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Quelles perspectives pour les «révolutions» arabes

par Youcef Benzatat

Selon Hannah Arendt, le fascisme ne peut vivre que par une idée de mouvement qui se reproduit sans cesse et qui s'accélère, au point que dans l'histoire du fascisme, plus la guerre risque d'être perdue par les fascistes, plus son exaspération et son accélération s'intensifient.

Le processus révolutionnaire arabe en cours qui n'a réussi jusqu'à présent à démanteler qu'une partie des régimes politiques totalitaires, traverse actuellement une grande période d'incertitude. Les pays ayant réussi à passer cette première phase avec réussite : la Tunisie, la Libye et l'Égypte sont en train d'expérimenter une transition politique dans une conjoncture de pressions internationales intéressées et de résistances au changement de la part de groupes politiques conservateurs locaux, qui renforce de plus en plus la tendance vers cette incertitude. C'est une transition qui est conduite dans l'indifférence d'un «réformisme», dont la substance ne se résume qu'à sa simple référenciation. Le recours à ce concept n'est déployé que sous forme d'argument électoraliste générique, y compris pour les régimes nationalistes conservateurs encore sous la pression de la rue et des impératifs géostratégiques, dont l'unique objectif est le maintien au pouvoir (l'Algérie, la Syrie, le Yémen)? sans aucune perspective d'impact significatif sur la transformation du statut personnel pouvant conduire à l'avènement de la démocratie et de la citoyenneté. Dans leurs majeures parties, les populations, elles-mêmes portent une part de responsabilité, du fait de leur profonde aliénation dans les valeurs conservatrices de la société.

C'est une transition, qui semble aller vers la reconduction de toutes les aliénations et les enchaînements antérieurs, propres aux conservatismes du substrat culturel arabo-islamique dans sa négation de la citoyenneté, d'une part, et aux forces hégémoniques internationales qui ne sont pas prêtes à céder leur position hiérarchique privilégiée dans la prise des décisions sur la redistribution mondiale des richesses et sur un développement harmonieux des nations.

Dans cette situation d'immobilisme endémique qui se profile, il est à craindre, que le statut personnel ne sera pas seulement maintenu au stade pré politique, mais renforcé et l'individu étroitement surveillé, jusqu'aux derniers retranchements de son intimité. Malgré les garanties que s'efforcent de promettre les islamistes dits «modérés», sortis vainqueurs dans cette première phase révolutionnaire, de ne pas islamiser les constitutions, dans un double langage qui se veut rassurant. Il ne pourra faire oublier l'apparent oxymoron de cette «modération» du fait de la mésentente sur le rapport du religieux et du politique. Devant cette perspective de reconduction des mêmes mécanismes de domination et de privation des libertés individuelles, par un «néo-totalitarisme», sous une forme ou une autre (islamiste ou nationaliste conservateur), la société arabe court à sa perte et sa paix civile risque encore une fois de s'exposer au pire. Car, la «masse d'individus» qui compose généralement la population de ces sociétés, jeune à de très fortes proportions, qui aspire, elle aussi, comme les indignés partout dans le monde, à son implication dans les processus de mondialisation de la culture, de la politique et de l'économie, à la quête de conditions de libertés individuelles et de justice sociale et économique, s'y trouvera contrariée.

Par ailleurs, cette aspiration à la libération, avec les révoltes en cours, ceux que mènent le peuple syrien, bahreini, yéménite et la résignation conjoncturelle des peuples algériens et marocains, ne semble être qu'à son balbutiement et s'annonce être très longue à accomplir et présage de nombreux autres obstacles. C'est le prix à payer pour le triomphe de toute révolution.

 Face à cette incertitude, la volonté de souveraineté et d'auto-détermination des peuples arabes, longtemps exclus des décisions, qui présidaient à leur existence, est rudement mise à l'épreuve par des forces antagonistes, dont l'intérêt inavoué est de faire échouer l'accomplissement de cette volonté, qui représente une menace pour leur suprématie. Au même titre que la volonté de souveraineté de leurs États, qui n'a jamais été acquise pleinement du reste, car, hypothéquée en permanence par les forces néo-colonialistes, qui leur accordé néanmoins le pouvoir de domination sur leurs propres peuples, qu'ils leur sous-traitent.

C'est à une contre-révolution cynique que les peuples arabes doivent aujourd'hui se confronter. Aussi bien, celle des résidus de l'ancien système politique totalitaire en cours de déchéance, que celui d'un potentiel totalitarisme sous couvert d'un islam politique dit «modéré», instrumentalisé par une coalition prédatrice, représentée par les visées des forces hégémoniques sur l'échiquier géostratégique et leurs alliés du Conseil de Coopération du Golfe (CCG). Les conséquences que peut engendrer un tel reflux risqueraient d'autre part, d'avoir des incidences incontrôlables sur la paix civile ou provoquer une régression politique durable.

Les premiers symptômes de cette contre-révolution se sont manifestés en même temps que le déclenchement du processus révolutionnaire. Si dans un premier temps les médias acquis aux forces hégémoniques et particulièrement français, sous l'effet de la surprise et en même temps pour rattraper le grossier lapsus de la ministre Michèle Alliot-Marie à soutenir la barbarie de la répression du soulèvement populaire en Tunisie, qui a évolué ensuite en un passage à l'acte de l'OTAN par l'assassinat du Président Muammar El Gueddafi, en violation de la résolution 1973, ont loué ce qu'ils ont qualifié de «printemps arabe», la réalité des calculs stratégiques les a vite rattrapés et recadrés et la machine de la censure et de la manipulation s'est vite ébranlée. La censure au détriment des forces démocratiques et progressistes arabes, porteurs d'espoir d'émancipation de toutes ces aliénations, déjà valide, sera renforcée et le concept de l'islamisme politique «modéré» sera privilégié comme mode manipulatoire vers quoi devra s'orienter leur stratégie. Il sera par la suite mis en avant systématiquement à travers les analyses de l'intelligentsia médiatique, aussi bien occidentales qu'arabes elles-mêmes. À partir de ce moment-là ! le «printemps arabe» deviendra l'«hiver islamique» comme alibi à la pression sur les futures classes dirigeantes émergentes, et fonctionnera paradoxalement comme un leurre, qu'il faut privilégier et «surveiller» à la fois. Cette stratégie sera relayée par une rhétorique classique chargée de délires islamophobes et d'intimidations de toutes sortes pour freiner l'ardeur révolutionnaire. Dans la foulée, la censure s'institutionnalise et frappe dorénavant, sans discrimination, tous ceux qui se mettent aux travers des arrière-pensées des forces hégémoniques et de leurs alliés du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), jusqu'aux intellectuels français eux-mêmes, dont Pascal Boniface, connu pour son franc parler, subira les frais. On justifia alors, l'inoffensivité de l'islamisme politique «modéré», au détriment des salafistes considérés comme plus radicaux, et on attribua les raisons de l'avènement de cet islam politique dit «modéré» au détriment des forces démocrates et progressistes, du fait du conservatisme de la société et non de son ancrage dans l'Islam politique, comme si le conservatisme de la société est resté imperméable à l'islamisme durant quatorze siècles ! Cette confusion symptomatique entre islamisme et conservatisme ! exprime une volonté de diversion, aussi cynique, afin de discréditer les craintes exprimées par les forces démocratiques et progressistes en termes de reflux, au profit des forces identifiées comme un islamisme «modéré», pour mieux tromper et manipuler encore une fois les opinions publiques et maintenir volontairement les peuples arabes dans une conscience pré politique pour rendre leur domination insoupçonnée.

Dans cette perspective, les attaques sous forme d'ingérences dans le processus révolutionnaire en cours, par des menaces sous forme de mises en garde et relayées par les médias à l'adresse des pouvoirs émergents dans le nouveau champ politique, qui est en train de se dessiner dans ces premiers instants post-révolutionnaires, traduisent une volonté contre révolutionnaire, dissimulée derrière une cynique préoccupation pour le sort des droits de l'Homme, dont l'objectif pervers est la privation des droits de l'Homme de ces mêmes peuples arabes, dont ils prétendent être les défenseurs. Cette volonté contre révolutionnaire est surtout, l'expression des préoccupations pour leurs intérêts dans la région, menacés par les bouleversements des données politiques, engendrées par ce sursaut révolutionnaire, contre une situation dont ils étaient les principaux instigateurs, par le soutien aveugle, des systèmes totalitaires déchus. La menace se traduit par l'accès de ces peuples aux droits de l'Homme, qui signifie l'accès à la liberté d'expression, à la liberté de conscience, à la citoyenneté souveraine, en un mot à la démocratie, dont ils cherchent en permanence à les priver, et d'en priver d'ailleurs, d'une manière plus subtile encore leurs propres populations.

Cette offensive est relayée par des médias arabes soumis à des pouvoirs eux-mêmes vassalisés, alliés à ces forces hégémoniques, qui ne sont pas du reste dans cet état de fait et participent activement, volontairement ou involontairement, aux côtés des médias occidentaux à l'entretien de cette trajectoire vers le reflux du processus révolutionnaire. Ceux-ci jouent généralement un rôle prépondérant, que ça soit Al Jazeera, El Arabya ou une grande majorité de médias arabes, dont la censure est instituée comme règle. Généralement, contre les discours des forces, qui constituent une résistance aux intrigues contre révolutionnaires. Notamment, celui des forces démocratiques et progressistes, qui luttent pour la séparation du religieux et du politique et pour l'avènement de la citoyenneté au profit de leurs peuples. Ceux-ci subissent une censure systématique contre leur visibilité, et leurs discours ne sont ni diffusés, ni relayés, ni même pris en compte, contrairement aux «coalitions» porteuses de discours passifs, dits «modérés» ou «conservateurs», qui bénéficient d'une très grande audience, particulièrement les islamistes. D'autant que ces derniers reçoivent du soutien et des aides financières directement de la Turquie de l'AKP et de l'Arabie Saoudite, du Qatar, et des autres monarchies du Golfe Wahhabite.

Parce que leurs discours, fondés sur le débat contradictoire du principe démocratique, et ne peuvent rester passifs sur le plan des relations internationales, les forces démocratiques et progressistes sont amenées à fonder leur politique internationale sur une réelle souveraineté, et basée sur un principe de réciprocité de fait, aussi bien au niveau des termes de la négociation des échanges économiques et commerciaux, que celui de la solidarité avec le peuple palestinien au détriment de l'allié israélien, ou l'indignation devant la comptabilisation des passifs des violations des droits de l'Homme et de toutes sortes de crimes, dont les sociétés arabes ont été victimes dans l'impunité et sans leur reconnaissance depuis la nuit coloniale, ou ceux qui sont contemporains, les crimes et abominations contre le peuple irakien tout récemment et contre les musulmans généralement depuis le 11 Septembre 2001. La neutralisation des forces démocratiques et progressistes signifie objectivement la neutralisation du droit international.

Le paradoxe est, que la solution de l'islam politique «modéré» est celle qui convient et arrange au mieux les forces hégémoniques et leurs alliés du Conseil de Coopération du Golfe (CCG). Sachant que le système politique de ces derniers est théocratique et recourt à la chari'a comme unique source d'élaboration juridico-politique, représentant l'islam politique le plus radical, le plus archaïque et le plus répressif à l'égard des droits de l'homme, dont, leurs alliés et protecteurs ne trouvent rien à redire. Il est à la limite, considéré comme un «blasphème» toute initiative de contestation de l'ordre établi, et chaque tentative est réprimée très violemment avec une aide très organisée et très efficace de leurs alliés, à l'exemple des révoltes du peuple bahreini, qui sont étouffées à la racine : absence totale de leur médiatisation, répression violente de chaque manifestation et assassinat ou déportation vers des endroits tenus secrets de tous meneurs ou leaders.

Les instigateurs de ces intrigues contre révolutionnaires, poussant leur cynisme à outrance, c'est un islamisme «modéré», à tendance conservatrice, qu'ils jugent convenir au mieux pour remplacer les nationalistes conservateurs déchus, ni plus, ni moins. Car, leurs objectifs seraient plus faciles à réaliser avec la complicité d'une classe politique «molle» (plutôt que «modérée»), facilement maniable et très perméable à la corruption. Cette classe politique «molle» serait plus disposée, pour se maintenir au pouvoir, à adopter une attitude passive sur tous les différends à venir et les passifs déjà cités. Car, un islamisme, qui tendrait un peu plus vers le salafisme, serait porteur d'un discours plus patriotique, afin qu'il puisse satisfaire les attentes populaires ajustées à leur insu à sa rhétorique, pour se maintenir au pouvoir. À l'exemple du système de pouvoir de l'Iran, qui est obligé d'adopter cette ligne idéologique radicale, en résistant à la pression permanente de ces forces hégémoniques dans une fuite en avant sans fin, par l'intensification de sa stratégie provocatrice pour satisfaire son opinion publique, qui lui garantira le maintien au pouvoir. Devant cette situation de résistance à leurs prétentions hégémoniques par l'islamisme politique radical, ces forces contre révolutionnaires n'ont d'autres choix que de suivre à leur tour cette trajectoire infinie de fuite en avant et recourir à la pression permanente et à l'agression militaire quant c'est nécessaire, caractéristique d'une violation cynique du droit international. Les démocrates progressistes, disqualifiés d'emblée par la conjoncture qui leur est défavorable, sont tenus à l'écart du conflit et ne représentent qu'un concurrent potentiel, dont l'avènement n'est pas à l'ordre du jour. Quant à la tendance «molle» de l'islam politique, elle est la soupape qui maintient l'équilibre des énergies déployées par les protagonistes du conflit en assurant le statut quo.