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La démence comme stratégie de défense

par Samah Jabr *

Il y a quelque temps, les caméras de commerçants palestiniens à Shufat ont révélé les images des ravisseurs israéliens de Muhammad Abu Khdeir, et la propagande israélienne montée de toutes pièces, selon laquelle Muhammad Abu Khdeir était homosexuel et qu'il aurait été victime d'un crime d'honneur commis par son propre peuple, est alors devenue insoutenable. Peu après, et dans l'espoir de contenir les affrontements qui avaient éclaté dans Shufat et qui s'étendaient à de nombreux quartiers de Jérusalem-Est, la police israélienne a annoncé qu'elle avait capturé six suspects impliqués dans le crime.

Récemment, le 10 mars 2014, les troupes israéliennes au Pont Allenby ont tué un juge jordano-palestinien, Raed Zeiter, 38 ans, qui venait en Cisjorda nie percevoir l'argent d'un loyer afin de soigner son fils malade. Les Israéliens ont allégué qu'il avait essayé de se saisir de l'arme d'un soldat, sauf que des témoins ont donné une version toute différente : le juge avait allumé une cigarette en attendant d'être fouillé ; un soldat l'a poussé en hurlant qu'il ne pouvait pas fumer ; le juge l'a repoussé en criant, " Ne m'insultez pas ! ". Le juge a été immédiatement abattu et laissé baignant dans son sang, pendant une demi-heure, au pied d'une foule de Palestiniens qui faisaient la queue, paralysés par la peur. Le juge a fini par mourir de sa blessure. Les responsables israéliens ont affirmé que les caméras de surveillance ne fonctionnaient pas, justement ce jour-là. Comme il est si typique dans cette situation, l'enquête sur les faits est maintenant close ; les allégations des dirigeants israéliens n'ont pas été contestées. Des jours après l'arrestation des suspects dans l'assassinat d'Abu Khdeir, il a été annoncé que trois des suspects étaient déjà relâchés. Les autres étant présentés comme des mineurs et un adulte mentalement instable avec une personnalité dominatrice sous traitement psychiatrique, selon le journal Yedioth Ahronoth.

 Cela rappelle quelque chose ! Dennis Michael Rohan, un protestant évangélique d'Australie, a mis le feu à la mosquée Al Aqsa en 1969 afin d'accélérer la seconde venue du Messie et de créer une occasion pour la reconstruction du Temple juif. Il sera prétendu plus tard que Rohan était mentalement malade et qu'il ne pouvait répondre de ses actes. Julian Soufir a avoué avoir assassiné le chauffeur de taxi palestinien, Taysir Karaki, en 2007, déclarant qu'il n'avait ressenti aucune culpabilité parce qu'il était convaincu que les Arabes sont comme du bétail et qu'il n'a fait qu'en abattre un. Soufir est monté dans le taxi de sa victime à Jérusalem et a demandé à être conduit à Tel Aviv. Il a alors persuadé la victime de venir à son appartement en lui offrant un café et l'usage de la salle de bain. Il l'a ensuite agressée avec un couteau qu'il s'était procuré à l'avance. Mais en 2008, Soufir a été acquitté, le tribunal ayant retenu les témoignages de deux témoins de la défense qui ont prétendu que Soufir n'était pas pleinement " conscient " au moment du meurtre. Le fait que Soufir fournisse une explication de ses actes qui relève d'une conviction nationaliste, et le fait qu'il ait pu planifier son crime à l'avance n'ont pas été pris en compte.

Il y a quelques années, j'ai témoigné en qualité de témoin expert au tribunal de district de Jérusalem dans le dossier de l'un de mes patients psychiatriques qui était dans un épisode psychotique fleuri au moment où il a poignardé un soldat israélien. Le patient avait 30 ans ; après avoir subi de graves blessures durant son arrestation qui ont nécessité douze opérations chirurgicales et l'ont laissé handicapé, il a été condamné à trente années d'emprisonnement ! La validité de la folie comme moyen de défense n'a pas été prise en considération.

La folie comme moyen de défense est l'un des nombreux prétextes utilisés afin d'échapper à une poursuite, à la prison, ou à la punition des auteurs israéliens d'assassinats de Palestiniens, mais elle ne l'est pas dans l'autre sens. Quand un mineur palestinien attaque un Israélien, le mineur apparaît devant le tribunal avec des ecchymoses et des fractures. Mais les poursuites ne sont pas arrêtées parce qu'il est mineur. Attendons de voir ce qui va arriver aux mineurs qui ont torturé Abu Khdeir et qui l'ont brûlé vif.

La loi du colon, un sous-système du système d'occupation

Depuis de nombreuses années, et particulièrement à Hébron, les colons attaquent les Palestiniens sous le nez même des soldats qui ferment les yeux sur leurs actions et n'interviennent que pour défendre les colons contre les Palestiniens qui répondent à leurs attaques. Lorsque, en 1994, le Dr Baruch Goldstein a massacré trente Palestiniens en prière à la mosquée Ibrahimi à Hébron, il était entré dans la mosquée sous les yeux des soldats israéliens qui, au lieu d'intervenir pour arrêter Goldstein, ont après tiré à balles réelles sur la foule, tuant encore plus de Palestiniens en train de fuir !

En 2008, Ze'ev Braude, un colon de Kiryat Arba, a été filmé en train de tirer à bout portant sur deux Palestiniens de la famille Matariya, pendant l'évacuation d'une maison palestinienne, à Hébron. Le film a été remis à la police israélienne comme une preuve appuyant l'inculpation de Braude, mais l'acte d'accusation contre Braude a été abandonné. Dans sa décision, le juge Elyakim Rubinstein, a estimé que " dans ce dossier, le droit de l'accusé à un procès équitable l'emportait sur l'atteinte à la sécurité nationale ! ".

De telles actions sont les conséquences d'idéologies comme celle du mouvement Gush Emunim, qui incite à la construction de colonies sur la croyance que la venue du Messie peut être hâtée grâce aux colonies juives sur la terre palestinienne occupée que Dieu leur a promise. Au lieu de chercher à améliorer la perception déficiente de la réalité dans de telles croyances, le gouvernement israélien a approuvé ces croyances au travers de l'accord Sebastia qui encourage les colonies telles que Shavei Shmron, Kedumim et Beit El, en Cisjordanie. Les Renseignements israéliens, si efficaces à traquer chaque jeune Palestinien qui lance une pierre, reste incompétent pour fixer des limites aux actions des Israéliens : depuis la stimulation de l'émotion anti-arabe et les slogans racistes par l'équipe de football du Beitar, aux attaques contre les employés arabes des restaurants israéliens, et au groupe de colons de " Prix à payer " qui commettent des vandalismes et agressions anti-palestiniens, notamment avec des graffitis exhortant à " la vengeance par le sang, Prix à payer ". Continuellement, l'attitude des dirigeants israéliens devant de tels outrages est l'indulgence et ses actions pour s'y opposer sont minimes. Mais les actions de ces groupes sont inspirées par un courant profond d'une déshumanisation imprégnée de haine des Palestiniens, un sentiment exprimé par les politiciens d'Israël, ses rabbins et ceux qui font son opinion publique. Le niveau de la réticence de l'État d'Israël à traduire les colons en justice pour leurs actions violentes contre les Palestiniens ne fait qu'encourager et inciter à plus de violences encore de la part des colons.

L'impunité

En 2005, le soldat israélien Eden Natan-Zada a ouvert le feu sur des Palestiniens, qui avaient la citoyenneté israélienne, à la limite de Shafa Amre, tuant quatre Palestiniens et en blessant vingt et un autres. Quand Natan-Zada s'est arrêté pour recharger son fusil, il a été attaqué et tué par des témoins qui avaient survécu au massacre. Mais au lieu de poursuivre le coupable, l'État d'Israël a choisi de mettre en accusation douze des habitants de la ville. Beaucoup d'entre eux ont été inculpés de tentative d'assassinat pour " avoir fait justice eux-mêmes " ; quel contraste avec les récompenses des policiers et des civils israéliens qui tuent les Palestiniens qui les ont agressés et qui reçoivent louanges et médailles !

En 1984, durant l'affaire du Bus 300, les membres du Shin Beth ont d'abord autorisé les gens à tabasser les deux Palestiniens qui avaient détourné le bus, et après, ces gens les ont exécutés sur place, alors que la crise des otages était close et que les pirates avaient été arrêtés et menottés. Le Shin Beth a prétendu d'abord que les pirates avaient été tués alors qu'ils étaient libres. Mais ces mensonges ont été découverts à la publication de photos qui montraient les pirates une fois capturés, et vivants. Et pourtant, la grâce présidentielle a été accordée pour Avraham Shalom, le chef du Shin Beth, et pour tous ceux qui étaient impliqués, pour crimes non caractérisés - avant que la moindre accusation spécifique n'ait été portée contre eux.

En 2004, Iman Al Hems, une jeune élève de 13 ans, de Gaza, était allongée, blessée, sur le sol. À ce moment, le capitaine " R ", un officier de la Brigade Givati, s'est approché d'elle et a tiré sur elle à bout portant. La transcription des échanges radio entre les soldats durant l'incident a révélé que le capitaine " R " avait déclaré qu'il avait fait cela, " pour confirmer la mise à mort ". Au tribunal, il a prétendu plus tard qu'il avait pensé que la jeune fille constituait une menace grave et donc, il avait tiré, pas directement en visant Iman, mais pour créer une dissuasion. Finalement, le journal Ha'aretz a rapporté que le capitaine " R " s'était vu attribuer une indemnité de 80 000 NIS (un peu moins de 17 500 ?) par l'État d'Israël, après avoir été innocenté de toute accusation liée au tir.

L'année dernière, Arafat Jaradat, jeune étudiant d'Hébron, est mort cinq jours après avoir été mis en détention pour des jets de pierre allégués sur les forces israéliennes lors d'une manifestation. Une autopsie a révélé qu'il avait trois côtes cassées, des contusions sérieuses aux jambes et au front, de même qu'il avait du sang dans la bouche et le nez. Un expert turc en médecine légale a constaté que ses blessures s'accordaient avec la torture. Le médecin légiste israélien a bien constaté les mêmes blessures sur le corps de Jaradat mais en disant qu'il ne pouvait pas déterminer la cause de la mort. Le ministère israélien des Affaires étrangères a publié une déclaration affirmant que Jaradat était mort des suites d'un malaise cardiaque alors même qu'aucun spécialiste en médecine, y compris le médecin légiste israélien, n'a apporté la moindre preuve sur l'état de son cœur !

Notre histoire contient d'innombrables cas où des Palestiniens ont tué, ou simplement tenté de tuer, des Israéliens et, invariablement, ils ont tous été condamnés à de lourdes peines. En revanche, les Israéliens qui ont tué des Palestiniens restent impunis pour leurs crimes ou ne reçoivent que des peines légères, des peines avec sursis, ou une amende ; quand ce ne sont pas des médailles et des récompenses ! Nous avons observé que des soldats se filmaient pendant qu'ils maltraitaient des Palestiniens. Beaucoup de mes propres patients ont été torturés lors d'interrogatoires par les Israéliens. Ils décrivent des faits incroyables qui ont eu lieu entre quatre murs.

Qui paie pour cela ? Qui est tenu responsable ? Israël interdit tout document, ou suit ces affaires à la trace, détruisant les preuves pour que la vérité n'éclate pas au grand jour. L'armée israélienne, les individus israéliens, et les institutions israéliennes jouissent d'une impunité absolue pour toutes ces violations des droits des êtres humains. Les lois internationales ont été créées pour fournir un recours efficace aux victimes des violations des droits de l'homme, mais les lois israéliennes sont soigneusement conçues et amendées pour créer une immunité contre elles. Par exemple, la loi 5712, de 1952, a été amendée pour rendre irrecevable la demande en indemnité d'un Palestinien ayant subi des dommages de la part d'un agent de l'État partout en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Pendant que " les allégations à la sécurité nationale " sont utilisées pour l'abandon des charges contre des Israéliens, " le secret de la preuve " est utilisé pour poursuivre et arrêter les Palestiniens à travers la détention administrative, sans que ne soit révélé le chef d'accusation aux accusés ; de sorte qu'ils sont privés du droit à une procédure équitable et régulière.

Soufir ne se sentait pas coupable parce qu'il croyait que les Arabes étaient comme du bétail et qu'il n'avait fait qu'en abattre un ; le capitaine R s'est senti menacé par une écolière blessée et il a tiré sur elle à bout portant. Le gouvernement et l'opinion publique d'Israël partagent les délires de tels individus. Qui plus est, la communauté internationale soutient la position paranoïde d'Israël en donnant son aval à son " droit à se défendre ". Est-il surprenant pour nous que face à une telle cruauté et à une telle sauvagerie israéliennes, et compte tenu de l'apathie et de la complicité du monde dans le crime, est-il surprenant de voir certains Palestiniens employer la force pour reprendre ce qui leur a été volé par la force ? Je sais que la fixation de limites et les contrôles de la réalité sont des aides pour traiter le malade légitimement mental : Israël ne se défend pas, il défend son occupation illégale et les actes illégaux de ses colons. Israël n'est pas en guerre contre la résistance, il est en guerre contre le peuple palestinien tout entier, et la plupart de ses victimes sont des femmes et des enfants. Après l'opération " Plomb durci " en 2009, et l'opération " Pilier de défense " en 2012, l'armée israélienne est en train de lancer l'opération " Bordure protectrice ". Nous voilà avec trois guerres en moins de six ans, sous le prétexte de l'affaiblissement des groupes de résistance. Mais la vérité nous dit que la résistance se renforce dans sa capacité à combattre, de même que dans sa popularité, pendant que montent la colère et la haine contre Israël. L'incapacité de la communauté internationale à fixer des limites et à tenir Israël responsable de ses actions, et l'inertie de la direction officielle palestinienne pour aller devant la Cour internationale de Justice ne peuvent qu'inviter les jeunes, comme les amis d'Abu Khdeir, à dépasser leur peur et à agir au nom des victimes de la politique démentielle d'Israël.

* Samah Jabr est Jérusalémite, psychiatre et psychothérapeute, dévouée au bien-être de sa communauté, au-delà des questions de la maladie mentale.