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L'Égypte: quel sera le destin de Moubarak ?

par Kamal Guerroua

Les interrogations fusent de partout à la veille du jugement du despote égyptien. Que cacheraient les lendemains du Caire? L'apocalypse du despotisme égyptien à la place «Tahrir» fait-elle vraiment des émules? Rien ni personne n'est en mesure de nous le garantir.

Si la notion de la dictature en Égypte en sa signification symbolique la plus polysémique est désormais mise sur la voie de garage, il n'en reste pas moins que les récupérations et les manigances politiques en tout genre demeurent le seul apanage des caciques du régime transformés en adeptes zélés et en récupérateurs de dernière minute de révolutions populaires. Un problème à la fois complexe et insoluble car la question de transition démocratique ne se pose pas uniquement au niveau des structures politiques mais également et surtout par rapport à l'évolution des mentalités qui les encadrent. Or la profonde détresse des bas-fonds du Nil est un cri à la base d'ordre purement social sans écho politique vu que les ficelles du sérail sont toujours tirées à leur insu et le destin de l'Égypte dépend étroitement des bonnes volontés de «l'establishment» militaro-financier. D'où surgissent les prodromes d'une période de tension et de bouillonnement politique qui dépassent de loin toutes les supputations.

Encore faut-il constater que ce prototype classique de désenchantement subséquent à toute remise en cause radicale d'un ordre social ou politique quelconque est devenu en ces moments bouleversants une vérité de la Palice au pays des pyramides. La plèbe est sur le qui-vive. Pire, elle est, s'il l'on s'en tient aux échos médiatiques qui en parviennent, à couteaux tirés avec sa classe politique et regarde de travers tout ce qui est de nature à décrédibiliser le lustre de son acquis révolutionnaire par des élites militarisées et déconnectées de leur amère réalité politique et de leur vécu social. Celles-ci, c'est-à-dire les élites gouvernantes sont fortement imprégnées de la culture du militarisme et rechignent avec condescendance à accepter les alternatives civiles d'où qu'elles puissent venir. Encore faut-il rappeler dans cet esprit que l'Égypte est par tradition une nation gouvernée par les militaires: Nasser, Sadate, Moubarak en sont la preuve la plus irréfragable. A dire vrai, ce blocus interactif élites-masses est le dénominateur commun à tous les despotismes, voire le noeud gordien de leur retard. Le cas attristant de l'Égypte n'y échappe aucunement pas.

Alors que dans l'autre versant de la méditerranée, les espagnols font des fantasmes hallucinatoires sur le grand réveil arabe en transformant la place de «la Puerta del Sol» en un tremplin idéal pour s'arracher leurs droits qui se rétrécissent chaque jour davantage comme une peau de chagrin et cela sur fond de crise économique mondiale qui menace d'ailleurs tout le vieux continent de la pire des catastrophes qui soit, précédent historique qui, précisons le bien, n'a jamais été vécu depuis 1929, les masses cairotes, quant à elles, redoutent présentement les avatars fort probables de leur exploit et restent toujours aux aguets, craignant de la sorte une possible usurpation de la grande révolution du Nil. En effet, L'expérience humaine recèle des exemples à foison où l'on remarque que les pires drames surviennent souvent au lendemain des grands soulèvements populaires. Au pays du Pharaon, ce constat est plus que probable à l'heure actuelle d'autant plus que son architecture politique est fort complexe et la position ambiguë de la grande muette dans ce gigantesque virage historique reste à définir. En dépit des gages de neutralité formulés ça et là par les hautes officines dirigeantes, les masses populaires continuent de revendiquer une véritable purge politico-sociale des vestiges du clan du vieux despote. Pour preuve, une décision judiciaire motivée par des pressions citoyennes incessantes aurait dernièrement été émise par le tribunal du Caire ayant pour objectif la débaptisation de toutes les rues qui portent le nom de Moubarak et sa famille, ultimes symboles d'une époque révolue. Ce regain de suspicion et de crainte de la part de la rue égyptienne est certes naturel mais il n'est guère un fait de hasard. Après plus de six mois de la prouesse de l'hiver, un semblant de retenue, de temporisation et de réserve sillonne de long en large les rangs un peu dispersés de la société civile bien que les égyptiens s'interrogent toujours avec beaucoup plus de vigueur sur le rôle réel de l'armée dans la nouvelle reconfiguration politique qui se profile à l'horizon. Il va sans dire en ce domaine que l'Égypte est bien différente de la Tunisie policière de Ben Ali dans la mesure où leurs deux systèmes de gouvernance présentent des dissemblances exorbitantes. Contrairement à la Tunisie du Jasmin, l'influence de l'institution militaire sur le processus de la prise de décision en Égypte semble être fort déterminante pour la suite à donner aux dernières convulsions politico-sociales de la rue. C'est pourquoi, le coup de tonnerre du février peine à esquisser une véritable éclaircie politique en mois d'août.

C'est un constat qui coule vraiment de source, les régimes militaires arabes dont l'Égypte est un spécimen non négligeable au côté du Soudan, la Libye, l'Algérie et à un degré moindre la Syrie sont des cas d'espèce opaques, impénétrables, non malléables et difficiles à remanier dans la mesure où l'organisation officieuse du pouvoir prend la plupart des fois le dessus sur les soi-disant sources apparentes de prise de décisions. En témoigne cette résurgence impromptue de cette pagaille sciemment entretenue par ces grandes pontes militaires afin de tenir perpétuellement en laisse ces pays-là. La répression de la prison libyenne d'Abou Salim par les comités révolutionnaires en 1996, les brimades et les violences des baasistes à l'encontre des manifestations estudiantines en Syrie en 1976 et le récent génocide de l'armée de Bachar Al-assad dans la ville de «Hama» qui s'est soldé par plus de 100 morts en une journée sans oublier les 2000 morts enregistrés depuis le 15 mars dernier, date du début du soulèvement populaire, la crise dramatique du Darfour au Soudan et la grande violence d'Octobre 88 ainsi que l'arrêt injustifié du processus électoral en Algérie en 1992 ne sont que des pièces à convictions qui prouvent, si besoin est, le degré de l'influence de l'informel sur le formel dans la gestion des affaires sensibles des États arabes. L'Égypte n'est pas étrangère à ce cas de figure, l'armée est infailliblement perçue comme la gardienne du temple, ce qui se passe dans les coulisses du système politique transparaît à merveille dans la réalité des faits. La non-participation des forces militaires égyptiennes dans la répression de la révolte du Caire a immanquablement mené à la décrépitude du prestige de Moubarak.

Néanmoins elle est tel un écran de fumée qui cache la réalité de la chose. C'est dire que sans le soutien actif et indéfectible de la grande muette, les chances de survie de système politique égyptien en son ensemble seraient vraiment compromises. Certes, le déferlement des revendications sociales sur l'arène des joutes politiques n'est en aucune manière le fruit de l'insurrection du février, le besoin d'émancipation remonte en vérité au temps où l'émergence du mouvement «Kefaya» en 2005 comme force politique alternative s'est fait réellement sentir dans les tréfonds de la société égyptienne. L'appareil technicoadministratif fortement hermétique dressé par la nomenclature égyptienne comme barrière psychologique contre les masses a fait mûrir par contrecoup inattendu les consciences. Ainsi les masses populaires croient-elles en la nécessite impérieuse du changement. Il serait vraiment judicieux en ce contexte de rappeler l'épisode du malheureux candidat à la présidence «Ayman Nour» emprisonné en 2005 qui a ravivé toutes les rancunes au sein des partis de l'opposition et les couches déshéritées de la société. S'y ajoute la promiscuité indésirable avec un voisin insupportable: Israël d'autant plus que la sempiternelle crise palestinienne n'est pas dans sa voie à la résolution et tend de plus en plus à nuire aux intérêts immédiats de l'Égypte sachant que le problème lancinant des réfugiés politiques constitue la vraie pomme de discorde entre les parties belligérantes. Ce qui mettrait tout naturellement l'Égypte en ligne de mire des visées hostiles de l'Oncle Sam même si le traité de Camp David signé en 79 par «Sadate» avait garanti jusqu'à la veille du déboulonnement du dictateur une certaine chaleur diplomatique entre les pharaons et l'Occident vu que cela s'est cristallisé en une garantie de sécurisation territoriale du pays des visées expansionnistes des sionistes, première superpuissance militaire de la région. Il ressort clairement à l'évidence que la conjonction de tous ces facteurs est à même de donner naissance à un jusant révolutionnaire, prémonitoire et précurseur du printemps arabe bien avant la révolution du Jasmin.

Ironie du sort, contre toute attente, le réveil arabe est venu cette fois-ci du Maghreb et a dérouté bien de calculs. En effet, l'ère totalitaire de Moubarak a étrangement domestiqué les masses, la rue égyptienne a basculé de la soumission despotique vers un islamisme sournois et plus ou moins pernicieux parrainé par la tendance entriste des frères musulmans, de loin très convaincue mais au souffle peu combatif et moins résistant ces dernières temps en raison de la terreur qu'a inspiré le régime déchu du Caire qui n'a jamais hésité à déployer les grands moyens pour repérer en précision le moindre soupçon d'activisme politique. Il est à signaler que tous ces ingrédients conjonctifs sont on ne peut plus très latents dans la société égyptienne et il suffit qu'une petite allumette se frotte à la détresse populaire et au potentiel de la haine qu'ont laissé traîner les années du silence forcé qu'une onde de choc à triple incidence: politique, sociale et religieuse ait lieu car les politiques économiques néolibérales aux effets pervers engagées depuis longtemps par le parti au pouvoir «P.N.D» sont des plus insupportables. Cependant, la goutte qui a fait déborder le vase est sans aucun doute celle de l'orchestration machiavélique de succession du Moubarak. Celui-ci en étroite connivence avec les cercles décideurs de l'armée aurait préparé son fils «Gamal» pour prendre sa relève après près de trois décennies de l'instauration de l'état d'exception suite à l'assassinat du président Sadate. C'est dans ce climat extrêmement délétère que la flamme de l'insurrection aurait pris dans la paille de la maison égyptienne et s'est propagé de proche en proche jusqu'aux confins des coins les plus reculés du Nil. Reste maintenant à connaître la suite de cette épopée populaire et de cette chanson a cappella surnommée en la circonstance «dégage» qui a déboulonné un Rais rachitique et à savoir si elle allait aboutir à l'enracinement de la démocratie en Égypte. Paradoxalement et c'est malheureux de le dire, rien n'augure un scénario qui va tout droit vers la consécration définitive de la volonté populaire puisque tous les signes sont préoccupants à commencer même par ce fait saillant du jugement de Moubarak. Une ambiguïté qui couvre tant d'autres d'ambiguïtés et de confusions atroces. Alors pourrait-on mettre en un seul jugement toute la lumière sur des décennies de malversations et de passe-droits? Aurait-on vraiment droit d'assister à un premier compte rendu de gestion dans l'histoire du monde arabe? Les militaires égyptiens complices du Rais déchu ou présumés l'être se laisseraient-ils faire en allant se livrer à un meaculpa? Il est pour le moins que l'on puisse dire quasi impossible de donner immédiatement des réponses palpables à ces questionnements car le tunnel égyptien paraît si profond qu'il est si difficile de le cerner en la seule personne de Moubarak.

C'est pourquoi, la phase de transition pourrait trébucher d'une part sur la pierre d'achoppement du conseil militaire et d'autre part buter sur la capacité de nuisance des frères musulmans. Les uns et les autres sont tombés dans la quadrature du cercle du malaise égyptien: l'Égypte serait-elle d'une identité purement islamique ou accepterai-t-elle par contre un syncrétisme bon vivant avec les minorités coptes chrétiennes? Où en est-on au chapitre de l'attitude à tenir face à l'ennemi sioniste? Pourrait-on remettre en cause le traité de Camp David et en découdre à n'en plus finir avec Israël ou tout bonnement entériner définitivement l'option de la normalisation comme enjeu stratégique de bon voisinage? L'administration américaine aurait-elle comme auparavant une certaine influence sur la politique intérieure et extérieure en tant qu'allié politique et stratégique d'envergure de l'Égypte? Toutes ces questions sont à l'ordre du jour non seulement sur la table du conseil militaire mais également dans la conscience de tous les égyptiens car les frères musulmans ne semblent guère vouloir mordre à l'appât de cette vieille histoire d'«entrisme politico-social» dans lequel on les enferme et commencent à sortir leurs griffes en clamant haut et fort l'identité islamique de l'Égypte afin de pénétrer de plain-pied dans le jeu politique. Ce qui crée la peur partout aussi bien dans les milieux intellectuels que chez les couches défavorisées puisque cela signifie en termes plus anodins l'exclusion pure et simple des coptes de la scène politique et la marginalisation des tendances jugées laïques de la société civile.

Sur un autre chapitre, l'approche des élections législatives à l'automne prochain est source de toutes les angoisses mais semble étrangement moins préoccuper les masses populaires, actualité politique oblige. En réalité, c'est le jugement de l'ex-despote qui ravit la vedette à tous les autres thèmes à sensation car il s'annonce chaud d'autant plus que de larges franges de la société réclament la peine capitale à son encontre ainsi que ses deux fils, coupables de répression contre des manifestants à la place historique de «Tahrir». Néanmoins, l'écrasante majorité des égyptiens craignent une probable mise en scène dans cette affaire et vont jusqu'au point de douter du sérieux la comparution de leur ex-Rais devant la justice. Ce qui est sûr est que la crédibilité du conseil militaire qui tourne autour de la personne du maréchal «Tantawi» serait mise à rude épreuve si les chefs d'inculpation dressés contre le régime ne débouchent pas sérieusement sur une sentence équitable qui va remettre du baume aux coeurs meurtris des suites de la terreur de la répression. Si les Baltaguiya sont durement punis par la justice, le despote égyptien aurait à son tour et en toute logique le même destin qu'eux sauf force majeure dont seul le peuple égyptien tient le pouvoir discrétionnaire d'en faire usage. Ce qui est également fort intéressant à relever est sans conteste le contenu des audiences du tribunal qui seraient retransmises en direct sur les chaînes de télévision égyptiennes. Moubarak oserait-il dévoiler tous les noms responsables de la corruption? Va-t-il mettre sur la sellette ceux qui ont refusé de lui prêter main forte au moment de la répression ou vat- il seulement se contenter d'un plaidoyer pro domo pleurnichard et plaintif puisque les dés sont déjà jetés? Les prochains jours vont en révéler tant de points demeurés en suspens.

Il est vrai que la société égyptienne s'est approprié une autodidaxie d'activisme et d'engagement propre à elle-même en dehors des cercles baliseurs des démagogues. Face au manque de transparence des responsables militaires, l'essoufflement de la société civile et la faiblesse des pouvoirs civils, elle a inventé une méthode spécifique de débrouille et de génie digne des grands peuples. Ce qui tombe à point nommé et en complète parallélisme avec la volonté des bas-fonds de la société de prendre le relais et la relève des pouvoirs politiques décadents. Sur un autre plan et contrairement à la Tunisie post-Ben Ali, l'Égypte regorge d'alternatives politiques de nature à mettre en branle un véritable processus de démocratisation. Amr Moussa et Mohammed El-Baradei, respectivement secrétaire général de la ligue arabe et ex-directeur général de l'agence internationale de l'énergie atomique (A.I.E.A) incarnent en temps actuels des figures de proue hautement présidentiables en dépit des réticences de l'armée pour le premier et la suspicion occidentale pour le second étant donné qu'il a refusé de cautionner la thèse de possession d'armes de destruction massive par l'Irak en sa qualité de chef d'inspecteurs onusiens des sites militaires et civils en 2003.

Ce qui est également surprenant est que le semblant de chaos et de désordre qu'ont générés les énergumènes durant les dernières manifestations dans le but de décrédibiliser les acquis de la révolution du 11 février n'a pas vraiment réussi à décourager les masses de continuer sur leur lancée pour parachever l'oeuvre du printemps insurrectionnel. C'était comme couru d'avance, les «Baltaguiya» ne sont pas seulement question de la période pré-révolutionnaire mais également et surtout de celle de la post-révolution, la manipulation et la contre-manipulation est l'élément incubateur sinon le trait saillant aux temps de révoltes. Toutefois, la quintessence de toutes les luttes ne se restreint pas uniquement à l'aspect organisationnel mais devrait aussi s'atteler au volet de la destruction psychologique et de perturbation psychique des masses par des éléments pathogènes, ce qu'a prouvé de façon à la fois choquante et brutale la révolution du Nil. Raison pour laquelle, il apparaît clairement que dès le début toutes les composantes de la contamination révolutionnaire y sont réunies. L'Égypte est en plein carrefour de l'histoire et c'est en grande partie de la réussite ou de l'échec de son modèle que dépendent les autres révolutions arabes précédentes et prochaines. En ce sens, l'axe «Ankara-Téhéran-Caire» pourrait sans l'ombre d'un doute représenter un nouveau pôle de rassemblement des peuples arabo-musulmans en particulier et des peuples de Sud en général. Cela dit, l'histoire égyptienne arriverait à son summum historique si le jugement de son despote se tient dans la transparence et l'efficacité qui s'imposent dans ce genre de circonstances. Ce serait alors une première dans les annales politiques arabes qu'un responsable politique de haut rang, de surcroît un président de la république sera jugé par les siens pour sa gestion catastrophique des deniers de l'État et de violence prémédité contre son peuple. D'où toute la symbolique et le prestige que va certainement acquérir l'Égypte sur le plan international dans les années à venir.