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Passage à l'oralité secondaire

par Hatem Youcef*

Hip hip hip hourra ! On passe à la 4G ; il suffit de se munir d'une fiche de résidence et de la photocopie d'une pièce d'identité pour entrer en possession du sésame, un modem s'entend.

En attendant bien entendu l'autre 4G que les opérateurs de la téléphonie mobile s'affairent d'ores et déjà à généraliser à tout le pays. On est de plain-pied dans l'ère (post)moderne, l'ère de du technologized word (mot technologisé). C'est le passage à l'oralité secondaire en somme.

L'oralité secondaire en question

Il y aurait donc une oralité secondaire et non pas l'oralité tout court. L'oralité secondaire suppose et s'oppose à l'oralité primaire qui est synonyme d'absence/ignorance totale de l'écrit selon les spécialistes. Walter J. Ong en fut l'un des plus éminents ; jusqu'à la quatre vingt dixième et ultime année de sa vie il n'avait cessé de travailler sur l'oralité et son contraire. L'oralité secondaire est cette oralité ?moderne' synonyme de l'invasion des tics comme la téléphonie, les magnétophones, l'internet, la télévision, la radio, etc. «L'âge électronique est aussi l'âge de l'oralité secondaire» dixit il (1982:2). Grace à ces outils, le monde est devenu un village, un village global comme l'avait prédit Marshall McLuhan en 1962 de même qu'il avait prédit la World Wide Web. L'oralité s'est vue magnifiée et les tribuns s'adressent désormais non pas à un auditoire limité par l'espace, mais à un public éparpillé aux quatre coins du monde.

En effet, l'oralité secondaire est oralité en ce qu'elle génère un besoin constant de recourir à l'ouïe projetant de la sorte les récepteurs dans le monde des sons qui constituent l'essence même de l'oralité. De lectorat on passe au statut d'auditoire, le livre en papier est remplacé par l'écran des tablettes. La chanson, les films avec leur lot de dialogues et la rhétorique qui y est déployée tiendraient de l'oralité secondaire puisque les supports qu'on utilise pour en jouir sont des outils hautement technologiques. Même la presse et le roman dont le support traditionnel est le papier sont investis par la technologie et sont partagés par la litéracie et/ou littératie, comme il convient à quelques chercheurs iconoclastes de l'appeler en français, et l'oralité secondaire. Le cours magistral, la conférence et le discours tiennent des deux notamment avec la visioconférence.

L'oralité secondaire incite l'homme moderne à l'extraversion pour remédier à l'introversion qui a été depuis longtemps son lot. Là est l'autre attrait de cette forme d'oralité surtout pour l'Occident où cette théorie de l'oralité a émergé. En effet, l'oralité secondaire serait intéressante dans la mesure où elle attenue la tyrannie de l'écrit et l'imprimerie qui sont coupables d'avoir sérieusement affecté la socialisation qui prévaut là où l'emprise de l'écrit n'est pas moindre. S'étant arrogé des pouvoirs suprêmes, la litéracie s'est présentée comme la norme, les moyens de pensée et d'expression humains les plus naturels. En effet, il y a beau temps que l'écrit est devenu le paradigme à l'aune duquel tout progrès est mesuré.

La langue elle-même a dû subir le poids des gens lettrés qui l'ont façonné plus que les tribuns et autres bardes qui déclamaient leur poésie sans la graver comme les Arabes ou encore le grand poète kabyle Si Mhand U Mhand dont on dit qu'il ne répétait jamais ses poèmes. Ironie du sort, ce sont les progrès qui ont émané de l'invention de l'écriture et l'imprimerie qui ont donné naissance aux outils de l'oralité secondaire, à savoir les médias, la téléphonie et l'internet dont Viber, Skype et Facebook constituent justement les éléments clés de cette oralité secondaire. L'oralité secondaire a donc réduit le poids de l'écrit en permettant aux Occidentaux de retrouver les bienfaits de l'oralité à l'instar de la socialisation, la spontanéité, etc., à travers le service de réseautage social cher à Zuckerberg, des tweets, et tutti quanti. Ce service de réseautage social mondialement connu sous le nom de Facebook nous a permis à nous ?Autre(s)' de nous libérer un tant soit peu du joug de l'oralité en nous donnant la possibilité de griffonner les lettres. Il nous permet aussi de ?technologiser' nos commérages, faire voyager la rumeur et adoucir la nostalgie des émigrés. Il offre aux semi-lingues que nous sommes la possibilité de faire un tant soit peu partie de ce monde de l'écrit.

La tchatche et les SMS aussi nous inscrivent désormais dans le monde des gens accoutumés aux lettres et non plus uniquement aux sons. Nous avons ainsi un accès quand bien même restreint à cette première technologie qu'est l'écrit qui nous est livrée de la même manière que les autres technologies au compte-gouttes.

Toutefois, même en ayant accès à des grapholectes comme le français et l'arabe qui peuvent nous aider à appréhender quelque peu le monde, cela reste insuffisant du fait que ces mêmes langues demeurent des langues étrangères quand bien même hautement maîtrisées. De plus, c'est l'anglais qui permet une conception plus ou moins totale du monde parce que tout se fait dans cette langue globale. Parce que l'écrit dote le grapholecte d'une puissance bien plus grande que celle d'une langue à tradition orale, le maghribi cher à Abdou Elimam et tamazight ne peuvent pas en l'état actuel des choses permettre à leurs locuteurs de comprendre le monde. L'anglais mettrait à la disposition de ses utilisateurs au moins un million et demi de mots que ni le français ni l'arabe ne peuvent concurrencer à preuve notre recours à l'emprunt pour dire des mots comme literacy, technologized, etc., qui n'ont pas leur équivalent en français. Ainsi, contrairement au français, l'anglais acquiert de plus en plus de vocables grâce à la latitude laissée aux penseurs, inventeurs et aux locuteurs ordinaires pour lexicaliser sans encourir les représailles des templiers de la langue. Alors qu'il faut passer par l'Académie française quand il ne faut pas carrément invoquer Richelieu pour codifier un nouveau terme en français, l'anglais s'enrichit à chaque fois qu'un scientifique ou un littérateur ressent le besoin de faire dans la néologie comme cela a toujours été le cas depuis Shakespeare.

L'homo loquens

L'oralité secondaire n'est pas tout à fait la même chose chez nous. Sa signification est tout autre dans la mesure où l'oralité ne nous est pas étrangère. C'est juste qu'à peine avons-nous commencé à prendre goût aux bienfaits de la litéracie que nous voilà rattrapés par l'oralité tout court. On connaît un engouement démesuré pour les smartphones, les iPhone et autres gadgets électroniques dont l'utilisation chez nous ressuscite les démons de l'oralité primaire et la conforte même. Le son qui est le représentant attitré du mot dans les cultures orales (Ong, 1999 :68) acquiert une dimension autrement plus symbolique grâce à ces outils. Il serait sans doute intéressant de quantifier les conversations téléphoniques des Algériens, le nombre d'heures passées à tchatcher, à écouter les chansons, utiliser Viber (mis sur pied par la société israélienne Viber Media Inc) pour parler d'un continent à l'autre alors que jadis cela se faisait d'un balcon à l'autre, etc. les opérateurs de la téléphonie mobile sont devenus comme par enchantement des partenaires sociaux fiables, des créateurs d'emplois, des sponsors de sport, des mécènes même qui n'hésitent pas à s'inviter dans l'enceinte universitaire pour y dresser des tentes pour commercialiser la parole.

L'homo loquens est l'homme de parole et est l'icône des sociétés orales comme la nôtre. « Les peuples à tradition orale attribuent communément et universellement aux mots un grand pouvoir » (Ibid:65). Ne dit-on pas que l'homme se tient par la langue? La parole est gage de vérité, elle est garante d'une transaction, c'est la preuve inébranlable, etc. Ce sont les proverbes et autres adages qui font office de littérature et qui se transmettent oralement bien sûr et sont fixés dans le temps de façon mnémonique. L'homo loquens sévit dans l'administration qui fonctionne oralement en dépit de l'éminence de l'écrit pour un fonctionnement efficace. Ce sont les interminables réunions en vue de tenir des réunions. Ce sont les comités, conseils et autres cellules mis sur pied pour le suivi d'un projet, la rédaction d'une missive, un rapport, une requête, etc. L'oralité secondaire, c'est la démocratisation de la tricherie dans les examens même les plus souverains comme le bac. Ce sont les 4/4 et autres voitures de luxe conduits par des fonctionnaires qui ne peuvent même pas subvenir aux besoins desdits véhicules avec leur modique paie. Alors que l'Occident découvre les vertus de l'oralité par le truchement de l'oralité secondaire, les musulmans ont balayé le couple symbiotique oralité/écrit que l'islam a tenu à fixer à travers le Coran et le hadith. N'est-ce pas que le hadith est transmis par ouï-dire, mais n'en constitue pas moins une source de législation pour la communauté d'iqra ? Les musulmans ont rabroué la première technologie avec les derniers savants que sont Ibn Khaldun, Ibn Rushd, Ibn Bajjah, Ibn Hayyan, etc.

Conclusion

Il v a sans dire que nous n'avons aucun mérite dans cette oralité secondaire qui est, comme le souligne Ong, une émanation des cultures aux longues traditions d'écriture comme l'Occident. Ong ajoute que l'oralité secondaire dépend dans son invention et son fonctionnement de la culture généralisée de la lecture et l'écriture qui ne sont pas des traditions chez nous. On se retrouve dedans comme on s'est retrouvé dans l'écrit sans ne rien y comprendre et sans avoir ni le temps ni les moyens pour maîtriser toutes ces technologies qui nous submergent et nous abrutissent davantage qu'elles nous affranchissent. Si l'oralité secondaire est une sorte de rééquilibrage chez les Occidentaux, elle est pour nous une projection dans l'ère qui a précédé l'oralité première, car on se retrouve exclus de cette dernière, de l'écrit et de tout en fait. La 4G dont les mérites ont déjà commencé à être vantés à tue-tête ne va pas nous projeter dans le futur ; elle va juste nous installer profondément dans l'oralité secondaire qui n'est pas du tout la même que celle dont a abondamment écrit Walter J. Ong qui constitue la source principale de cet écrit qui n'est peut-être, en définitive, qu'oralité déguisée.

*Universitaire

Références

Ong, Walter J. Orality and Literacy: The Technologizing of the Word. London and New York: Routledge, 1982/2002.

«Writing is a Technology that restructures Thought» in The Written Word: Literacy in Transition eds. Gerd Bauman, Oxford: Clarendon Press, 1986, pp.23-50.

«Orality, Literacy, and Modern Media» .In David Crowley and Paul Heyer, Communication in History: Technology Culture, society. Third Edition, New York: Longman, 1999, pp. 60-67.

Le mot literacy a fini par voyager vers le français devenant litéracie puis littératie (voir la revue Le français aujourd'hui No 190. 2015).

Nous avons nous-mêmes humblement traduit les citations de Walter J. Ong.