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Le gaz algérien : entre les manœuvres des uns et les coups bas des autres

par Reghis Rabah

Les comptes rendus de la presse nationale ont tenté de limiter les travaux du Forum d'affaires algéro-européen sous forme d'un entêtement de l'Algérie de vouloir délibérément défendre les contrats long terme face à une Europe peu convaincue de leur utilité dans un contexte libéralisé du marché gazier à travers le monde. Or, on se rappelle le 19ème congrès mondial du pétrole qui s'est tenu le 2 et le 3 juillet 2008 dans la capitale espagnole, lorsque l'Algérie par la voie de son ministre de l'Energie dévoilait la décision surprenante de la Société nationale des hydrocarbures Sonatrach de ne plus s'engager dans certains contrats de livraison de gaz à long terme. Cette option était dictée, à l'époque, par les difficultés rencontrées pour renégocier les prix. « Il n'y a pas de raison, pour Sonatrach, de s'engager dans des contrats à long terme» pour certaines unités de production déjà amorties, «parce que les contrats à court terme donnent de la flexibilité pour avoir des prix qui reflètent ceux du marché». L'Algérie, qui est l'un des premiers producteurs de gaz au monde, a négocié beaucoup de ses contrats à long terme à une époque où les prix étaient beaucoup plus bas. Elle souhaite les relever pour les rapprocher des prix internationaux du gaz, indexés sur ceux du pétrole, et qui ont donc fortement augmenté. Dans le cadre d'un contrat de livraison de gaz à long terme, le prix est fixé pour l'avenir, avec des possibilités de le revoir à certaines échéances, mais un désaccord conduit à un arbitrage interminable et coûteux. Dans la renégociation des prix de vente du gaz dans le cadre des contrats à long terme, l'Algérie avait passé ces contrats à long terme dans le passé pour pouvoir obtenir des prêts auprès des banques, rassurées par la perspective de revenus gaziers stables. Maintenant, les choses ont changé car Sonatrach disposait de suffisamment de ressources pour s'autofinancer surtout lorsque l'ensemble de ses unités et pipes ont été amortis. Cette position aisée de Sonatrach lui permettra de mieux négocier les prix aussi bien des contrats sur le court que le long terme. Juste après, l'agence Reuters avait rapporté les propos du PDG de Sonatrach qui confirmait que les nouveaux contrats destinés à maximiser les revenus en fonction de la hausse des prix qui seront désormais signés pour une durée maximale de cinq ans. Le but de cette mesure étant, selon lui, de profiter de la hausse des prix du baril - ceux du gaz sont indexés sur ceux du pétrole- sur les marchés internationaux. En effet, l'écart entre le gaz et le pétrole, sur lequel il est indexé, s'agrandit sans que les prix du gaz, négociés sur le long terme, ne suivent. Comme les contrats gaziers sont habituellement établis à long terme, le gaz n'a pu suivre l'évolution des prix du pétrole à des niveaux record. L'exemple le plus édifiant reste le conflit sur les prix du gaz entre Sonatrach et Gas Natural. Au début du conflit avec Gas Natural, le pétrole était à 50 dollars. Il a fini à plus de 140 dollars à partir de 2009. Dans un contrat à court terme, l'acheteur serait libre de chercher un meilleur prix ailleurs. L'Algérie n'est pas satisfaite des contrats d'exportation de gaz à long terme. Cette option reflète donc son souci de tirer le maximum des exportations du gaz, dans un marché perturbé par l'instabilité des prix du pétrole. Sonatrach est allée beaucoup plus loin en affichant son intention de créer des sociétés de droit commercial dans le sol européen pour s'intégrer dans la distribution du gaz directement aux consommateurs des pays de la rive méditerranéenne. La plupart des pays européens -à leur tête la France- ont été pris de panique en criant à l'abandon des investissements dans la chaîne gazière par Sonatrach ce qui menacerait sur le moyen terme leur sécurité d'approvisionnement en gaz. La crise entre la Russie et l'Ukraine devait être évoquée. Pour justement contraindre l'entreprise nationale de rester un terrain favorable à un transfert de matières premières, la commission européenne de l'énergie a mis son veto pour interdire à Sonatrach de commercialiser son gaz sur le territoire européen. Pour faire passer la pilule, la France a manœuvré pour appeler l'Algérie au dialogue en se montrant disposée à influencer les acteurs pour encourager les investissements. Maintenant que l'Algérie traverse une phase difficile liée à la contraction de ses recettes, elles mêmes dues à une chute drastique des prix du baril, le dernier forum d'affaires algéro-européen a vu les différents acteurs enfoncer le clou dans la plaie pour faire pression sur Sonatrach afin de revoir ses prix du gaz, pourtant contractuels à la baisse. De l'autre côté, la Russie et le Qatar qui n'arrêtent pas de demander à l'Algérie d'adhérer à l'opposition de la déconnexion des prix du gaz à ceux du pétrole et des produits pétroliers le frappent dans son dos en venant chasser sur ses parts traditionnelles du marché.

D'abord en quoi consiste un contrat à long terme et il est censé avantager qui ? Pourquoi insiste-t-on sur son abandon aujourd'hui ? Quels sont les atouts de l'Algérie ? Devra-t-elle ajuster sa stratégie gazière en fonction de la pression des pays européens ou s'agit-il d'un bluff qui tente de la dérouter et de l'écarter de sa ligne ? Quelle est cette ligne justement ?

1- Le Forum des pays exportateurs de gaz FPEG est une hérésie

Ce Forum fabriqué de toutes pièces à l'initiative du Qatar est une organisation dissidente dans laquelle chacun des membres surveille l'autre. Les 13 membres permanents et les deux observateurs du forum ont tous privilégié leurs intérêts économiques et aucun compromis n'apparaît clairement sinon les fondamentaux de la commercialisation du gaz à savoir : le contrat à long terme et l'indexation du prix du gaz à celui des autres produits pétroliers concurrents. Or ces deux paramètres commerciaux sont plus en faveur des gros producteurs que le reste des membres.

Le tableau ci-après donne les réserves/production et la durée de vie : (voir version PDF)

Nous constatons que le Qatar, la Russie et l'Iran représentent à eux seuls plus 78,42% des réserves de l'ensemble des pays du forum les 12 restant, y compris les observateurs qui ne pèsent à peine qu'un peu moins de 22%. Ce chiffre peut être porté à 53,2% comparé aux réserves prouvées dans le monde. Les réserves de tous ces pays réunis pèsent plus de 70% des réserves mondiales, ils assurent 40% de la production et près de 60% des exportations. L'objectif donc de ces gros producteurs est la recherche des débouchés garantis pour placer leur gaz quitte à casser le prix comme l'a déjà fait la Russie. Les Russes ont des difficultés de s'imposer face au scepticisme de nombreux pays européens et commencent donc à perdre du terrain et, à travers ce forum, ils cherchent un moyen de pression. Ainsi, le gaz russe qui arrive en Europe a perdu près de 4% en 2015 pour se stabiliser autour de 701,5 milliards de m3, à cause du ralentissement des activités dans les principales zones de consommation européennes et dans la Communauté des Etats indépendants (CEI) qui concentrent ensemble la plus grande partie des flux gaziers internationaux. L'Iran qui vient d'élire un nouveau président dit modéré se fixe comme objectif de récupérer ce qu'il a perdu durant la période des sanctions auxquelles il a fait face. Comment peut-il donc adopter une position conciliante dans de telles assises? Le Qatar quant à lui entretient des relations au contours troubles avec presque tous les pays qu'il fréquente. Sa crédibilité est remise en cause et les derniers événements dans son palais (abdication) ont confirmé l'influence des Etats-Unis dans la démarche politique qu'il mène. Or, les Etats-Unis n'ont aucun intérêt pour le moment de voir les prix du gaz augmenter pour poursuivre leur offensive de compétitivité à l'exportation. En ce qui concerne l'Algérie dont le gaz représente en volume des parts importantes de ses exportations, la situation semble s'empirer de plus en plus. En effet, la section parisienne de l'association Cedigaz n'a pas mis les gants pour présenter dans son rapport une analyse pessimiste du marché du gaz. Il est indolent à cause de croissance y compris dans les pays asiatiques et surtout d'un stock jugé très élevé. Or l'OPEP ne semble pas s'inquiéter outre mesure puisqu'elle a décidé de reproduire son quota au détriment de ses recettes et de la perspective d'une croissance fictive. Donc, chacun des membres actifs traînant un caillou dans son soulier, comment peut-on concevoir qu'il contribue à réorienter la tendance actuelle du marché gazier ?

2- de la genèse des contrats long terme

Au début des échanges gaziers sur de longues distances en particulier aux Etats-Unis et en Europe, un réseau s'était développé pour permettre les importations en provenance de l'Algérie, la Russie, la Norvège et les Pays-Bas. Dans le même temps, des échanges par Gaz Naturel Liquéfié (GNL) vont se mettre en place en Asie pour alimenter les anciennes centrales électriques au pétrole du Japon. Le Canada a alimenté les USA. La pérennité de ces échanges nécessitait de gros investissements de transport très lourds avec des unités de référence : le milliard de dollars de cette époque. Aujourd'hui, on estime à près de 1000 $ la tonne liquéfiée, transportée puis regazéifiée. Donc, il fallait trouver un cadre rassurant aussi bien pour l'acheteur que pour le vendeur. La solution est sans doute le contrat long terme. Ses principales caractéristiques sont d'abord un engagement sur une durée allant de 20 à 25 ans, des obligations d'enlèvement minimal et de payement de la part de l'acheteur suivant une clause dite (take or pay), de fourniture de la part du vendeur et un prix indexé sur les énergies concurrentes. En Europe par exemple, cette indexation se faisait essentiellement sur les fiouls lourds et domestiques dans la mesure où le gaz naturel est en concurrence principalement dans le secteur industriel et commercial. En Asie, par contre, le choix est porté sur le pétrole brut qui était l'énergie largement utilisée dans les centrales électriques dans les années 70.

3- l'abandon des contrats long terme est imposée par les forces du marché

La dérégulation du marché gazier initiée aux Etats-Unis puis au Royaume-Uni et maintenant en Europe a largement remis en cause ce système, car elle vise deux objectifs :

-Maintenir un opérateur unique pour la gestion du transport et de la distribution de façon à ne pas dupliquer les réseaux,

-Ouvrir l'achat et la vente du gaz à la concurrence.

Il en résulte tout d'abord une moins bonne visibilité sur le long terme par rapport à l'existence d'un opérateur unique par région ou par pays. En effet, la concurrence ne permet plus de savoir avec précision ce que sera pour chacun des opérateurs la demande dans 5 ans et encore moins dans 10 ans. L'idée de s'engager dans les contrats long terme devient ainsi plus risquée. Donc, la première conséquence de la dérégulation est la réduction des contrats de 10 ans et moins contre ceux de 20 ans et plus qui se faisaient auparavant. La deuxième conséquence de ce processus et l'émergence d'un marché « spot » du gaz naturel qui permet des échanges ponctuels au jour le jour dans les principaux nœuds qu'on qualifie couramment de « hub » On peut citer le Henry hub aux Etats-Unis, le National Balancing Point (NBP) en Angleterre, Zeebrugge en Belgique et le Title Transfert facility (TTF) aux Pays-Bas. Donc, la pratique des contrats à long terme est indépendante de la volonté des acteurs surtout en ces périodes de crise où la moindre économie est vitale pour la compétitivité et l'allégement de la rigueur budgétaire.

4- les vraies questions utiles au débat

Le marché européen qui intéresse plus particulièrement l'Algérie se trouve dans une situation duale. Avec d'un côté les prix spot sur le marché britannique et de l'autre côté les prix influencés par les produits pétroliers dans le continent. Le gazoduc reliant la Belgique à l'Angleterre joue désormais l'arbitre entre les deux prix. La tendance est donc vers des nouveaux délais contractuels sur le marché du gaz ne dépassant pas les dix ans et la clause « take or pay » laissera la place au « take or release » avec la possibilité justement de vendre les excédents sur le marché spot dont le prix de référence dépend de l'équilibre de l'offre et de la demande. La vraie question que le forum aurait pu examiner est : à quand un prix mondial du gaz naturel et sa transformation en prix directeur de l'énergie. N'a-t-on pas reconnu que le gaz est l'énergie du troisième millénaire ? Il aurait pu aussi accentuer sur la problématique de la prééminence du gaz naturel sur le pétrole comme énergie directrice.

5- Et l'Algérie dans tout cela !

L'Algérie investit depuis 1963 dans des infrastructures diverses : recherche, extraction, transport, liquéfaction et traitements divers. Son objectif est la valorisation de son gaz et ne trouve nullement son compte dans ces assises. Elle maîtrise les quatre procédés de liquéfaction et dispose des unités pour cela. Tout le pôle oranais est dédié à ce genre d'activité dont la première unité de liquéfaction (Camel) a été lancée en 1964. Elle s'est fortement expérimentée dans les différents modes de transport et dispose de filiales spécialisées pour cela. Des sommes considérables ont été investies dans des infrastructures portuaires. Ces efforts ont fait d'elle et à travers sa société nationale Sonatrach la première compagnie en Afrique, classée 12ème dans le monde. Elle est le 4ème exportateur mondial de GNL, 3ème en GPL et 5ème en gaz naturel. En plus, sa position géographique fait d'elle un carrefour privilégié pour le développement de l'industrie du GNL. L'Algérie se trouve en effet sur une ligne optimale entre le bassin atlantique et le bassin pacifique. De par sa position, l'Algérie est en mesure de saisir les opportunités de marché qui s'offrent à elle tant à l'est qu'à l'ouest de la planète. Avec son partenariat avec BP (d'Isle of Graine), l'Algérie va pouvoir retourner sur le marché britannique et renforcer sa position sur le bassin atlantique. Elle est présente dans l'amont gazier de Camisea au Pérou. Ce palmarès devra l'encourager et l'inciter à fréquenter des forums à la recherche des voies et des moyens pour : monter des partenariats afin de vendre son savoir-faire et lancer les jalons de l'après-pétrole, transformer son gaz pour créer de la valeur ajoutée, tenter de s'intégrer dans la distribution du gaz en Europe, vendre là où le prix est le plus haut pour valoriser son gaz et non le brader quitte à le laisser dans le sous sol. Il faut souligner par ailleurs que de nombreuses études ont annoncé le pic-oil dans les dix années à venir. Il pourrait avoir pour effet de favoriser une utilisation de plus en plus concentrée du pétrole brut dans son débouché naturel c'est-à-dire le secteur du transport. Le gaz naturel au contraire « s'épanouit » dans l'ensemble des secteurs domestiques, industriel, production d'électricité et de façon certes plus modérée : le transport (Gas- to- liquid par la filière Fischer Tropsch), et ceci sans compter bien entendu sa rareté puisque les réserves vont en diminuant si l'on croit Hubbert (01). Le gaz naturel aura ainsi une certaine légitimité pour devenir la référence du marché. L'Algérie devra donc éviter de perdre son temps dans des réunions ambiguës de ce genre et tenir compte de ces nouvelles données pour asseoir une stratégie à même de lui permettre de garantir un avenir pour les générations futures et surtout de ne pas s'écarter de ses fondamentaux. Elle doit tout faire pour concrétiser l'accord avec l'UE en faisant valoir ses atouts de proximité.

*Consultant et économiste pétrolier

Renvoi

(01) : Marion King Hubbert : géophysicien qui a suggéré en 1940 que les réserves du pétrole arrivent à un pic puis commence à diminuer.