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Casse-têtes européens (1): la Grèce menacée

par Pierre Morville

La Grèce a donné son nom à l'Europe, elle est menacée aujourd'hui d'être exclue de la zone Euro.

Comment expliquer au lecteur algérien les innombrables casse-têtes de l'Union européenne quand les 507 millions de citoyens européens des 28 Etats-membres n'y comprennent pas grand-chose, si ce n'est qu'ils payent dorénavant leurs achats dans 19 pays européens, de la Finlande à Chypre, en passant par le Portugal avec les mêmes billets d'euros ? Pas facile?

Tiens, d'où vient le mot Euro ? De l'Europe, bien sûr. Et le mot Europe ? Du nom d'une princesse phénicienne qui aurait été séduite par Zeus, déguisé en taureau blanc. En grec, dans un hymne à Apollon datant d'environ 700 avant notre ère, Eurôpè désignait, comme Erev, mot phénicien d'origine (le couchant), les littoraux entourant la mer Egée, mer grecque. Et le terme désigne aujourd'hui tout le continent et sa monnaie. On doit beaucoup aux Grecs.

En parlant d'étymologies de monnaies : le mot dollar est une dérive phonétique du mot allemand thaler (de « thal », « vallée » en allemand). Le thaler était une monnaie d'argent produite initialement en Bohême. La Livre sterling britannique tire son origine du vieux français esterlin, unité de poids et de mesure des orfèvres du Moyen-âge. Le rouble ? « coupé » en russe : historiquement, le « rouble » était un morceau d'un certain poids, coupé d'un lingot argenté ; et le yen japonais et le yuan chinois ? Leur étymologie est commune et surprenante : le yuan / yen, le « cercle » désignait la « pièce de huit », une pièce de monnaie espagnole du XVIIe au XIXe siècle valant 8 réaux (le réal, la monnaie espagnole) !

L'étymologie montre que les monnaies, par définition, circulent beaucoup. Mais une monnaie reflète le plus souvent l'expression d'un Etat national (émanant d'une collectivité), puissant ou faible, démocratique ou non. La monnaie est un outil qui permet de thésauriser et donc de se constituer des réserves quand les affaires marchent, quitte à dévaluer quand les ennuis s'accumulent sur les gouvernements.

En tous cas, les ennuis des Européens ont réellement commencé quand ils ont adopté une monnaie commune, l'Euro, les premiers billets commençant à circuler le 1er janvier 2002. Au départ, l'idée était excellente : une monnaie commune permettait d'intensifier les flux de marchandises, de comparer les prix de chaque fournisseur, de faciliter les coopérations économiques, de simplifier les comptabilités des millions d'entreprises européennes et celles des Etats. Et puis cela donnait un sens à l'Europe. La monnaie est l'incarnation d'un destin commun. Dès ses débuts, la monnaie recourt à tout un système de communication symbolique: chez les anciens Grecs, les images figurant sur les pièces fonctionnaient à la manière de rébus, faisant référence à la puissance émettrice, souvent la déesse Artémis, par un jeu de mots ou une allusion symbolique. Rassurons les anciens Grecs : côté rébus, on continue à être servi.

Grèce : fessées et menaces

Après la dernière guerre, les systèmes monétaires et financiers sont organisés sur une base nationale. Les monnaies européennes sont inconvertibles jusqu'en 1958 (elles ne peuvent être utilisées en dehors du territoire national), la mobilité internationale des capitaux est limitée et les différentes autorités monétaires assurent la stabilité de leur système financier national. « Depuis, la mondialisation financière a complètement remis en cause cette organisation. Elle a changé la donne dans trois domaines importants: la distribution des crédits s'organise désormais au niveau mondial ; les risques d'instabilité du système financier international se sont accrus ; les frontières entre finance «normale», spéculative et criminelle sont devenues de plus en plus poreuses », note le mensuel Alternatives économiques. Face à ces évolutions, les autorités monétaires nationales n'ont pas été capables d'organiser les moyens d'un contrôle politique de cette nouvelle finance, « les institutions financières internationales sont dépassées par les événements ou ont abandonné toute velléité de contrôle, tandis que les réponses politiques aux crises financières internationales sont le fruit de coopérations ad hoc ».

Le capitalisme financier mondialisé place en revanche sous surveillance les politiques menées par les banques centrales, il impose des impératifs de rentabilité élevée et rapide. Et les banques centrales font de même avec les gouvernements nationaux. Et notamment dans l'Union européenne avec ses 28 Etats membres, si unis mais si différents dans leurs tailles, leurs économies, leurs histoires, leurs habitudes politiques, sociales et culturelles?

Dernier épisode de ce long feuilleton de menaces et de fessées de la Banque centrale européenne, la crise grecque, payable bien sûr en euros. Lundi, Angela Merkel, François Hollande, Jean-Claude Juncker (Commission européenne), Mario Draghi (Banque centrale européenne) et Christine Lagarde (FMI), les trois derniers représentant la célèbre « troïka » si décriée, se sont séparés tard dans la nuit. Il s'agissait de trouver une position commune pour les créanciers face à Athènes. Ceux-ci exigent avec force de la Grèce qu'elle entreprenne des réformes structurelles, avant de débloquer une dernière tranche d'aide de quelque 7,2 milliards d'euros dont la Grèce a urgemment besoin. Apparemment, les cinq dirigeants ne sont pas parvenus à un accord. Bien évidemment, les cinq dirigeants sont convenus de poursuivre ce travail « avec beaucoup d'intensité » et de rester « en contact étroit les prochains jours », comme ils l'ont été ces derniers jours, « aussi bien entre eux qu'avec le gouvernement grec ».

Au cœur des débats de ces hauts dirigeants à l'occasion de l'importante dette grecque : faut-il sanctionner un Etat membre en difficulté financière ? L'exclure du club ? Le virer de la zone Euro ? Ou lui consentir des nouveaux prêts mais à des coûts sociaux et économiques très élevés pour sa population, qui a déjà perdu 30% de ses revenus ? Certes, il n'y a pas de solidarité sans discipline mais quand la discipline devient très violente, où est la solidarité ? Wolfgang Schaüble, le très sévère ministre des Finances allemand, est plus clair : c'est, ou l'austérité la plus noire pour rembourser les dettes, ou le « Grexit ». Exit la Grèce de l'Euro.

Les intérêts bien compris des uns et des autres

Derrière tous ces débats techniques souvent peu compréhensibles pour le citoyen lambda, se cachent des intérêts très pragmatiques. Les Allemands sont très pointilleux sur la dette grecque parce qu'ils en sont les principaux créanciers.

Alexis Tsipras, le 1er ministre grec, s'est exprimé en début de semaine dans une tribune parue dans Le Monde. Le « groupe de Bruxelles » qui regroupe les créanciers d'Athènes refuse ainsi que la Grèce rétablisse les conventions collectives ? « La position de la Grèce est que sa législation concernant la protection des travailleurs doit correspondre aux normes européennes et ne peut pas violer de manière flagrante la législation européenne relative au droit du travail. Nous ne demandons rien de plus que ce qui est en vigueur dans tous les pays de la zone euro », rétorque Alexis Tsipras. Les créanciers réclament également une nouvelle baisse des retraites comme le rappelle Gael de Santis dans l'Humanité ? Ici, le chef de gouvernement précise qu'elles ont déjà diminué ces dernières années « de 20 à 48% » ! La Grèce « se trouve au centre d'un conflit entre deux stratégies opposées sur l'avenir de l'intégration européenne, constate Alexis Tsipras, la première vise l'approfondissement de l'intégration européenne dans un contexte d'égalité et de solidarité entre ses peuples et ses citoyens », écrit-il. Les tenants de cette approche refusent de prendre « comme point de départ le fait (?) de forcer le nouveau gouvernement grec d'appliquer les mêmes politiques que les cabinets sortants qui ont d'ailleurs totalement échoué » et savent « que cela serait l'équivalent de l'abolition de la démocratie en Europe et le début d'une rupture inadmissible au sein de l'UE ». Et il y a une deuxième stratégie qui « conduit à la rupture et à la division de la zone euro », alerte le 1er ministre grec. « Le premier pas dans cette direction serait la formation d'une zone euro à deux vitesses », dotée d'un « noyau central » qui « imposerait aussi un super-ministre des Finances pour la zone euro qui jouirait d'un pouvoir immense avec le droit de refuser des budgets nationaux même des Etats souverains qui ne seraient pas conformes aux doctrines du néolibéralisme extrême ». Ce choix « inaugure un processus d'incertitude économique et politique », avertit le Premier ministre grec qui pose les termes du débat : quelle stratégie prévaudra ? « Celle du réalisme pour l'Europe de la solidarité, de l'égalité et de la démocratie ou bien celle de la rupture et finalement de la division ? ». Le problème se complique encore par le fait que le 1er ministre grec s'est fait élire récemment et démocratiquement par le peuple grec sur un programme clair, avec notamment la renégociation de la dette. Comment concilier la démocratie pour tous les Européens et les intérêts de chaque Etat membre ? Dans les faits, le ministre des Finances allemand ne sent devoir des comptes qu'aux seuls contribuables allemands.

Les mauvais choix du « prix Nobel » UE

« Cependant, à cette réalité bien compréhensible du chacun pour soi, il faut ajouter les intérêts des Européens en général. Les contribuables allemands n'ont sans doute pas envie de payer pour ces « fainéants de Grecs, mais ils n'ont peut-être pas envie non plus d'être à l'origine de la fin de l'Union européenne », dont ils auraient eux-mêmes fort à pâtir », note Alain Wallon, spécialiste de l'Europe sur le site Atlantico?, « ce sont surtout les mauvais choix faits par les dirigeants européens depuis l'Acte Unique au moins qui ont rendu ces intérêts particulièrement divergents. Par exemple, depuis le Grand Marché de 1993, et encore plus après les élargissements de 2004 et de 2007, il existe une concurrence fiscale et sociale acharnée entre pays de l'Union européenne, poursuit Christophe Bouillaud, autre spécialiste de l'Europe sur le même site.

De fait, poursuit-il, l'Union européenne ne s'est pas rendu compte que la mise en concurrence de tous contre tous qu'elle promouvait allait provoquer des antagonismes entre Européens, elle n'a voulu voir que les progrès économiques associés à la concurrence. Elle comptait sur le fait que la croissance due à la concurrence résoudrait tous les maux.

La crise économique a encore accentué ce hiatus. On aurait pu éviter ce darwinisme social généralisé en Europe, en ayant dès ce moment une vue plus générale de l'organisation future de l'espace européen ».

La Grèce avec une dette de 175% de son PIB (Algérie : 11%), peut-elle s'en sortir ? Car qu'elle reste ou qu'elle soit exclue de la zone Euro, les sanctions économiques continueront de pleuvoir : « application obligatoire de l'austérité et, en plus, des restrictions aux mouvements des capitaux, des sanctions disciplinaires, des amendes et même la création d'une monnaie parallèle à l'euro », note Alexis Tsipras. On est loin de la gentille solidarité européenne qui avait valu à l'UE le prix Nobel en octobre 2012 : l'UE s'était alors vue récompensée pour avoir fait avancer « la paix, la réconciliation, la démocratie et les droits de l'homme en Europe ».

Et s'il n'y avait que la Grèce? Sur fond de croissance morose (+1,5% en 2015), les Européens sont en désaccord sur des sujets aussi divers que l'afflux de migrants provenant de la Méditerranée ou du Proche-Orient, la proposition américaine d'une vaste zone de libre-échange transatlantique, les rapports avec le bloc russe, la défense européenne, les garanties sociales et surtout les méthodes pour retrouver enfin un peu de reprise économique. Sans oublier, la proposition du 1er ministre anglais, David Cameron, récemment réélu, d'organiser un référendum pour une éventuelle sortie de Royaume-Uni de l'UE?

La suite des casse-têtes européens, la semaine prochaine !