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Tafsut (le printemps)

par Hatem Youcef*

Le printemps est la saison de l'éclosion des fleurs, du chant des oiseaux, du verdoiement, de la nature en somme. Ceci est une lapalissade. Le printemps est, ce n'est pas un truisme, la saison de l'éclosion d'espoir en lendemain meilleurs, l'éclosion des démocraties, c'est le Printemps des peuples/révolutions (Europe 1848), le Printemps de Prague, le Printemps arabe, le Printemps berbère dont il ne s'agit pas absolument ici. Il ne s'agit pas non plus des deux magasins ouverts à Tizi Ouzou et à Draa ben Khedda sur le fronton desquels trône l'équivalent lexical amazigh dudit terme. Tasfut, puisque c'est de ce terme qu'il s'agit, est remarquable à juste titre. Il est au centre d'une enseigne avec des couleurs joyeuses, celles du printemps bien sûr, qui se distingue de tant d'autres enseignes écrites qui en français, qui en arabe, qui en anglais, mais rarement en tamazight. Quoique transcrite en caractères latins, tafsut est une enseigne en tamazight qui nous interpelle au plus haut point car elle demande à être multipliée, déclamée, chantée, et soutenue dans son entreprise d'occupation du paysage linguistique. Avec tafsut Il est question de visibilité, de l'existence de tamazight dans le paysage linguistique, voire dans le paysage tout court.

Du paysage linguistique

Paysage linguistique est justement l'équivalent français du concept anglais de linguistic landscape. La linguistic landscape et/ou cityscape comme le préconise Durk Gorter, est une discipline toute récente qui tire sa sève de diverses disciplines telles la sociolinguistique, la linguistique appliquée, l'anthropologie, la sociologie, la psychologie et la géographie culturelle, autant de disciplines dont l'importance n'est pas sans une incidence certaine sur tamazight. C'est dire qu'on ne saurait écrire sur tafsut en faisant l'impasse sur cette discipline et la définition qu'en donnent Landry & Bourhis qui furent les premiers à introduire le concept de linguistic landscape en 1997, à savoir « La langue ou le langage des signes des voies publiques, des panneaux publicitaires, des noms de rues, de places, enseignes commerciales et édifices publics se combine pour former le paysage linguistique d'un territoire donné, une région ou une agglomération urbaine » (Landry& Bourhis, 1997, notre traduction). En effet, cette nouvelle discipline est cruciale pour l'aménagement linguistique, le renforcement et la revitalisation des langues minorées selon les spécialistes que sont Marten, Mensel & Gorter. Ce dernier et Elena Shohamy développèrent le concept pour en faire « [un(e)]langue/langage dans l'environnement, mots et images exhibés et exposés dans les espaces publics, qui est le centre de l'attention » (Shohamy & Gorter, 2008). En effet, les langues utilisées pour les enseignes, les panneaux publicitaires et autres signes renseignent sur les langues qui sont localement prépondérantes (Shohamy, 2010, Kasanga, 2012), mais aussi l'identité des communautés linguistiques qui vivent dans ce paysage linguistique. La prépondérance des enseignes en français en Kabylie démontre que le français est la langue ayant pignon sur rue.

Ailleurs, c'est l'arabe tandis que tamazight se fraye timidement une toute petite place comme c'est le cas de l'exemple qui nous intéresse dans cette contribution. Le paysage linguistique comme celui d'une ville comme Tizi Ouzou où les caractères latins abondent sans vraiment nous renseigner sur la langue que la ville parle constitue un terrain propice pour la Linguistic landscape.

Les définitions ci-dessus sont nécessaires pour dire l'importance de l'enseigne tafsut pour tamazight. Il ne saurait être question de développement pour tamazight sans une occupation certaine du paysage linguistique, sans être le centre d'intérêt des locuteurs/scripteurs qui hantent les espaces publics. En effet, cette enseigne, c'est peu dire, constitue une heureuse exception qui si elle se généralise fera le bonheur de tamazight et montrera du coup que la promotion de cette dernière n'est pas uniquement l'affaire des autorités, des linguistes et autres spécialistes, mais aussi celle de tout un chacun. Tafsut est le nom d'un lieu (magasin) et les noms de lieux sont, selon F. Benramdhane, « une forme de cristallisation et de sédimentation des réalisations onomastiques des différentes couches historiques, de leur continuité totale, assimilation ou interprétation, hybridation ou translation symbolique des pratiques onomastiques ».

La toponomastique, autre branche de l'onomastique, l'autre étant l'anthroponomastique, est l'autre point focal de cette contribution en ce qu'elle représente pour l'identité, la culture et le maintien des langues en général et tamazight en particulier. Tafsut est l'histoire d'une enseigne pas comme les autres, déployée, il est vrai, en caractères latins, mais déclamée en tamazight. C'est de là qu'elle tire toute son étendue ; elle est porteuse d'espoir, synonyme de renaissance d'une langue, etc. l'enseigne est dotée d'une valeur socio-symbolique cruciale, servant d'emblème pour toute la société. Notons aussi que Tafsut intéresse aussi la géosemiotique en ce qu'elle permet de lire et déchiffrer des signes géographiques pour leur faire dire ce qu'ils veulent dire et pourquoi les propriétaires desdits magasins par exemple ont opté pour une enseigne en tamazight.

Tafsut, simple enseigne ?

L'enseigne est le premier énoncé que le vendeur (émetteur) adresse à l'attention de l'acheteur (récepteur). C'est une sorte de réclame qui doit être persuasive, invitante, voire captivante. Ce qui nous intéresse dans ce schéma de communication est le message et sa portée sur le récepteur, mais aussi sur le code. Autrement dit, il est question de s'appesantir sur la portée du terme tafsut et son incidence sur les locuteurs/scripteurs amazighs et non amazighs, mais aussi et surtout sur tamazight qui, nous en sommes convaincus, s'en ressentira agréablement et utilement et là nous sommes en plein dans la linguistic landscape. Les enseignes sont d'une telle importance que même les révolutions les ont intégrées dans leur cheminement à preuve ce que Jean Marie Homet soulignait sur «. . . les nouvelles enseignes [qui] participent aux conflits de tendances et de personnes : il y a les enseignes révolutionnaires et contre-révolutionnaires, les jacobines et les girondines, chacune cherche à rallier à sa cause». L'enseigne qui nous intéresse dans ce texte a à la fois une valeur nominale, référentielle et identitaire. Elle nomme le(s) magasin(s) susmentionné(s), se réfère à la saison temporelle et politique puisqu'elle se relie à l'identité étant donné que la langue choisie et le référent ne sont pas sans déboucher sur tamazight et le(s) printemps amazigh(s) de 1980 et celui de 2001. En effet, « Un toponyme est rarement insignifiant. Il est toujours porteur d'un message de nature factuelle ou symbolique », selon Dorion.

Tafsut, nous aimons à le croire, « fonctionne ici comme un référent symbolique,? une dynamique identitaire, un élément culturel de résistance » (Benramdhane). Elle se pose et s'impose au regard des passant et s'invite même dans leur bouche et devient un lieu familier, voire un lieu commun. La multiplication de telles enseignes fera de tamazight une langue présente partout où l'on dirige ses yeux. Pour peu que cette pratique qui consiste à choisir pour son échoppe et/ou magasin un toponyme amazigh fasse tache d'huile et c'est tout l'environnement sociolinguistique de toute une région, voire d'un pays qui s'en ressentira avantageusement. Il a fallu des années pour pervertir, voire effacer des toponymes amazighs dans le seul dessein d'effacer l'entité amazighe. Il en faut sans doute d'autres années et l'abnégation de tout un chacun pour réhabiliter la langue et la culture amazighe par l'entremise de l'anthroponymie (nommer des personnes avec des prénoms amazighs), la toponymie (redonner aux lieux leurs toponymes d'origine, nommer les magasins, les édifices avec des toponymes amazighs), traduire vers tamazight, enseigner dans la langue amazighe, etc.

Il a été établi qu'il y a un lien entre la théorie de l'identité, la linguistic landscape et l'apprentissage des langues. Il suffit d'attirer l'attention des uns et des autres sur cette pratique constatée en kabylie, mais aussi en Autriche où l'on voit l'inscription de la langue dominante barrée à la peinture pour signifier autrement le besoin de la présence de la langue minorée dans le paysage linguistique. Les autorités sont tenus de participer au façonnage d'un paysage linguistique amazigh en imposant des signes en tamazight sur les édifices publics, les panneaux routiers, le nom des rues, voire même les magasins et autres locaux commerciaux des particuliers surtout que tamazight est désormais langue officielle. Au pays basque espagnol, l'occupation du paysage linguistique fait justement partie de l'aménagement linguistique entrepris par les autorités basques en vue de promouvoir le basque. Au Québec, la loi ?Bill 101' de 1977 a bel et bien imposé le français comme langue prioritaire du paysage linguistique québécois (Bourhis &Landry, 2002). En catalogne, il est fait obligation aux secteurs privé et public de faire place à la langue catalogne dans le paysage linguistique de la Catalogne.

Conclusion

Les propriétaires de Tafsut ont certes misé sur le prestige de tamazight occasionné par les années de lutte et le processus de (dé)sacralisation de celle ?ci, mais ils ont aussi contourné les sentiers battus et pris le risque commercial de se voir rejetés en optant pour Tafsut. Tamazight profitera assurément de la généralisation des enseignes en tamazight car celles?ci occuperont l'espace urbain et occuperont inéluctablement les cœurs et les langues des gens. L'enseigne fera désormais partie du décor, élément identitaire, mais aussi un moyen d'incruster la langue dans les esprits. L'identité onomastique étant indissociable de l'identité tout court, il nous semble crucial de voir la toponymie et l'anthroponymie amazighe proliférer un peu partout dans le pays pour aider tamazight à reprendre le terrain qu'elle n'a cessé de perdre depuis des millénaires. Parce que être visible est aussi important qu'être entendue pour les langues minorées (Marten, H.F., Van Mensel, L., & Gorter, D. 2012) et maintenant que tamazight est langue officielle, il faut sans plus tarder faire à cette langue la place qui lui revient de droit dans le paysage linguistique en générant l'exemple de tafsut. Alors le printemps de tamazight éclora.

*Universitaire

Références

BENRAMDANE (F), 2008, Toponymie de l'ouest algérien, thèse de doctorat, sous la direction du professeur F Cheriguen, université de Mostaganem.

Landry, R & Bourhis, Ry. Linguistic landscape and Ethnolinguistic Vitality Journal of language and Social Psychology 16 (1), 23-49.

Marten, H.F., Van Mensel, L., & Gorter, D. (2012). Studying Minority Languages in the Linguistic Landscape. In D.Gorter, H.F.Marten & L. Van Mensel (Eds.) Minority Languages in the Linguistic Landscape (pp. 1-15). Basingstroke: Palgrave-MacMillan.

Shohamy, E & Gorter, D (eds) Linguistic Landscape: Expanding the Scenery, Routledge, 2009.

Gorter, Durk. Further Possibilities for Linguistic Landscape Research. Consultable sur citeseerx.ist.psu.edu.