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Quand l'Occident inventait le sauvage

par Abdelkader Leklek

En ce soixante-troisième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, du 10 décembre 1948, «Exhibitions : l'invention du sauvage», qui est le titre qualificatif de l'histoire d'une monstruosité colonialiste, si je peux oser ce pléonasme, trouve toute sa pertinence. Il s'agit de l'exposition qui se déroule à Paris, jusqu'au mois de juin 2012, à l'initiative de l'ancien international de football,

le Guadeloupéen, Lilian Thuram, au musée du Quai Branly.

Cette institution muséale, voulue par l'ancien président français de jacques Chirac, que l'on dit féru d'arts premiers. Comme Mitterrand, qui avait fait ériger la pyramide du Louvre et fait construire le site François Mitterrand à la bibliothèque nationale de France. Chirac lui, voulait laisser comme empreintes de son passage à la tête de l'Etat français, un lieu original qui rende justice à l'infinie diversité des cultures, un lieu qui manifeste un autre regard sur le génie des peuples et des civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques.

Et parce que, cette exposition est aujourd'hui un témoignage possible, Chirac aura réussi son objectif. Comme il l'annonçait lors de son discours inaugural de ce musée, à savoir : «encourager la capacité des peuples à porter les uns sur les autres un regard instruit, à faire dialoguer leurs différences et leurs cultures pour que, dans son infinie diversité, l'humanité se rassemble autour des valeurs qui l'unissent réellement».

Avant Thuram, le cinéaste tunisien, Abdelatif Kechiche, avait en 2010 raconté avec beaucoup de talent, dans son film:» la vénus noire», l'histoire de l'hottentote, une fille de ce peuple pasteur et nomade de l'Afrique australe, déshumanisée par des aventuriers européens. La sud africaine Saartjie Baartman. De son vrai nom, en langue Khoïsan : Sawtche.(1)

Cette jeune femme que la nature avait dotée d'attributs physiques peu communs, qui était en fait atteinte d'une maladie, la stéatopygie qui est une hyperplasie génétique, ou l'augmentation du volume d'un tissu ou d'un organe due à une accumulation du nombre de ses cellules. Pour son cas, il s'agissait du tissu adipeux de la région fessière, et de celle des cuisses. Elle fut conduite en Europe, en Angleterre et exposée à la curiosité des foules.

Elle fut rendue alcoolique, faite prostituée, traînée et exhibée de foire en foire, dix heures par jours, comme une créature, fantastique, semi-sauvage par un Afrikaner. Contre son gré bien sûr. Mais qui pouvait se soucier des humeurs, des souffrances, des tourments et des chagrins, d'une sous femme en ces temps bénis et florissants des colonies. Enfin au XIXe siècle. Siècle des lumières et des encyclopédistes, elle fut disséquée à des fins pseudo scientifiques. L'auteur de cette prouesse, un professeur d'anatomie comparée, Georges Cuvier, procéda illégalement à la dissection en public de son corps, dans un laboratoire du Muséum de Paris. Car à l'époque, selon une ordonnance royale, seuls la faculté de médecine et l'hôpital La Pitié Salpetrière, sont habilités à pratiquer de telles opérations. A travers son œuvre, Kechiche, et selon ses déclarations, se posait à lui-même et à tous ceux qui verront son film, la question suivante : «comment trouver sa place auprès de ceux qui vous regardent comme quelqu'un de différent ? Je prends cette interrogation à mon compte. A cause de mes origines sociales et de mes racines, j'ai du mal à obtenir qu'on me juge comme un artiste». D'Algérie en m'intéressant à cette exposition qui se déroule à Paris du 29 novembre 2011, au, 3 juin 2012, m'est brusquement revenu un souvenir de collège. Durant l'année scolaire 1972/1973, un enseignant français, nous fit lire et découvrir les nouvelles de Guy de Maupassant. A travers l'une d'elles, la question du racisme fut évoquée en classe encore que superficiellement. Parce qu'à l'époque, l'Apartheid régentait les autochtones sud africains, ceux de Rhodésie, cet Etat fantoche qui chevauchait entre l'actuel Zambie, Zimbabwe et le Botswana, interpellait tout un chacun. Et que nous, petit groupe de collégiens curieux, lisions les revues,»Afrique Asie», et «Jeune Afrique», salut les copains était interdit de séjour en Algérie. La nouvelle s'intitulée Boitelle, du nom de son héro, parue 1889.

Pour faire court, quand ce Boitelle faisait son service militaire au Havre, il connut une fille à la peau noire, il en fut follement amoureux, qu'il la demanda en mariage. Mais quand il la présenta à ses parents, ces derniers s'opposèrent à son projet. Sa mère lui dit même ceci:» La mère demandait : «Ça ne salit point le linge plus que d'autres, ces piaux-là ?» Elle avait peur qu'elle lui salisse ses draps, la bonne dame dans son inculture. Cette phrase me marqua. Est-ce du racisme primaire, ou bien de l'ignorance rudimentaire, sommaire et indigente. Ces inqualifiables maux firent énormément de mal aux populations indigènes, victimes des effets des colonisations, de l'Afrique, de l'Asie, de l'Australie, et des Amériques, par les Européens. Il y eut des génocides et des ethnocides, jamais assumés. Les Algériens ont subi une colonisation de peuplement, c'est-à-dire la variante la plus atroce et la plus féroce, qu'a engendrée ce fléau. Ils endurèrent des enfumades collectives par Pellissier, dans les grottes du Dahra et ailleurs, des arrachages d'oreilles, des déportations de populations, en Nouvelle Calédonie, à Cayenne en Guyane française, et des départs forcés, vers la Syrie, le Liban, vers la Turquie, et direction du Maroc et vers la Tunisie. Vers le déracinement. Forts de leur domination, soutenue par l'invention de la machine à vapeur, et d'autres technologies de la canonnière, les Etats coloniaux, seront enclins à considérer, qu'ils sont supérieurs à tous les autres hommes et femmes de par le monde, et qu'à cet effet, pensaient-ils convaincus. Ils avaient le devoir des les civiliser et les acculturer. Et partir de cette philanthropie qui n'en est pas une, ils vont tout se permettre. Ils vont échafauder des théories sur d'êtres humains, auxquels ils dénient cette qualité. Ils vont inventer des règles et des doctrines pour classifier les hommes, leurs organisations sociales leurs cultures, leurs civilisations et leurs modes de vie, bien sûr selon des canons, qu'ils ont eux-mêmes inventés, sans comprendre, ni s'inquiéter de l'autre, objet de l'étude, encore moins demander son avis. Ils inventeront l'anthropologie anatomique, morphologique et physique. Et découvriront à travers cela, le criminel né et autres fadaises du même acabit, que l'italien César Lombroso, dès 1876, se chargera de théoriser et d'appliquer. Ils se permettront de réaliser ses expériences sur plus de 4000 hommes et femmes, dans les prisons, les asiles d'aliénés et autres lieux de parcages animaliers d'êtres humains, à travers des photographies et divers tableaux comparatifs.

Il procédera à l'analyse comparative des crânes, qu'il étiquettera selon ses conclusions déterministes, entre normaux et criminels. Georges Cuvier après avoir disséqué Sawtche, morte à Paris en 1815, fera une publication de ses travaux, où il conclura à une réelle proximité, de la vénus noire, avec le singe. Ensuite assurés d'êtres supérieurs à tous les autres, les Européens colonialistes, organiseront les célèbres expositions universelles pour montrer et étaler les résultats de leur génie mécanique et industriel. Mais dans leur démesure, durant ces rassemblements, ils n'hésiteront pas à agencer des exhibitions, d'êtres humains, qu'ils auront catalogué, d'inférieurs, à la curiosité des peuples d'Europe, et qu'ils mettront comme cobayes entre les mains de scientifiques, apprentis sorciers, qui façonneront, les doctrines de la prédisposition anthropophagiques, et produiront les concepts des atavismes du sauvage, qui concluront à la découverte du chaînon manquant entre l'homme et l'animal, qu'ils verront notamment dans ces peuples attardés d'Afrique noire. Jamais ces scientifiques, s'il en est, n'auront eu pareilles occasions pour manipuler, palper, tripoter et tâter, de la matière première vivante à une telle proximité, à profusion et à loisir. Les villages nègres des expositions universelles, seront les attractions les plus courues, de 1869 à 1958. Les races civilisées, découvrant et observant, joyeusement les races primitives, dans des zoos humains. Le monde de la culture examinant doctement -les entrées étaient payantes- le monde de la nature.

Cette infériorisation des races qui ne sont pas blanches, organisera durant deux siècles les étages de la pensée, des civilisateurs européens, en fait des destructeurs de cultures d'origine pour imposer la leur. Ces mascarades dureront jusqu'en 1958, où lors de l'exposition universelle de Bruxelles, qui présentait à ses visiteurs un village congolais reconstitué, curieusement au pied de l'Atomium, la référence belge à la science. Les habitants congolais des huttes étaient obligés sous la houlette de missionnaires très inspirés, de chanter des cantiques. Cette chienlit pris fin, quand certaines personnes et après deux guerres mondiales à relent xénophobes, se sont insurgées de voir, que des visiteurs jetaient des cacahuètes et des bananes aux congolais du village recomposé. Tous ces peuples longtemps animalisés avaient donné beaucoup d'hommes, dont plusieurs braves ne reviendront jamais, ils étaient allés faire des guerres qui ne les concernaient pas. Paradoxalement ce sont les vainqueurs mais aussi les perdants des deux conflits, qui les remercièrent de la sorte. Encore un déni de plus. Les Algériens furent 25 000, à ne pas revenir de la guerre 14/18, et ils furent deux fois plus durant la deuxième guerre mondiale 39/45. Ces hommes et ces femmes infériorisés étaient quand même bons pour quelque chose. Mais rien n'y fait, car cette élaboration intellectuelle, qu'est le racisme, a sculpté des traces dans les imaginaires des peuples d'Europe, qu'il faudrait pareilles occasions frontales, et impactantes comme celle initiée par Lillian Thuram, pour aider et concourir à sa déconstruction. Lui appliquer cette méthode, cet art qui sert à décortiquer des textes, de la littérature, des philosophies, des doctrines idéologiques et autres théories, pour les déconstruire et enfin les rendre visibles dans leur nudité maléfique. Ce système pour défaire des assemblages perfides et pernicieux, développé par Jacques Derrida, qu'il adopta et intronisa au lieu et place, de la méthode dite de la destruction. Il s'agira d'éduquer les néo racistes, en Europe, en Amérique et ailleurs pareillement, car chaque nation a ses racistes, pour les amener à accepter la pluralité des sociétés, les diversités des mœurs, la multiplicité des coutumes, la différence dans les croyances et l'altérité dans la pratique des religions, comme des manifestations normales de l'hétérogénéité culturelle humaine et au final, comme une richesse. Le rejet et la répulsion envers l'autre, parce qu'il est différent, constituent les plus grosses difficultés, pour comprendre et accepter autrui même s'il est dissemblable.

Si la cécité des colonisateurs, envers les richesses culturelles matérielles et immatérielles des peuples autochtones colonisés, fut renforcée à l'extrême, par les richesses naturelles des colonies depuis Christophe Colomb. La raison humaine aujourd'hui possède tous les atouts pour dépasser le postulat de la supériorité de la race blanche et de la négation des autres cultures, mis à part la culture occidentale. Comme si tous les occidentaux partagent un culturel identique. Sincèrement et en toute humilité, j'aurais un mal fou, sinon insensé à trouver quelques points communs, entre le culturel sicilien, et celui des insulaires de l'archipel d'Helsinki, en Finlande. Ou bien dénicher quelques mœurs, us et des coutumes partagées, entre les Suédois, et les tziganes de Roumanie. Sauf que tous, sont géographiquement occidentaux. Mais il n'en demeure pas moins que persistent des résistances et des barrages psychologiques, de théoriciens, qui avancent sur les chemins du choc des civilisations. Et là il y a de quoi, s'inquiéter, voire désespérer. Depuis des lustres, ne sont valables et dignes d'intérêts des théories qui traitent de l'homme, que celles nées dans les laboratoires étasuniens. La littérature, les commentaires, et les débats consacrés à Samuel Huntington, se mesurent en tonnes. Mais point de positifs, dans cette théorie fondée sur des critères approximatifs, qui ne résistent par à l'évaluation scientifique. Quand il déplace ses hypothèses d'étude, des conflits idéologiques, pour les centrer sur des conflits, d'ordre religieux et identitaire, depuis la chute de mur de Berlin, le promoteur de cette théorie, sur ce choc des civilisations, ne lui donne pas de l'allure, ni de la sincérité scientifique, et finalement, c'est court sur pattes. Par contre une théorie qui aurait eu pour modèles d'étude, la recherche et la mise en place de méthodes, d'outils et d'instruments, pour justement apaiser et pacifier, ces rapports humains devenus conflictuels, par l'exacerbation à expression violente, des modèles culturels et identitaires, de populations condamnées à vivre ensembles en bonne intelligence depuis la mondialisation des rapports économiques vitaux pour tous. Pareille production aurait fait œuvre utile, aurait rendu service, et aurait fait beaucoup avancer l'humanité vers la paix. Donc de préjugés basés l'infériorité d'une race et la supériorité d'une autre, c'est à dire l'évolution biologique.

L'aversion, l'éloignement, voire l'hostilité envers l'autre, se fondent désormais, sur les patrimoines et les héritages culturels. Oui les cultures sont différentes, mais aucune d'entre elles n'est supérieure aux autres, et ainsi cette diversité-parité, ne peut être source de conflits. Dans les premières pages de son livre «le dérèglement du monde», Amine Maalouf, confesse ceci : «mon inquiétude est d'un autre ordre, c'est celle d'un adepte des Lumières, qui les voit vaciller, faiblir et, en certains pays sur le point de s'éteindre ; c'est celle d'un passionné de la liberté, qui la croyait en passe de s'étendre sur l'ensemble de la planète et qui voit à présent se dessiner un monde où elle n'aurait plus de place ; c'est celle d'un partisan de la diversité harmonieuse, qui se voit contraint d'assister impuissant, à la montée du fanatisme, de la violence, de l'exclusion et du désespoir ; et c'est d'abord, tout simplement, celle d'un amoureux de la vie, qui ne veut pas se résigner à l'anéantissement qui guette «. Est-ce à dire, que les tourments, les souffrances, et les humiliations de Sawtche, durent toujours, même si les restes de la dépouille ont été rendus, après une rude bataille, à son pays l'Afrique du Sud, en 2002,où elle repose en terre des siens. Est-ce à dire, que les questionnements et les protestations de Abdelatif Kechiche sont justifiés, même s'il continue à se battre uniquement armé de son art. Que les peurs et les inquiétudes de Amine Malouf et de tant d'autres célèbres ou anonymes, gîtent sans fin dans leurs tréfonds? Est-ce à dire que les cris de singes, à partir des tribunes des stades de football, pour huer, Lilian Thuram et les joueurs noirs, ne se feront plus entendre ? Oui, mais. Ce qui a changé et ce n'est pas le fruit du hasard. C'est cela: le racisme n'est plus une théorie, ce n'est plus une fatalité, ce n'est plus, ya bon banania. C'est un crime contre l'humanité. C'est-à-dire une violation délibérée des droits fondamentaux: les droits de l'homme, les libertés publiques et aussi les garanties procédurales, d'un individu ou d'un groupe d'individus inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux. C'est peu, pour terrasser la bête immonde, le racisme. Mais c'est au moins ce qu'il mérite en attendant.

1- informations tirées du rapport sur la présentation du projet de loi. Jean le Garrec. Assemblée nationale, France.