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Coupables !

par Mohammed Beghdad

Une nouvelle thématique est apparue au cours de ces dernières années dans le paysage médiatique algérien. Surtout de ces chaînes privées qui ont fait brusquement irruption sans y être invitées dans nos foyers si ce n'était pas le programme à sens unique de l'ex-unique.

Des télévisions censées traiter des sujets d'ordre général, se sont-elles spécialisées dans le commerce hideux des malheurs individuels des Algériens en montrant tantôt une famille qui vit dans le dénuement total et qui nous semble-t-il n'avoir jamais connu l'indépendance, d'une autre qui souffre d'une grave maladie d'un de ses membres et qui s'engage dans un appel désespéré pour une éventuelle prise en charge médicale à l'étranger ou à défaut se soigner dans une clinique privée locale ou encore d'une autre qui vit dans la vétusté d'un incroyable gourbi des années soixante.

Ces images, le plus souvent très dures à voir, dont le but apparemment recherché est de laisser les téléspectateurs sur un sentiment de culpabilité en leur endossant tout le poids de la responsabilité du sort réservé à cette population abandonnée par les autorités. Elles vous coupent immédiatement l'appétit si vous êtes à table ou autour de l'ancestrale meïda. Vous sentez que toutes les carences des concernés directs par ces situations vous sont tout d'un coup imputées. L'objectif visé à travers ces reportages me paraît-il est donc de nous désigner comme étant les blâmables des souffrances des autres. C'est nous qui sommes responsables du calvaire si nous n'apportons pas l'aide nécessaire à ces malheureuses personnes. Vous êtes le plus naturellement du monde désignés l'idéal coupable qui sera tout au long de l'émission, balloté et décrié, sans y être directement cité.

Surtout si vos sentiments et votre orgueil sont gracieusement titillés. De plus, vous craigniez que votre générosité soit remise en doute par des paroles châtiant sans rompre, votre profonde conscience. Des remords impitoyables vous prennent subitement à la gorge et qui vous font différer au second plan tous vos soucis et les classer pour de bon entre parenthèses. Pardi ! Raisonnes-tu, il faut s'estimer heureux de vivre ainsi. Votre condition, vous apparaît subitement de loin, voire de très loin meilleure que celle du dernier cas dévoilé. Vous n'êtes plus en position de demandeur. Vos revendications sont alors remises aux calendes grecques. Honte à vous, si vous osez élever la voix. Vous devez vous taire pour de bon.

Avant le passage à l'antenne, une pub sur l'annonce du scoop est soigneusement mijotée avec le choix de mots très forts et sensibles. On choisit bien les séquences qui vous touchent le plus surtout celles qui vous sensibilisent sur votre légendaire wantoutrisme algérien. On tente par tous les moyens et les ficelles de vous retenir bouche-bée et l'air hagard et hypnotisé. On fait tout pour capter votre attention le plus longtemps possible jusqu'à être envahi par l'envoutement. On veut juste chatouiller l'orgueil de l'humain par des images chocs afin de te faire fouetter.

Vous ne pourrez plus retenir votre émotion tellement vos chaudes larmes vous trahissent et vous laissent pensifs en sursautant la nuit de votre léger sommeil. Vous oubliez aussitôt tous vos tracas quotidiens.

D'une maladie chronique qui touche des dizaines ou des centaines de milliers de gens, on a le sentiment que seule cette personne est touchée. On daigne juste sauver un seul rescapé et laisser le reste agonir sur le carreau.

Vous en parlez sur le champ à vos proches, à vos amis et à vos voisins qui ont raté l'exclusivité de l'émission. C'est une marque déposée où tous les rôles sont habilement distribués. Le sujet devient alors la première matière à discussions, à tailler sur tous les angles et à éplucher sous toutes ses facettes. La publicité aidante aura fait son effet. La pitoyable personne, clé centrale de l'émission, passe de l'anonymat total au début de l'émission à une popularité des tranches de la société les plus défavorisées, vers une icône ineffaçable de la mémoire des suiveurs . Par le miracle de la télévision, la chaîne lui a ouvert tous les chemins qui lui étaient il n'y a pas une heure tous bouchés. C'est le jeu de la loterie où à chaque fois, c'est le tour du suivant tiré au sort. Patience, ne vous précipitez pas, vous aurez votre tour pourvu que la chance vous sourit. On vous tient en haleine tout en vous miroitant un piètre mirage.

Une fois le reportage diffusé à la grande heure d'écoute en prime time, et pour augmenter la cadence et fabriquer d'une histoire un mythe, on vous signale que le standard téléphonique menace de se bloquer par le nombre incalculable d'appels à la seconde. Le but non déclaré à travers ces arrivistes boîtes de médias est d'abuser de l'audimat et s'accaparer un leadership médiocre en usant de fastidieux subterfuges. Emboîtant le cas dans un scénario bien écrit, ce sont ensuite, les sponsors des temps nouveaux qui accourent sans aucune retenue une fois la foule embrigadée. Et la boucle est bouclée. Les appels à l'aide commencent à fuser soudain de partout comme si autour de soi, tout est parfait. Comme si cette chaîne tv doit vous faire distinguer le licite de l'illicite. Faire la différence entre le bien et le mal. Désigner celui qui est dans le besoin de celui qui ne l'est pas. Vous n'êtes plus maître de vos pulsions. Vous êtes complètement abêtis.

Quant au malheureux héros, c'est tout à fait légitime qu'il se frotte les mains en observant tout ce sésame s'ouvrir devant lui.

L'aide afflue de partout. On ira jusqu'à la lointaine montagne pour extirper sa pauvre famille de sa caverne qui devient plus un objet de curiosité avec qui tous les téléspectateurs doivent absolument en compatir. Le cœur ne pourra plus résister sauf s'il est de pierres. Après cette délivrance, on aura la sensation du devoir accompli et l'histoire se termine par une fin enchantée. Ainsi, on feigne de dénouer un seul cas tout en perdant le gros de la troupe qui moisira dans son pénible quotidien.           

L'essentiel est de vendre du rêve. Bravo ! Tout le monde a participé au spécial téléthon. Et on passe au cas suivant après avoir loué à tout va ces messieurs de la chaîne et leurs protecteurs attitrés.

Un vrai média n'est pas une ligue de bienfaisance. On en trouve de partout des associations d'entre-aide de ce type et qui activent dans l'anonymat sans faire de bruits ni tapage, ni ne s'attend à un quelconque retour d'ascenseur. Elles le font par devoir et par conscience pour apaiser un tant soit peu les douleurs des couches déshéritées.

Pendant toute cette mise en scène, les grands problèmes du pays sont occultés et noyés. On doit détourner notre attention sur les vrais enjeux. Cela ne doit pas nous concerner. On ne va pas quand-même nous embrouiller avec ça !     Nous ne sommes pas encore mûrs et adultes pour donner un avis, pour voter dans le sens valide. Ne nous inquiétons pas, ils sont là à penser à notre destin. Surtout ne nous tracassons pas, notre avenir est entre de « bonnes » mains.

Une chaîne de Tv doit descendre dans l'arène en investiguant sur le terrain, en cherchant à dénicher si des autorités locales ou nationales quels que soient leurs rangs, aient accompli ou failli à leurs missions et en dénonçant les véritables responsables de la situation. Elle ne doit pas caresser certains dans le sens du poil et les encenser à outrance car intouchables et en même temps s'attaquer aux plus vulnérables qui ne disposent pas d'appuis confortables, d'influences suffisantes et de carnets d'adresses impressionnants et qui ne sont là que pour servir de fusibles si jamais là-haut la menace se rapproche. C'est le dernier maillon de la chaîne qui est mis à l'index.

Ce n'est pas du tout déontologique de s'attaquer aux plus fragiles et épargner les gros bonnets. Attention de vendre inlassablement du mirage. Le vrai coupable risque toujours de revenir à la Une.