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L'Algérie saura-t-elle éviter un autre 5 octobre ?

par Mohammed Beghdad

Seule une politique adéquate menée avec le concours et sans aucune distinction avec tous les enfants de ce pays peut le prémunir d'un éventuel désastre. Il faut anticiper avant que ce ne soit pas trop tard. Les regrets d'après ne pourront plus nous consoler.

Rappelons-nous quelques années avant le 5 octobre 1988, c'était le fameux programme anti pénurie que tout le monde avait agréé sous les initiales prémonitoires du PAP. C'est-à-dire qu'on voulait faire goûter la plèbe à la vie d'un pape après avoir subi la politique socialiste très austère de l'époque de Boumediene. On était fier mais toutes les commodités nous manquaient. On mangeait presque de nos mains. On avait qu'une seule marque de savon, c'était la célèbre « maya ». Pour le shampoing, c'était le même label. On faisait la chaîne pour acquérir un kilogramme de patates ou d'oignons dans les magasins de la défunte Ofla (Office des fruits et légumes algériens). Mais hélas, d'autres membres de la Nomenklatura faisaient leurs courses en cachette dans les marchés achalandés de Paris, de Londres ou de Rome, surpris par les flashs des photographes de Paris-Match d'antan.

La galerie des souks

C'était la période des Souk El-Fellah pour le citoyen lambda où pour l'achat d'une cuisinière, d'un chauffage ou d'un réfrigérateur, il fallait faire une lettre recommandée avec un accusé de réception au directeur de l'entreprise et attendre son tour durant plusieurs mois pour faire de toi du tirage au sort un algérien heureux. C'était le bonheur absolu et les youyous des voisins.

On faisait alors des demandes aux noms de sa femme, de son fils, de sa mère ou de sa grand-mère. C'est comme si on participait à la grande loterie. Allez-y savoir s'il y avait vérification pour savoir qui a été servi de celui qui ne l'a pas été. On fermait la gueule sans broncher. Les approvisionnements dépendaient évidemment de la production locale. Cela ne suffisait plus à satisfaire les besoins de la population dont la demande grossissait de plus en plus. Les gens avaient quelque peu de l'argent, car ils ne trouvaient rien en face à s'acheter.

Ils passaient leur temps à guetter les portails des entrepôts de ces magasins de l'état pour immédiatement faire la queue afin de s'offrir un poste radio ou des piles électriques, quelques pots de yaourt ou un bidon d'huile. C'était selon le hasard. La pénurie battait son plein dans tout le pays. Et il fallait trouver une solution pour soulager le simple citoyen qui souffrait énormément de ces carences. Comment ? Puisqu'il y avait quelques sous dans les caisses, il faut importer tout, de la banane jusqu'aux cacahuètes. Il faut que le peuple se satisfasse à ses plaisirs de la consommation, mais sans aucune contrepartie productive. Ainsi, le citoyen a été transformé en un gros tube digestif. Il ne pense qu'à son ventre, qu'à broyer et à ne rien prévoir pour les lendemains sinon tourner autour du centre de gravité du pays qu'étaient ces souks pour attendre les nouveaux déchargements.

Sur le dos de la pénurie

Les plus professionnels se plantaient en famille pour pouvoir tirer le gros lot. La revente des produits acquis est immédiate. À la vue de la désorganisation du circuit de distribution, voire sa défection, cette ouverture des vannes était donc une aubaine pour les nouveaux trabendistes qui commençaient à sortir leurs griffes en s'octroyant des quotas de plusieurs articles ménagers avec la complicité et le partage des dividendes avec ces patrons de ces surfaces pour les revendre ensuite aux plus offrants sur les marchés parallèles qui surgissaient déjà de nulle part. Les nouveaux hommes d'affaires d'un nouveau genre montraient leurs pleines dents pour les trafics de toute sorte sur le dos de la pénurie qui sévissait. C'était là qu'ils avaient constitué leur capital. La suite se déroulait devant eux le plus normalement du monde.

La réflexion et l'émancipation du peuple n'étaient point à l'ordre du jour. Il fallait parer au plus pressé. La dépendance alimentaire ne s'est faite que s'accroître.

Jusqu'à ce jour, nous sommes toujours au point zéro. N'est-il pas vrai que les exportations des hydrocarbures sont toujours à 98 % de la totalité ? Elles n'ont pas changé depuis d'un iota. Elles stagnent au même rang du classement. Donc, les caisses commençaient petit à petit à se vider au grand dam des autorités qui n'avaient rien prévu en échange de cette politique de la facilité et de la fainéantise. Au lieu de profiter de cette embellie pour s'ouvrir au peuple, pour le libérer davantage, pour enfin l'associer à la prise de la décision. On avait continué à l'ignorer, il n'est là que pour entériner la politique prônée.

Manger la ceinture

Puis vinrent les années maigres vers le milieu des années 80 avec la chute soudaine des prix du baril. C'était la panique à bord. Du jour au lendemain, on nous annonçait que nous devons dorénavant serrer la ceinture. Le peuple ne comprenait pas sérieusement ces menaces puisqu'il n'est point comptable devant l'éternel de cette politique. Il a été toujours le dernier maillon à le savoir. Il a été toujours considéré comme un adolescent qui n'est pas encore près de grandir, de devenir pleinement adulte qui assumerait ses pleines responsabilités. C'est pour cela qu'il avait réagi au début comme un petit enfant gâté, mais qui ne veut aucunement être privé de la manne providentielle, de ces fonds qui lui tombaient du ciel.

Le pouvoir politique savait que ce peuple ne pouvait être secoué de sa torpeur que par un électrochoc pour le faire réveiller, le faire revenir à la réalité qui lui a été toujours dissimulée. Le FMI attendait sagement qu'on vienne le quémander pour nous apporter les solutions innombrables à nos problèmes. Comme un médecin face à son malade qui n'a pas pris les médicaments préconisés. Autant dire se jeter dans la gueule du loup. C'est la punition prévue pour celui qui n'a pas su guider comme il se doit la barque de son pays. Elle ressemble beaucoup plus à une chaloupe dont la cale s'est trouée. C'était le chavirement garanti. Et comme tous les malheurs du monde pleuvaient sur nos têtes, la dette extérieure du pays grossissait de jour en jour et qu'on ne pouvait plus honorer son remboursement. On avait donc livré le pays les mains et les pieds liés au FMI et au Club de Paris.

Séisme de magnitude 120

Et ce qui devait arriver arriva. Le 5 octobre 1988 fut un véritable séisme dans le pays, il est vrai, aidé en cela par le célèbre discours de Chadli du 19 septembre précédent et qui avait mis un coup de pied dans la fourmilière en exprimant son ras-le-bol devant l'inaction des responsables du parti unique et l'immobilité des responsables politiques du pays et son abominable article 120 qui avait fait écarter les compétences les plus avérées. On était tous ébahis par le ton des paroles fortes du défunt Chadli. On découvrait subitement qu'on était au bord de la faillite collective. C'est la sentence de la politique qui ne fait que contenir les velléités de liberté du peuple, de ses enfants les plus intègres et les plus dévoués qui naviguaient à contre-courant. Un pays ne pouvait nullement avancer sans l'éclosion d'une opposition jumelée d'une alternance au pouvoir.

Et surtout, il ne faut jamais essayer de priver le peuple de son pain quotidien. C'était la goutte qui avait débordé le vase. Les manifestants qui sont sortis dans la rue, avaient attaqué et brulé les institutions officielles comme les bâtiments appartenant au Fln, à la mairie ou à la police ou en dévalisant les fameux magasins étatiques et en écrasant tout sur leurs passages tels des criquets pèlerins envahissant un champ de céréales. Ils avaient surtout exprimé leur mécontentement général et leur défiance flagrante aux gouvernants de l'état algérien. Et c'est ainsi que l'Algérie n'enfante que dans les moments douloureux, jamais dans les circonstances calmes et sereines. C'est dans la précipitation des évènements qu'elle a tout avortés et que cela avait profité surtout à certains cercles qui ne souhaitaient guère que l'Algérie mûrisse et évolue en donnant des enfants légitimes issus d'une politique pérenne. On ne va pas s'étaler sur la période qui avait suivi, mais que les ennemis du pays se réjouissent que l'Algérie ne soit pas encore sortie du tunnel où sa dépendance, sur tous les plans est de plus en plus forte. Elle est en train de tomber dans l'escarcelle de l'ancien colonisateur sans que cela n'offusque pas ceux qui se croient les plus patriotiques des Algériens.

Les « Pap de l'Ansej »

Si on veut comparer les années actuelles à celles d'aujourd'hui, on peut se situer dans la période anté-octobre 88 avec le désormais revenant programme PAP qui s'est mué en concurrent l'ANSEJ. Dans aucun pays du monde, sauf peut-être chez la Libye de Kadhafi ou aux pays du golfe, l'on ne prête de l'argent aussi facilement si ce n'est dans un autre but inavoué pour se payer la paix sociale des jeunes, mais sans aucune réelle garantie. Donc on distribue la rente comme dans les années des grâces vaches de Chadli. On ne pense plus aux lendemains qui peuvent surgir à tout instant du moment qu'on dépend toujours comme autrefois du prix de baril, fixé par l'offre et la demande mondiale et qui peut s'effondrer. La preuve, il a perdu en quelques mois 10 % de sa valeur. C'est pour dire que l'Algérie est loin de maîtriser son futur qui paraît des plus incertains si jamais le baril s'écroule surtout que le monde industriel multiplie ses diversités énergétiques.

On constate fort bien que les ingrédients d'un autre 5 octobre sont toujours plus que jamais présents dans le pays. Le multipartisme existe dans les textes, mais il éprouve beaucoup de difficultés sur le terrain à se répandre à cause de certaines lois scélérates. L'opposition effective, qui est étouffée de toutes parts, ne s'est guère impliquée dans les discussions sur le projet en cours des amendements de la constitution. Autant que c'est toujours le parti unique qui mène la guise et qui s'est simplement éclaté en de nouveaux petits partis uniques, tous acquis à la même cause unilatérale.

Ajoutant à cela, la société civile n'a pas encore émergé de ses décombres. Depuis la fermeture de la parenthèse d'octobre, nous n'avons pas encore vu un président, un chef de gouvernement ou ni même un ministre en dehors des hommes du sérail ou de l'alliance. Ce sont toujours les mêmes qui défilent avec des visages recyclés.

Si le peuple est encore silencieux, c'est essentiellement dû à sa quote-part de la rente. Il est toujours assisté. On veut bien qu'il reste dans cet état muré. Mais il peut se réveiller, comme avant 88, si jamais on lui annoncera que c'est la fin de l'abondance et de la voiture de dernier cri. L'interruption brutale de l'importation, tout azimut, peut provoquer toutes les secousses inimaginables.

On peut toucher à tout sauf à ça. Quitte peut-être à s'endetter ou pourquoi pas vendre une partie du pays. Le matelas financier dont dispose le pays peut se fondre en quelques années comme neige au soleil. Car c'est uniquement sur la rente que le pays a érigé toute sa politique.

Les prémices d'un nouvel octobre sont plus que jamais en attente devant nos portes. Elles pointent vers l'horizon. On n'est pas encore sorti de l'auberge. Un autre octobre serait une nouvelle épreuve vers l'inconnu. Seule une politique adéquate menée avec le concours et sans aucune distinction avec tous les enfants de ce pays, peut le prémunir d'un éventuel désastre. Il faut anticiper avant que ce ne soit pas trop tard. Les regrets d'après ne pourront plus nous consoler. Ils ne serviront plus à rien. La situation géopolitique n'est plus la même aujourd'hui avec les profonds bouleversements de tous les côtés. Elle est vraiment plus pire de nos jours. Elle ne peut mener que vers le néant. Elle ne concède aucun faux pas. Les erreurs sont payées cash, sur-le-champ. L'histoire saura retenir ceux qui ont sauvé du déluge ce pays.