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ECRITS MELANCOLIQUES

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Yoko et les gens du Barzakh. Roman de Djamel Malti, Chihab Editions, Alger, 2016, 361 pages, 1 100 dinars.

C'est quoi, le Barzakh ? C'est l'équivalent du purgatoire dans le Coran. «C'est un état psychique au sein duquel les vivants ne sont plus des vivants, car leur esprit se retrouve dans un entre-deux-mondes qui se situe à la frontière de leur passé et de l'incertitude qui les attend. Un isthme d'apparence irréel, carcéral, intemporel, fait de cauchemars coupables et fous. Un endroit où leurs actes les jugent»

Alger, en pleine saison pluvieuse et sombre : Trois familles que tout sépare, mais trois destinées qui se croisent car partageant une même tragédie... sans fin.

Makioussa, mariée (mariage d'amour) à un Malien ( Ibrahima), qui perd dans un accident de voiture son époux, et, croit-elle, sa jeune enfant de six mois... Fattouma et Kamel qui, étant donné l'infertilité du couple, adoptent une enfant au teint assez brun (abandonnée ?)... Un jeune homme, Juba, amoureux fou de Mariama (l'enfant qui a grandi et qui est devenue une très belle femme, une révoltée)... et, au milieu de la scène, rond-point et carrefour des tragédies... un chat, Yoko. Un chat, une jakuma (qui a plusieurs vies, qui peut être mangeuse d'âmes ou nourissante de l'esprit et qui a le don d'ubiquité), qu'il ne faut jamais, mais alors jamais, selon la croyance transmise par une vieille bambara de Bamako, abandonner. Elle peut porter chance ou grand malheur. Il ne manquait plus que la «harga» !

L'auteur : Né à Alger, il est ingénieur en chef de géophysique. Auteur de plusieurs romans et d'un essai sur l'informatique. Six romans déjà parus : «Fada» (2004), «L.S.D» (2009), «Les yeux de Yoko et les gens du Barzakh» (2013) dont une trilogie «Siberkafi.com»(2003), «Aigre doux» (2005) et «On dirait le Sud» (2007) et d'un essai («Le bug de l'an 2000» paru en 1998).

Extraits : «Quand la tendresse s'en va toute seule, c'est qu'elle a rendez-vous avec l'isolement. Avec le temps, quand la tendresse n'est plus partagée, elle devient le refoulement d'un sentiment affectif malheureux» (p 75), «Qu'allons-nous devenir plus tard, quand nous serons grands ? laisse échapper dans un soupir un jeune garçon (...). Une voix lui répond : Rien !Il n'y a qu'à voir comment vivent nos parents. Leur futur est déjà mort, leur passé volé et leur présent difficile !»(p 96) «Le mal est profond. Ses racines se perdent dans les gouffres de l'histoire récente de la société. Une société qui se construit dans le mal-être des gens, dans les promesses trompeuses, dans les simulacres cultuels et culturels, les discours propagandistes et anesthésiants» (p 189).

Avis : Attention à la déprime. Plutôt à son aggravation. «Une méditation romanesque sur le deuil» (Aps) et sur la solitude des couples qui, avec l'âge, n'ont (presque) plus rien à se dire ou à faire. Donc, lire en entrecoupant avec des moments de rire, de joie et de bonheur... en famille, entre amis... pour emmagasiner le max' d'espoir.

Citations : «La solitude, c'est elle qui habille la vieillesse de tristesse» (p 57), «On nous veut serviles, inertes, dociles, c'est-à-dire morts-vivants ! Ici, il y a pire que la mort , c'est vivre cette existence» (p 97), «C'est quoi, mourir ? Probablement, comme aller se coucher sans rien attendre de demain» (p 180).

Boussole. Roman de Mathias Enard, Editions Barzakh, Alger 2015 (Actes Sud, France 2015), 378 pages, 950 dinars.

Un roman qui brasse les lieux, les époques, les personnages et les langues. Au fil d'une nuit d'insomnie, à Vienne (ancienne porte de l'Empire Ottoman), entre 23 heures et 7 heures, Franz Ritter, un musicologue viennois ressasse sa vie et ses obsessions. Elles le font remonter jusqu'au XIXe siècle, pour ranimer de hautes figures de l'orientalisme... et rendre justice, entre autres, à tous ceux qui ont œuvré, par amour de la musique, pour la connaissance des instruments, des rythmes et des modes des répertoires arabes, turcs ou persans.

Commentaires en vrac de lecteurs et de critiques, étrangers et nationaux ! «Un sommet d'érudition»... «Une thèse sous forme de mémoires»... «Le récit d'un insomniaque.»... «Une méditation hypnotique sur les rapports avec l'Orient et l'orientalisme»... «La mélancolie et l'humanisme en lettres majuscules»...

La meilleure est celle-ci : «Une valise trop pleine sur laquelle il faut s'asseoir pour parvenir à la fermer. C'est plein à craquer»... et des phrases longues... «longues comme des chapitres». Références savantes, souvenirs de voyages et réminiscences de colloques entraînant le lecteur à Istanbul, Téhéran, Damas, Alep? Deuxième pôle, aussi rêvé et insaisissable que le premier : Sarah, la femme à laquelle tout ramène Franz, à la fois érudite et aventurière, éternellement ailleurs. Sarah dont la mère a passé son enfance à Alger qu'elle a quitté au moment de l'indépendance pour s'installer à Paris.

L'auteur : Né à Niort en 1972, diplômé de persan et d'arabe, il a beaucoup voyagé au Moyen-Orient notamment. Toute son œuvre porte la trace de sa passion pour cette partie du monde. Entré en littérature en 2003 avec La Perfection du tir (Actes Sud), il s'est imposé grâce à son quatrième roman, Zone (Actes Sud, 2008), tour de force sans point, embrassant l'histoire du XXe siècle sur le bassin méditerranéen, récompensé par (entre autres) le prix Décembre et le prix du livre Inter.

En 2010, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants lui avait valu le prix Goncourt des lycéens. Deux ans plus tard, Rue des voleurs avait été distingué par le prix Liste Goncourt/Le Choix de l'Orient, autre surgeon du célèbre prix.

Extraits : «L'Europe a sapé l'Antiquité sous les Syriens, les Irakiens, les Egyptiens ; nos glorieuses nations se sont approprié l'universel par leur monopole de la science et de l'archéologie, dépossédant avec ce pillage les populations colonisées d'un passé qui, du coup, est facilement vécu comme allogène : Les démolisseurs écervelés islamistes manient d'autant plus facilement la pelleteuse dans les cités antiques qu'ils allient leur profonde bêtise inculte au sentiment plus ou moins diffus que ce patriotisme est une étrange émanation rétroactive de la puissance étrangère» ( p 55), «Napoléon Bonaparte est l'inventeur de l'orientalisme» (p 94), «La révolution dans la musique aux XIXè et XXè siècles devait tout à l'Orient «( p 120), «Aujourd'hui, l'Europe est son propre homme malade, vieilli, un corps abandonné, pendu à son gibet, qui s'observe pourrir en croyant que Paris sera toujours Paris, dans une trentaine de langues différentes, y compris le portugais» (p 2015).

Avis : Roman de l'altérité, sensuel et savant, gonflé de références. Un chef-d'œuvre de littérature. Pas DE la littérature. Difficilement lisible... sauf pour ceux qui aiment l'écriture difficile, souvent illisible. Et, à dire vrai, Kamel Daoud, mis à part le nombre de livres publiés, méritait amplement le prix Goncourt (et, je ne suis pas le seul à le penser... Jack Lang l'a dit avant moi).

Citations : «Les étrangers connaissent mieux une ville que leurs habitants, perdus dans la routine» (p 18), «La vie est une symphonie de Mahler, elle ne revient jamais en arrière, jamais sur ses pieds» (p 50), «L'association sexualité-Orient-violence avait du succès dans l'opinion publique, jusqu'à aujourd'hui ; un roman sensationnaliste, à défaut d'être sensationnel» (p 142), Le pétrole et l'animal, voilà le goût de l'Arabie «( p 155), «La construction d'une identité européenne comme sympathique puzzle de nationalismes, a effacé tout ce qui ne rentrait plus dans ses cases idéologiques. Adieu différence, adieu diversité ( p 313).

Moi, Scribe. Roman de Rachid Mokhtari, Chihab Editions, Alger 2015, 227 pages, 900 dinars

C'est l'histoire d'un Scribe ( communément appelé écrivain public), le dernier d'une race de «lettrés» toujours vénérés qui cherche dans sa mémoire... lorsque tout jeune, dans son village natal, Imaqar, il écrivait les lettres (des épouses entre autres) destinées aux conjoints alors émigrés .

Au départ, une écriture épistolaire basique mais, avec le temps, tout un art et une grande dextérité métaphorique, tout particulièrement dans une société régie par des lois non-écrites assez strictes et une pudeur certaine. Ainsi, il ne faut pas écrire «Ton fils est né», mais «La famille s'est agrandie». Il ne faut pas écrire, «Cette année c'est une fille qui est venue au monde dans ton foyer» , mais «Tes futures gendres, te dit ta mère, possèdent les plus belles oliveraires et des biens au chef-lieu d'Imaqar à faire pâlir les envieux»...

C'est, aussi, l'histoire du «dedans» d'un village qui commence à perdre ses repères... avec les départs incessants pour l'exil ou la ville, avec les effets de la «démocratie politique» et les ingérences partisanes et affairistes du parti-Etat dominant, mettant à mal les anciennes structures de la gouvernance locale... et une intolérance généralisée mais tout particulièrement politique qui pointe et qui avance... qui avance... causant des dégâts. Dont les oliviers centenaires mangés par les poux . Même les étourneaux (un oiseau bâtard, asservi, tricheur, ravageur, espiègle), porteurs de bonne chair et signe de bonnes et belles récoltes ont fui. Aujourd'hui donc, avec le temps qui est passé, installé dans un «réduit moisi», il écrit surtout au «Peuple des disparus» et voudrait bien participer à l'établissement d' une «banque de données» sur le Massacre (200 000 morts), la décennie noire étant passée par là.

C'est, aussi l'histoire de deux jeunes gens journalistes (radio), un garçon et une jeune fille, issus du village, qui essayent de redonner à la parole (publique) la voix qu'il faut pour qu'elle ait un poids.Qui s'aiment mais qui n'arrivent pas à se communiquer leurs sentiments . Un comble pour des journalistes. Hélas, trop de pesanteurs et comme hier, ne restent plus que les oiseaux charognards. «Le ver est dans le fruit !» avait prédit, il y a longtemps, l'Oracle.

L'auteur : Universitaire, journaliste, romancier, il a publié plusieurs ouvrages consacrés à la littérature et à la musique algériennes. Il a, aussi, animé des émissions radiophoniques, consacrées à la littérature.

Extraits : «La terre, voyez-vous, a une âme, il ne suffit pas de tenir l'araire, de semer, d'y planter des ceps, d'arroser et de clôturer pour que ses mottes devienent dociles et généreuses (... ). Il y a autre chose... Et, si vos terres ancestrales subissaient le même sort que les nôtres, arrachées à leurs légitimes propriétaires ? Hé bien, elles s'y refuseraient. Voyez-vous, le mal provient d'une vengeance des ancêtres» ( un patriarche-Oracle s'adressant à une délégation de fermiers colons venus demander conseil suite à l'infertilité de leur vignoble, p 67), «Les pieds des montagnardes, (... ) habitués à la marche, poussent vite et c'est, pour les anciens, à la finesse des chevilles et au galbe des mollets que se mesure le charme féminin» (pp 122-123)

Avis : Grandeur et décadence de l'écrit. Parallèlement à la «décadence» d'une société. Mythes et /ou réalités, chacun y trouvera des arguments. Ecriture trop rapide, changeante. Déroutante, parfois.

Citations : «L'âge est traître, ingrat et, comment dire, prétexte à camoufler l'impuisssance» (p 13), «Dieu a créé le Bien et le Mal, ce sont des jumeaux» (p 60).

PS : Parution, en France, d'un drôle de guide destiné aux politiques qui ne veulent pas «rater leur carrière».

Un futur best-seller que l'on aimerait bien voir édité chez nous... encore qu'on en a point besoin, les carrières se faisant et se défaisant non sur le terrain mais dans les salons d'hôtels haut de gamme et autres coulisses. Il s'agit donc du «Contre-manuel de la politique. L'art et la manière de flinguer sa carrière en 200 histoires vraies».

Et, les 30 commandements du ratage en politique. Tops, flops et cas pratiques ! Bref, toutes les petites et grosses «c... ies» faites et tous les mensonges dits dans la presse ou sur les plateaux télé par les hommes et les femmes politiques, grisés par le succès et oublieux que celui-ci peut leur filer entre les doigts aussi rapidement qu'il était venu. Pouvoir de la «vox populi démocratique» éclairée... respectée !