «Certainement l'une des grandes figures historiques de notre époque... Je considère que c'est un bonheur d'avoir un homme comme lui pour conduire les Arabes; lui seul est capable de les diriger dans la voie de la civilisation et du commerce.» (9)

En 2002 , Marcel Bigeard, à 83 ans, avait souhaité déposer une gerbe au monument des martyrs de la guerre de libération pour rendre hommage à Larbi Ben M'Hidi « Quand on se bat contre un ennemi de valeur, il naît souvent une camaraderie bien plus forte qu'avec les cons qui nous entourent ...Ça m'a rendu malade d'apprendre qu'ils l'avaient tué » dira l'ancien para. (10) Le colonel Jacques Allaire (à l'époque lieutenant) qui avait arrêté Larbi Ben M'hidi en 1957, déclare à son sujet : « Si je reviens à l'impression qu'il m'a faite, à l'époque où je l'ai capturé, et toutes les nuits où nous avons parlé ensemble, j'aurais aimé avoir un patron comme ça de mon côté, j'aurais aimé avoir beaucoup d'hommes de cette valeur, de cette dimension, de notre côté. Parce que c'était un seigneur Ben M'Hidi. Ben M'Hidi était impressionnant de calme, de sérénité, et de conviction. »

La race de ces Seigneurs s'est éteinte. On doit cesser d'instrumentaliser une Histoire dont on n'a pas été digne et se résigner enfin à affronter ou se confronter à la France autrement, en récupérant cette dignité d'antan afin de reconstruire le pays. Nous en avons tous les moyens.

*Universitaire

Notes :

1- Charles-André Julien, La conquête et les débuts de la colonisation (1827 - 1871), Presses universitaires de France, Paris, 1964, p.87.

2- Hamdane Khodja , « Le Miroir - Aperçu historique et statistique sur la Régence d'Alger » , Éditions ANEP, 2005

3- Massacres au Mans en 1793, éditions Siloë, 2009. (Sous la direction de)Thierry Trimoreau

4- De montagnac - lettres d'un soldat, neuf années de campagnes en Afrique - correspondance inédite du colonel de Montagnac publiée par son neveu [Charles, fils de Elizé de Montagnac ]- Paris Plon 1885.

5- Reynald Secher.«La Vendée-Vengé: le génocide franco-français», Paris, PUF, «Histoires», 1986

« Vendée : du génocide au mémoricide : Mécanique d'un crime légal contre l'humanité», Paris, Éd. Le Cerf, coll. Cerf politique, 2011

6- Journal La Croix , « Colonisation, un héritage mal assumé » , 11/07/2005

7- Éric Conan , Henry Rousso , Vichy, un passé qui ne passe pas, Nouvelle édition Collection Folio histoire (n° 71), Gallimard , 1996.

8- Maréchal Soult, 1843, dans Abd-el-Kader , sa vie politique et militaire, paru chez Hachette, 1863, par Alexandre Bellemare.

9- Maréchal Bugeaud, 17 juin 1848, dans La vie d'Abed-El-Kader (1867), paru chez Sned, 1974, préface de M. Habart, par Charles-Henry Churchill.

10- Le Monde du 29 mars 2002 , « Le général Bigeard veut aller à Alger rendre hommage à Larbi Ben M'Hidi » , Par Florence BEAUGE et Philippe BERNARD