Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Un cri de colère ne fait pas un débat

par Abed Charef



Le libéralisme a le vent en poupe en Algérie. Un coup de pied dans la fourmilière d'une pensée économique dominante n'y change pas grand-chose.

Ça pouvait faire un bon débat pour l'été. Les choses ont toutefois pris une autre tournure, et le sujet s'est rapidement transformé en une polémique sans intérêt, dominée par des jugements tranchés et des formules toutes prêtes. La chaleur et le Ramadhan aidant -un peu de paresse aussi-, le sujet a finalement été mis de côté, puis oublié. Un peu comme le président Abdelaziz Bouteflika a oublié de former un nouveau gouvernement.

Pourtant, les choses avaient plutôt bien démarré, avec une salve lancée par l'économiste Omar Aktouf contre les thèses en vogue dans les milieux les plus influents dans le débat économique en Algérie. Cet économiste, qui enseigne au Canada, a publié un brûlot contre les idées néo-libérales affichées par les principaux faiseurs d'opinion en Algérie. Il s'en est pris, sans distinction, aux organisations patronales, aux patrons médiatiques, aux journalistes «spécialisés», aux anciens hauts responsables reconvertis dans la communication patronale ou les affaires, ainsi qu'aux think-tanks pilotés par des puissants hommes d'affaires.

Se plaçant dans une critique radicale du capitalisme, dans la lignée de la pensée altermondialiste, n'hésitant pas à parler de patrons voyous et de banquiers gangsters quand il s'agit de finance internationale, Omar Aktouf s'indigne de voir la pensée dominante en Algérie s'attaquer systématiquement à l'Etat, pour ériger l'entreprise en solution absolue à tous les maux de l'économie algérienne. «Il n'est sempiternellement question que de libérer le marché des entraves de l'Etat, écrit-il, de laisser le champ libre, sinon dérouler le tapis rouge, à «l'investissement privé», de laisser jouer la saine concurrence, la miraculeuse «compétitivité» qui signifie «baisse des salaires, pollution accélérée et enrichissement infini des riches, confondu avec bien être économique ; de donner de l'oxygène à la «pauvre» entreprise privée, étranglée par de la bureaucratie étatiste, par la corruption institutionnalisée, par des charges démentes, des syndicats boulimiques et staliniens».

Cette pensée est propagée par les patrons eux-mêmes, mais aussi par des «membres de «think-tanks» tous dévoués à l'entreprise-privée-remède-à-tout», écrit Omar Aktouf, qui se demande : «qui osera mettre à l'ordre du jour la question de savoir si, une bonne fois, cette sacro-sainte entreprise privée n'a que des droits et des privilèges ? Ne sert-elle donc qu'à enrichir leurs patrons ?» Il s'en prend au passage à son collègue, Tayeb Hafis, auteur d'une biographie de l'homme d'affaires Issaad Rabrab, et qui professe tout simplement que «l'étatisme économique est l'ennemi de la prospérité», en utilisant des «clichés, aussi expéditifs que surannés associant «étatisme» et «soviétisme». Pour Omar Aktouf, qui qualifie les propositions du Forum des Chefs d'entreprises (FCE) de «suite de recettes néolibérales», il faut «cesser de faire du capital et du patronat les rois et maîtres de tout».

L'attaque de Omar Aktouf a fait réagir le FCE, la principale organisation patronale, dirigée par Rédha Hamiani. Celle-ci a estimé que l'analyse de M. Aktouf relève «du plus haut comique», et révèle une «paresse intellectuelle» chez son auteur, qui serait «complètement déconnecté de ses réalités». «Ce type de discours antimondialiste, que l'on nous tient depuis longtemps, fait le lit de la bureaucratie locale contre laquelle se bat» le FCE, dont les propositions «plaident toutes, de manière claire et cohérente, pour une économie de marché étroitement régulée».

Rappelant les lignes directrices de ses propositions, notamment les points les plus consensuels, comme le droit d'investir, de créer des emplois et des richesses, et de participer au développement du pays, le FCE déplore que «notre bureaucratie, qui asphyxie les producteurs de richesses dans notre pays, se présente elle-même comme le dernier rempart qui nous protège des dérives de l'économie mondiale».

Le FCE a trouvé un solide appui auprès de nombreux relais, généralement proches du patronat, ou des associations branchées, du type «Nabni», qui prône une pensée économique libérale devenue omniprésente. La domination de ce courant est d'autant plus forte qu'il est difficile de s'en prendre, sans risque, à des entrepreneurs et des entreprises devenus particulièrement puissants, à un point tel que le Premier ministre Ahmed Ouyahia lui-même a affirmé que le pouvoir est désormais entre les mains des forces de l'argent.

L'échec de la bureaucratie gestionnaire donne aussi des ailes au patronat, qui se présente comme alternative à des entreprises publiques défaillantes. Les patrons des entreprises publiques sont d'ailleurs totalement absents du débat. La manière dont sont gérées les plus grandes entreprises publiques du pays, comme Sonelgaz et Sonatrach, ne plaident pas en leur faveur. Sonatrach est obligée d'importée un million de tonnes d'essence, et Sonelgaz est définitivement empêtrée dans des coupures répétées du courant électrique, ce qui se termine souvent par des émeutes.

Au final, c'est le patronat qui s'en sort gagnant. Il a obtenu tout ce qu'il voulait du gouvernement, y compris des transferts financiers d'envergure. Effacement de dettes bancaires et fiscales, prêts bonifiés, garantie sur les emprunts, mise à niveau, tout a été accordé aux entreprises privées qui le souhaitaient. Mais le patronat et ses satellites maintiennent la pression. Pour deux raisons. D'une part, ils veulent obtenir plus, et ils savent que c'est possible. D'autre part, ils savent qu'il n'y a personne pour leur apporter la contradiction, en l'absence de syndicats crédibles et de tribunes pour les points de vue critique. Seule Louisa Hanoun tente quelques sorties osées, mais son discours ressemble trop à celui de la bureaucratie pour avoir un quelconque impact.