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Eurodämmerung

par Harold James*

Pour comprendre la crise de l'euro, il faut bien entendu connaître quelques notions d'économie. Mais il est également nécessaire d'appréhender les orientations culturelles profondes des sociétés européennes.

En ce pleine période estivale, il peut être instructif de jeter un œil sur les loisirs de l'Europe. Lorsque les Européens se divertissent et se détendent, il se dégage auprès d'eux un certain nombre d'indices très révélateurs de leurs difficultés économiques et financières. Il ne s'agit pas seulement d'examiner ce qu'ils font. La manière dont ils le font ? et, par-dessus tout, les acteurs concernés ? contribue à mettre en lumière la nature profonde des difficultés de l'Europe.

En juin, le championnat d'Europe de football 2012 a présenté une nette analogie avec les tourments entourant la monnaie unique européenne. On a souvent entendu que les équipes perdantes étaient « sorties de l'euro. » Les Grecs ont eu la fierté voir leur pays survivre à la poule éliminatoire, pour atteindre les quarts de finale.

La demi-finale entre l'Italie et l'Allemagne a comme présagé de la volonté apparente de la chancelière Angela Merkel de céder aux exigences italiennes de soutien au marché des obligations étatiques. Le Premier ministre italien Mario Monti a rapidement été surnommé « super Mario », tandis qu'un photomontage visible dans la presse le présentait coiffé d'une crête iroquoise à la Mario Balotelli, auteur de deux buts pour l'Italie.

Ces analogies par rapport à l'euro ne se retrouvent pas seulement sur le terrain de football. À l'occasion de son dernier festival annuel, l'Opéra d'État de Bavière, à Munich, a proposé une nouvelle représentation du très apocalyptique Götterdämmerung, l'œuvre finale du cycle de quatre opéras de Richard Wagner intitulé Der Ring des Nibelungen. Les malheureux protagonistes s'y accrochent à un cheval à bascule en forme d'immense symbole de l'euro doré. Le décor de fond consiste en une façade moderne en verre alternant entre des bureaux de banque (des ampoules y faisant clignoter le mot « Profit ») et un temple de la consommation et de la mode. La chute de cette pièce d'opéra n'est autre que l'effondrement financier et l'élimination des banquiers corrompus.

Dans une représentation d'Andreas Kriegenburg à Munich, l'euro est présenté de la même manière que Wagner utilise l'anneau comme un symbole de puissance, illustrant une tendance répandue chez les Européens à rechercher la théorie du complot lorsque quelque chose ne va pas. L'Anneau et l'euro deviennent le centre du jeu des hommes d'affaires du Rhin pour la domination suprême en Europe.

Il y a là comme une parodie musicale de la vision de la crise de l'euro exposée par Martin Wolf, Georges Soros, et d'autres : l'Europe et le monde sont condamnés par l'appétit effréné de l'Allemagne pour l'excédent des exportations. À la façon dont le récit est présenté par les critiques modernes de l'Allemagne dans la presse financière, cette quête de puissance est en fin de compte futile. Sur la scène, tout prend fin à la manière allemande ? dans la terreur et la destruction.

Ce genre d'interprétation n'est pas nouveau. Dès le dix-neuvième siècle, l'écrivain socialiste et critique George Bernard Shaw avait proposé une interprétation convaincante selon laquelle l'Anneau de Wagner était en réalité une fable sur l'avènement et la chute du capitalisme. Wagner lui-même avait écrit des lettres au roi fou de Bavière, Ludwig, sur la nature corrompue de la finance (bien que la rémunération des banquiers à l'époque fut sans comparaison avec les générosités dont Wagner bénéficia de la part du roi). Peut-être Wagner avait-il entrevu la perspective d'un embrasement cataclysmique final tandis qu'il combattait dans la révolution de 1848-1849 à Dresde aux côtés du leader anarchiste russe Mikhail Bakunin.

L'esprit de l'opéra ne repose pas uniquement sur les intentions du réalisateur. Comme au football, il vaut la peine de s'interroger sur la manière dont le spectacle est présenté. Sur le terrain, les commentateurs font remarquer depuis bien longtemps combien les équipes nationales modernes reposent sur les talents issus de l'immigrations : les Nord-africains pour la France, les Polonais et les Turcs pour l'Allemagne, etc. Balotelli est originaire d'une famille ghanéenne ; et le gardien de but allemand a encaissé les buts d'un immigrant turc de troisième génération, Mesut Özil.

De même, l'opéra est comme un miroir aux problèmes actuels de l'Europe. Alors que l'Europe est en pleine période de festivals musicaux d'été, prenez donc une minute pour observer les musiciens. De moins en moins de ces artistes sont européens. Artistes tous deux magnifiques, les Siegfried qui se produisaient dans la représentation munichoise de l'Anneau étaient originaires d'Amérique du Nord. Le chant est devenu tout simplement un énième aspect du processus de mondialisation, un domaine dans lequel les Européens semblent là encore perdre du terrain.

Une génération plus tôt, lorsque la Coupe du monde de football se tinrent en Italie, les matchs étaient inaugurés par le célèbre ténor italien, Luciano Pavarotti. Comptant dans leur trio deux espagnols, José Carreras et Plácido Domingo, les « Trois Ténors » souhaitaient clairement faire entendre que le chant constituait le point fort du vieux continent.

Pourtant, les principaux ténors d'aujourd'hui ? Rolando Villazon, José Cura, et Juan Diego Florez ? sont Latino-américains. Bon nombre de cantatrices extrêmement célèbres d'opéra ? Anna Netrebko, Elena Garanca, Angela Ghiorghiu, Magdalena Ko?ená, Aleksandra Kurzak ? sont issues d'anciens pays communistes. D'autres sont asiatiques. La nouvelle génération de professionnels du chant ne constitue qu'un aspect parmi tant d'autres du riche afflux de la mondialisation vocale. (La voix la plus charismatique de l'Anneau de Munich était celle de l'oiseau de bois de Siegfried, appartenant à la Russe Anna Virovlansky.)

L'explication ne réside ni dans la formation professionnelle au conservatoire ni dans le nombre d'opportunités de rôles sur scène. Sur ces deux points, l'Europe se situe encore très haut. Les petits théâtres financés par le secteur public constituent une excellente arène pour les jeunes chanteurs en début de carrière, et les jeunes Américains et Russes se précipitent vers l'Allemagne et l'Italie.

Non, la raison du déclin vocal de l'Europe est plus évidente, mais également bien plus alarmante. Elle réside dans le mélange des talents opéré par la mondialisation ainsi que dans l'amélioration du niveau d'éducation en dehors de l'Europe. Les jeunes européens sont démoralisés par la rigueur et l'intensité de la concurrence mondiale à laquelle ils sont confrontés. L'enthousiasme et l'envie d'entreprendre se dissipent peu à peu.

En dehors de l'Europe occidentale, des générations de jeunes chanteurs émergent, prêts à faire les sacrifices nécessaires à leur percée. Les jeunes musiciens d'Europe, d'un autre côté, sont tout simplement trop à l'aise et trop complaisants pour choisir de travailler aussi durement que nécessaire à développer leur potentiel. Ce refus pourrait bien être aussi révélateur pour le destin de l'euro qu'il ne l'est pour l'avenir de l'opéra européen.

* Professeur d'histoire et d'affaires internationales à l'Université de Princeton et professeur d'histoire à l'European University Institute de Florence.