Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Un logiciel culturel vieillot

par Abdou B.

«Une culture ne meurt que de sa propre faiblesse». A.Malraux

De nombreux départements ministériels, avec le temps, comme sous l'effet d'une idéologie devenue dominante, sont devenus experts dans l'art du quantitatif. Ils alignent les chiffres avec l'aisance d'un Zidane, balle au pied. Les routes, les médicaments, les raccordements de l'eau et du gaz, les films étrangers pour tel ou tel festival, les cartes Chifa, tout est quantifié avec jubilation et une fierté tout à fait déplacée, sachant les déficits, la qualité des travaux, les retards coûteux, le temps et l'énergie perdus en route par les citoyens et les administrations. Les seuls secteurs qui échappent à la calculette, aux additions en milliards, à la planification de projets dans la rubrique «dépenses publiques» sont le cinéma, l'audiovisuel, l'industrie de la musique, du livre, la mode, les arts culinaires, le cirque, etc. Ce qui relève de la création, de l'audace, l'innovation d'expression, de la recherche et de l'innovation dans les champs culturels, festifs et artistiques échappe au chiffrage parce qu'il n'est ni industriel, ni commercial, ni secteur d'exportation et encore moins soumis au débat et à de possibles politiques d'insertion et d'incitation en direction d'investisseurs nationaux et étrangers. Ces derniers sont de facto disqualifiés car la culture et ses industries, l'audiovisuel et sa nécessaire ouverture, la cuisine, le théâtre sont des territoires considérés comme «idéologiques», «politiques», «libertaires», «provocateurs» et indociles si l'excellence au plan international est recherchée. Dans la cour des grands, les nains culturels n'entrent pas. Ils jouent chez eux, entre eux, dans une petite sphère géographique.

 Dans les grandes démocraties indiscutables, les grands pays industrialisés qui dictent leur politique aux autres, la culture est une économie qui a ses industries, ses banques, ses temples boursiers (fréquentation des salles de cinéma, des galeries, des théâtres, des espaces dédiés aux musiques, ses festivals et marchés, etc.) et ses courbes relatives à la croissance, aux ventes, aux pertes, aux amortissements? On compte et on mesure toutes les fréquentations (comme celle du métro ou de l'autoroute payante) et surtout les recettes. Dans les grands pays exportateurs de voitures, de nourritures, de médicaments, d'avions, d'armes, de machines et de technologie, on exporte aussi des œuvres théâtrales. Les films, la musique, les livres, les pièces de théâtre, le ballet, les grands orchestres, les troupes de danses modernes, le cirque, les arts vivants, la bande dessinée, les sons et lumières rapportent gros à l'étranger. Et si le nombre de chaînes de TV augmente dans les grands nations, c'est parce que cela fait partie des libertés, de la libre entreprise, mais surtout parce qu'il y a des industries (cinéma, effets spéciaux, laboratoires des PME/PMI) en charge de la fabrication de programmes, de téléfilms, de jeux, de documentaires..) pour alimenter les sociétés de programmes.

La bureaucratie algérienne, si habile et encline à quantifier tout et n'importe quoi, ne peut comptabiliser les résultats de l'économie et des industries culturelles parce qu'il n'y en a pas. Et les «tuteurs» et les «tutelles» élevés au sein du parti unique, formés à l'école des courtisans verbeux sans idée, ni conviction refuseront de toutes leurs forces (celles des appareils rentiers) le débat national sur la culture, sur la place du privé et sur, une fois pour toutes, la place de l'Etat et ses missions d'incitation, de régulation. Pour le moment, on refait les mêmes commémorations, des festivals tantôt riches, tantôt misérabilistes avec de «grandes nations» dans le théâtre, le cinéma (Libye, Mauritanie, Syrie, Jordanie..). Au pays des aveugles? Tous les prétextes sont bons surtout qu'ils sont «nobles» (défense des enfants maltraités, les traumatisés de la colonisation, le droit au rire, la grandeur de l'amour, les handicapés moteurs, la solidarité entre les peuples, la dénonciation de l'impérialisme, l'égalité des sexes, la lutte contre la drogue, la tolérance..) pour monter des manifestations rachitiques. Celles-ci, nécessaires et à la portée d'une foule d'associations spécialisées à soutenir, n'aident en rien les productions nationales. Le festival de Marrakech vanté sur toutes les chaînes T.V. d'Europe obéit à des standards internationaux, mais, et c'est là l'essentiel, il expose de nombreux films marocains chaque année. Ceux-ci sont tournés dans des studios qui reçoivent des dizaines de productions d'Europe et d'Amérique non-stop. Dans ce pays, culture, tolérance et tourisme convergent pour des objectifs inscrits dans une politique lisible et visible pour tous.

S'il y a un logiciel vieillot qui fait tourner des «commissariats» de festivals par dizaines, il n'y a aucune volonté politique, aucune réflexion, aucun débat national sur des politiques publiques, le rôle de l'Etat, des associations, du secteur privé, à même d'enclencher une dynamique qui mettrait le privé à la tête d'industries (PME/PMI) culturelles. Ces dernières en ordre de bataille seraient en mesure de multiplier par 10 le nombre de théâtres, de salles de cinéma, d'alimenter les futures chaînes (privées et publiques) de T.V., d'opérer les formations de pointe dans les technologies du film, des spectacles vivants, la musique, les décors virtuels, etc. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. La bureaucratie veille, assise sinon assoupie, sur de vieilles formules bien «encadrées», «bien contrôlées» avec des professionnels tenus en laisse par une éventuelle et hypothétique subvention, à la recherche désespérée d'une coproduction gouvernementale (sic !) alors que la guerre fait rage pour trois ou quatre salles qu'il faut rénover à coups de milliards et ensuite gérer comme un département ou une section d'une wilaya ou d'un ministère quelconque. Entre l'Etat concepteur, régulateur, moderne et ambitieux, on lui préfère une administration de supérette, de guichetiers qui remplace progressivement le mouvement associatif par des chercheurs d'os à la wilaya, dans divers sociétés et ministères, chez la tutelle qui, tous, tètent «la mère Sonatrach». Si elle ne s'arrête pas la nuit, nos villes et villages se couchent tôt, comme toutes les administrations qui surveillent tout, le jour.

Au festival de Marrakech, de grands cinéastes et des stars mondiales défilent. Au détour d'un reportage sur une chaîne française, on apprend que «La source des femmes» fait beaucoup d'audiences, surtout chez? les femmes. Un pays arabe où les femmes vont au cinéma et voient des films récents, ça rend jaloux, de nuit comme de jour.