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Le hirak et ses supposés fomenteurs : choisir la posture agnostique

par Sabra Sahali

Depuis des mois maintenant, quasiment depuis le départ de Bouteflika, le hirak est la cible de plu-sieurs critiques. Evitant de venir sur le terrain des revendications politiques du hirak, beaucoup se contentent désormais de le discréditer en en indiquant de supposés fomenteurs. Tous les infréquentables dans la culture populaire sont convoqués: les puissances étrangères à leur tête la France, les sionistes, les illuminatis, le Mouvement pour l'Autodétermination de la Kabylie (MAK), les sympathisants ou anciens membres du FIS etc.

Ces thèses sont portées par toutes les couches sociales. Sur les plateaux de télévision et de radio (je pense ici principalement à l'invité de la rédaction de la chaîne 3) nous avons droit à une panoplie d'»experts» qui viennent nous expliquer comment le hirak n'est plus une révolte spontanée mais «un projet» politique actionné par des parties malveillantes. Nous remarquerons qu'il est pratiquement impossible de réfuter les thèses du complot contre l'Algérie par le hirak. Ceci n'est pas dû à la faiblesse rhétorique des hirakis, mais à la nature même de l'idée qu'on leur présente. Le hiraki, comme n'importe quel citoyen lambda du monde, est incapable de savoir si «la partie X» fomente quelque chose contre l'Algérie parce qu'un citoyen lambda n'est pas censé savoir ce genre de choses.

Les personnes qui souscrivent à la thèse du complot ne reconnaissent pas «leur ignorance», leur incompétence sur une question qu'ils ne maitrisent pas plus que leurs concitoyens. En vérité, ils n'ont pas plus d'informations que les hirakis, la seule chose qu'il présenteest une mise en lien de plusieurs évènements disparates, une sorte de scénarisation du réel à posteriori[1] où le hasard n'a plus droit de citer. Le maximum qu'ils peuvent faire est de démontrer le lien entre un hiraki et une partie malveillante, reconnaître ensuite la mainmise de ce hiraki sur TOUT le mouvement est «le pas de trop» qu'ils se permettent tous de franchir[2]. Ainsi, nous ne nous retrouvons jamais devant «des faits» et ce qui est soutenu par les tenants du complot relève en réalité plus de la foi que du raisonnement.

Face à cela, notre rigueur intellectuelle nous empêche d'affirmer «l'inexistence» d'un complot, car nous reconnaissons, contrairement à nos détracteurs, la limite de nos connaissances en matière de déstabilisation des Etats. Nous pensons que ces questions relèvent du travail des services de renseignement, et d'eux seuls et qu'un politique ne devrait pas venir empiéter sur le travail de ces services, qui comme nous le savons, doivent garder un maximum de discrétion par souci d'efficacité. Ainsi, nous choisissons simplement la posture agnostique face aux théories du complot qui entourent le hirak pour deux raisons principales. En premier lieu, au vu de la faiblesse des «preuves présentées», être sûr de l'existence d'un complot relève de la croyance plus que du raisonnement. Comme la croyance ne prouve pas son objet alors elle s'inscrit en dehors du champ du raisonnement scientifique. Son objet ne pouvant être prouvé, il est tout simplement irréfutable. Nous choisissons cette posture ensuite par souci d'efficacité. Le hirak a des revendications assez claires, on peut avancer qu'il cherche à défendre le droit des citoyens algériens à jouir de libertés démocratiques.

Tout ce qui peut faire dévier le hirak de cet objectif, par exemple se préoccuper de l'existence de parties malveillantes en son sein ou en dehors de lui, est une perte de temps et d'énergie que les hirakis ne peuvent se permettre. D'abord, il existe en science et en philosophie un principe bien connu « le principe du rasoir d'Ockham», aussi appelé «principe de simplicité». Selon ce principe, lorsqu'on se trouve devant plusieurs hypothèses, il faut choisir l'hypothèse la plus simple pour expliquer un phénomène. Ainsi, devant les nombreuses violations de droits de l'homme que subissent les algériens, il est «plus simple» de croire que les personnes qui sortent le font pour se plaindre de cette réalité qu'en réponse à l'appel de parties voulant déstabiliser l'Algérie. Ensuite, il me semble que le maximum que les hirakis peuvent faire contre la déstabilisation de l'Etat ils le font en appelant constamment au pacifisme. Pour le reste, le hirak n'a pas vocation à jouer le rôle dévolu aux services de renseignement dans tous les pays du monde. Aucun mouvement de protestation ne peut avoir cette ambition de lutter contre le système ET de protéger l'Etat d'un risque de déstabilisation puisque cet Etat est aussi un adversaire pour le hirak dans l'équation. En dernier, parce que comme avancé plus haut, le hirak est constitué de citoyens lambdas qui ne disposent ni des informations ni des moyens nécessaires pour maitriser les questions sécuritaires de façon globale comme le ferait des structures de renseignement. A contrario, nous pouvons affirmer qu'un Etat a les moyens de protéger le hirak des parties malveillantes et pour ce faire l'Etat doit se montrer bienveillant envers lui. La bienveillance s'exprime par la reconnaissance de l'existence de hirakis qui marchent pour et uniquement pour «la démocratie» et qui n'ont aucun projet de déstabilisation de l'Etat algérien. L'Etat peut choisir de «voir les meilleurs d'entre nous» dans cette foule hétérogène au lieu de choisir de voir des mercenaires et des traîtres. Le fait tangible que l'Algérie ait sérieusement besoin d'aller vers plus d'ouverture démocratique n'ébranle en rien la foi des tenants du complot, leur foi finit par justifier toutes les violations que supportent leurs concitoyens hirakis. Le complotiste algérien, se présentant toujours comme un nationaliste, finit paradoxalement par invisibiliser ses concitoyens qui ont un million de raisons de manifester pour visibiliser des parties étrangères dont la plus grande force, pourtant, réside dans leur capacité à tirer profit de tous les scénarios politiques. Hirak ou pas, les pays qui encouragent les compétences nous devanceront toujours d'un siècle.

Nous autres, simples citoyens du hirak, nous choisissons l'agnostisme pour ce que nous ne maîtrions pas, nous choisissons le hirak pour ce que nous savons, pour ce que nous subissons depuis 1962.

Notes :

[1] Le sociologue Geral Bronner parle de mille-feuille argumentatif. V. https://www.cairn.info/revue-esprit-2015-11-page-20.htm

[2] Les interventions et les articles de Ahmed Bensaada sont un très bon exemple. Le lien entre le financement étranger perçu par les associations algériennes et le hirak est vite fait.