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Les amendes de la honte

par Zerouali Mostefa *

Depuis le début de la crise fin 2007 et début 2008, nous assistons à l'éclosion et à l'explosion de nombreux et successifs scandales dans le monde de la finance et de la banque.

Une série sans fin d'affaires, pour le moins surprenantes, mettant en cause des institutions et des acteurs de haut rang dans la sphère de la finance mondiale. Une succession scandaleuse de révélations de médias, d'affaires judiciaires et de découvertes après de longues années d'enquêtes et d'instructions dans de nombreux pays. En réalité, il ne s'agit que de la partie visible d'un profond et gigantesque mal qui ronge une activité de plus en plus éloignée de la morale, de la déontologie, voire même à la limite des agissements criminels et pénalement punissables. Des banques mondiales de renom, de taille too-big-to-fail et aux tentaculaires ramifications au sein des gouvernements et des administrations de régulation et de contrôle, ont laissé apparaître un visage inhabituel et des agissements singulièrement aberrants. Malheureusement, ce n'est surement pas des cas isolés ou des dossiers exceptionnels, mais bien des comportements habituels et des états d'esprit qui se généralisent. Observons quelques-uns des dossiers les plus frappants et les plus graves afin de s'enquérir de l'étendue du mal :

Une banque qui blanchit l'argent de la drogue et du terrorisme !!!

Eh bien, il ne s'agit pas de personnage d'un épisode de série policière à sensation ou l'histoire d'une société-écran tirée droit de l'un des polars italiens ou américains, mais bien d'une banque, l'une des plus grandes et puissantes banques au monde bien réel. Des enquêteurs du Ministère de la Justice américain auraient prouvé qu'un réseau de banquiers en son sein pratiquait le blanchiment d'argent, apparemment à grande échelle, voire même à très grande échelle !!! Il paraît que des milliards, je dis bien des milliards de dollars ont transité par les guichets de cette banque, au bonheur des narcotrafiquants et surement de certains de ses propres responsables. Certains penseront qu'il s'agissait probablement de quelques opérations savamment déguisées et intelligemment exécutées. D'autres diront même qu'il s'agissait de quelques inattentions innocentes ou de quelques failles mineures dans le système de contrôle en son sein. Mais l'ampleur de l'amende infligée et acceptée avec bienveillance par ses responsables réfute catégoriquement ces postulats. Une amende de quelque 1,9 milliard de dollars américains payée rubis sur ongle (décembre 2012) ne laisse aucun doute sur la nature du délit, son étendue réelle, son caractère flagrant et in fine sur la culpabilité de toute une institution. Il s'agit d'arrêter des poursuites judiciaires pour des crimes en payant cash et en liquides illégalement acquis !!! Le Code pénal a été corrompu, lourdement corrompu !!!

Une banque qui œuvre pour l'évasion fiscale !!!

Le système fiscal, comme le système monétaire, le système éducatif ou le système politique, est l'une des composantes essentielles de tout système économique regroupant des citoyens autour d'un contrat social et sociétal. ?uvrer à son sabotage et participer, directement ou indirectement, à l'affaiblir constitue un acte immoral, en plus de son caractère délictuel et punissable. Ceci n'a pas empêché certaines banques, notamment des multinationales, tentées par la voracité et l'appât du gain à franchir le pas et à permettre à des assujettis de frauder leur fisc et de fuir leur devoir de contribuables.

C'est le cas d'une banque qui n'est pas unique ni isolée, là aussi contrainte par la puissance américaine à conclure un accord, tout aussi immoral que son acte géniteur totalement illégal, qui a reconnu avoir facilité la fraude et l'évasion fiscale de milliers, voire même de centaines de milliers de contribuables de nombreux pays dont des Américains via sa filiale aux USA. Il s'avère qu'une amende, là également abyssale, de l'ordre de huit cents millions dollars (02/2009) et la liste complète des évadés coupables, a étouffé les réclamations qui auraient jailli si une décision judiciaire pénale avait été prononcée à son égard. Ceci a permis à cette banque d'éviter que d'autres pays lésés ne fourrent leur nez et ne suivent la même démarche judiciaire. Malgré des tentatives répétées et des pressions engagées contre elle par ces pays qui, par ailleurs, ne détenaient pas les mêmes preuves que les Américains avaient obtenues, aucun résultat probant ni progrès significatif tendant à bannir ce mal n'a été réalisé et cette pratique continue son petit bonhomme de chemin. Là également, le Code pénal a laissé place aux arrangements amicaux et l'acte criminel et délictuel a été effacé grâce au pouvoir de l'argent injustement et illégalement gagné parce qu'il s'agit d'opérateur too-big-to-fail !!!

Des banques qui manipulent et qui trafiquent des taux de référence !!!

Les règles de jeux sont équitables et justes à partir du moment où elles sont claires et connues par tous les acteurs d'où le délit d'initiés et le bannissement des pratiques de dominance du marché. Mais dès que ces règles deviennent molles, manipulables et à géométrie variable, elles deviennent injustes, inéquitables et préjudiciables à certains acteurs par rapport aux autres. C'est le cas, pour le moins ahurissant de ces nombreuses banques européennes de renom qui ont franchi le pas et osé manipuler l'un des taux de référence les plus utilisés dans le monde de la finance. En effet, grâce à la main lourde du Trésor américain qui ne laisse rien passer, tout un réseau de trafic et de manipulation du LIBOR (London Inter Bank Offered Rate) a été découvert et puni, hélas, pécuniairement uniquement.

 Étouffée grâce aux sommes colossales payées, cette affaire démontre clairement des pratiques immorales et fortement préjudiciables que certains acteurs voraces n'hésitent pas à adopter et à perpétuer. Si un jugement pénal avait été prononcé, là aussi, d'autres affaires et poursuites judiciaires auraient vu le jour pour réparation auxquelles ces banques ne pouvaient faire face vu l'ampleur du préjudice potentiel. Une amende lourde de 1,2 milliard de dollars (03/2013), un dédommagement de quelques puissantes agences fédérales américaines, et un engagement de fournir régulièrement les données et les statistiques des transactions liées à ce taux de référence ont fait le bonheur des banques et du Ministère de la Justice américain au détriment de tout le système financier en perte de valeurs et de morale et des vraies victimes de cette manipulation (les banques et des déposants institutionnels de pays faibles). Un acte criminel punissable autrement par le jugement et l'emprisonnement des coupables a été cantonné à une amende corrompant ainsi tout le système judiciaire, parce qu'il s'agit d'entreprises too-big-to-fail !!!

Une banque vend intentionnellement des produits toxiques à l'écosystème !!!

Il s'agit, en fait, d'une sorte d'empoisonnement et rien de moins, de tout le système financier via la vente et la diffusion volontaire de produits financiers fortement toxiques et issus d'une spéculation vicieuse dans le but de s'en débarrasser et ainsi contaminer intentionnellement des institutions financières et bancaires saines. Par ailleurs, ces ventes toxiques ne se limitaient pas à des clients déjà accroc à ces jeux, mais se sont étendues à des institutions étatiques censées apporter du refinancement frais et des fonds utiles. Sans gène, cette banque, et probablement de nombreuses autres banques, s'est adjugée le droit d'assainir son portefeuille pourri en le vidant mortellement dans les portefeuilles des autres acteurs et institutions confrères et partenaires. Une amende de 13 milliards de dollars et peut être un dédommagement aux victimes les plus puissantes bien évidemment (probablement quelques agences publiques européennes et fédérales américaines), et rien que ça pour traitement. Imaginez, une amende de l'ordre de treize milliards de dollars, acceptée aussi avec bienveillance par cette banque et payée illico presto par ses responsables aura permis de fermer les bouches et arrêter les poursuites judiciaires, qui pourraient déborder là également sur des conséquences internationales insupportables parce qu'il s'agit d'une entreprise too-big-to-fail. Le doute n'est plus permis !!! L'argent achète bien la justice et permet de recycler des fonds mal acquis en toute légalité en le partageant avec la justice !!!!

Un fond de gestion pratiquant systématiquement le délit d'initié !!!

" Des employés et des responsables pratiquaient des délits d'initiés substantiels, largement répandus, à une échelle sans précédent dans le secteur des fonds spéculatifs " sont les phrases utilisées par les instructeurs du dossier d'un fond de gestion de patrimoine et de fortunes qui faisait du délit d'initié une règle " toujours gagnante " pour s'enrichir et enrichir ses actionnaires pendant plus d'une décennie.

Pourtant, cette activité est basée surtout sur la confiance et les pratiques de bonne conduite. Malheureusement, le too-big-to-fail leur donne depuis quelques années une dimension scandaleuse et des pratiques douteuses et immorales. Mais après plusieurs années d'instruction et d'enquêtes parsemées d'embuches et de contraintes, les agents fédéraux ont pu démontrer la culpabilité, la volonté et le recours systématique de responsables de ce fond à cette pratique inéquitable et anticoncurrentielle pour doubler les autres acteurs et ainsi leur voler des parts de marchés ou de se faire enrichir illégalement. Le dossier, malheureusement, clos par un accord à l'amiable de partage des gains issus de ce trafic illégal et pénalement punissable normalement. Une amende, là également de plus 1,2 milliard de dollars vient au secours de ces responsables coupables vis-à-vis de la loi et du Code pénal. Ne serait-ce pas une façon de corrompre le système judiciaire ?

Des pratiques immorales, illégales, injustes et contestables !!!

Des amendes de cette envergure ne seraient pas, normalement, pour rassurer les citoyens de tous les pays du monde, les déposants et clients des banques et établissements financiers, les confrères et les banques concurrentes. Ces pratiques ne sont rassurantes ni sur la justice du système dans lequel ces citoyens vivent, ni sur la fiabilité et la sécurité des fonds que ce système gère, ni sur la transparence et l'équité de la concurrence qui y prévaut.

Concernant la justice du système dans lequel les citoyens vivent, ces pratiques reviennent à demander à un trafiquant de drogue et d'armes, à un voleur de maison ou de supermarché, à un tueur de concurrents ou de compétiteurs de payer une amende et de repartir à nouveau à la conquête de son environnement avec les mêmes pratiques et les mêmes agissements avec en prime une certitude nouvelle : tout est payable en billets régaliens et en cash !!! L'absence de condamnation pénale et judiciaire de ces agissements est une absence de la justice tout court. Personne n'est condamné, voudrait dire, au mieux, que personne n'est coupable, et au pire, que les riches ne seraient jamais condamnés, car ils paient en cash !!! Concernant la sécurité et fiabilité du système qui gère ces fonds communs, publics, internationaux et qui reviennent in fine aux citoyens lambda ou aux contribuables, il ressort clairement que ces pratiques remettent en cause la réputation des banques et des banquiers. L'adage affirmant que dans ce monde de la haute finance, rien n'est interdit ni illégal sauf de se faire prendre par les institutions judiciaires, devient d'une justesse et d'une pertinence incontestable. Personne ne se fait condamner en se contentant d'amendes et de paiements en liquide, voudrait dire dans ce système que ce qui est interdit, illégal, criminel et délictuel est de se prendre tout en étant pauvre et en ne disposant pas de moyens pour payer les amendes. Qui ferait confiance et admettre la sécurité de ses fonds dans un système fonctionnant sur la base de règles volatiles et versatiles, et à la solde des plus riches ?!! Concernant la transparence et l'équité de la concurrence qui y règne, les acteurs économiques, financiers et bancaires admettront que seuls les plus puissants, soient : les too-big-to-fail, survivent dans ce système et qu'aucune concurrence équitable n'est garantie. Seules les quantités d'argent engrangées, légalement ou illégalement, permettent de se prémunir et de grossir pour devenir too-big-to-fail. La course à cette grosse taille sera terrible et les acteurs ne se gêneront pas d'avoir recours à tous les moyens y compris les plus immoraux en toute illégalité. Tout le monde se dira que " lorsque notre jeu sera découvert, nous aurons accumulé assez de richesses, illégalement acquises, pour payer les amendes nécessaires au système qui aura peur du risque systémique potentiel de notre disparition ou de notre condamnation pénale !!! "

Et alors ?

En fait, je ne suis guère surpris ni même choqué par l'ampleur de ces pratiques, par ailleurs courantes dans d'autres domaines, notamment politique, commercial, industriel voire même humain. Un principe sociologique avancé par l'historien et père de la sociologie, Ibn Khaldoun, reste immuable et toujours d'actualité " la suprématie et la domination sont à l'origine des valeurs et des référentiels ", et par conséquent à l'origine des lois et des jugements, notamment le recours aux amendes pour les acteurs dominants et puissants, contre l'emprisonnement et la condamnation aux dominés et réprimés.

Aucune illusion possible !!!

* Economiste et chercheur