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Avec la crise

par Akram Belkaïd

Parlons de la crise. Sans charabia ni formules ésotériques. Oublions la « croissance négative », la déflation, la stagnation, la récession en U ou en L, les subprimes, les indices boursiers, les mesures de volatilité, l'indice allemand IFO qui ne cesse de plonger, celui des directeurs d'achats américains, qui est depuis longtemps en dessous du niveau de la mer. Ne cherchons plus à savoir où en sont les stocks pétroliers ou les exportations horlogères suisses. Cela ne sert à rien, car la mention « tout va mal » est prégnante. C'est la crise...

La crise, c'est aussi ce banquier qui parle d'un ton las, résigné, presque coupable. « De toutes les façons, la vague sera trop haute pour tout le monde », laisse-t-il échapper sans aucune autre forme de précision. Que sait-il ? Est-il au fait de secrets que seuls les initiés connaissent ? Il n'en dira pas plus et c'est bien dommage. Il y a tant de rumeurs qui circulent de Paris à Londres, entre New-York et Zurich, que l'on se dit qu'il y a sûrement d'autres cadavres dans le placard. De grosses cachoteries que la sphère financière tait, devine ou anticipe et qui, forcément, finiront par éclater au grand jour.

Cela pourrait être une grande banque européenne qui a beaucoup joué avec les produits dérivés, amassant au fil du temps des pilules empoisonnées que l'on a longtemps pris, ou fait semblant de prendre, pour des pépites d'or. Est-ce d'elle que viendra la prochaine mauvaise nouvelle ? C'est la question que tout le monde se pose. Une faillite ? Un nouveau scandale avec détournements, avidité et pauvres hères grugés ? Nul ne sait, mais la certitude est qu'il va encore se passer quelque chose.

La crise, ce sont ces nouvelles quotidiennes qui affaissent les épaules : licenciements, plans de restructuration, entreprises qui crient famine et tendent la sébile en espérant que l'Etat va voler à leur secours, sans les nationaliser, bien sûr. C'est la peur qui se répand dans « les boîtes », où les survivants craignent d'être sur la prochaine liste, où les nouveaux arrivés ne se font aucune illusion sur ce qui les attend.

Il y a ces débats sans fin, alimentés par la vaine agitation des politiques dont on voit bien qu'ils n'ont pas l'once d'un début de solution. Ici et là, le système capitaliste s'effondre dans un fracas assourdissant mais à part ça, tout va très bien madame la marquise... On reste pantois devant le conformisme du discours ambiant, sur la prétendue volonté de moraliser le capitalisme comme si le capitalisme était « moralisable », comme s'il pouvait s'encombrer de la moindre éthique.

On cherche vainement de nouvelles idées, de nouvelles pistes. Des discours qui surgiraient des limbes en indiquant des manières intelligentes de juguler l'emballement de la machine libérale. Il ne s'agit pas de nier ou de détruire le marché. Mais il ne s'agit plus aussi de prétendre qu'il suffit de l'encadrer. Cela vaut pour les interrogations à propos de la manière dont sont organisées les entreprises. Le profit pour le profit ? Peut-être, mais que penser, et pourquoi en parle-t-on peu, des expériences mutualistes menées en Espagne mais aussi dans la banlieue industrielle de Chicago ?

« Penser la crise » est le thème de nombre de réunions organisées ici et là. On s'y déplace avec beaucoup d'espoir, on en ressort avec des impressions mitigées. Oui, bien sûr, il est normal de donner libre cours à sa colère, de verser dans la diatribe anti-libérale, de répéter à l'envi que « tout cela devait bien arriver », qu'il est temps de « prendre au sérieux la thèse de la décroissance », que la terre est en péril... Oui, mais ensuite ? Désarroi, impuissance...

Alors, puisqu'il manque le fond, parce que tout ou presque n'est que récriminations vengeresses, il ne reste plus qu'à s'attacher aux détails, aux anecdotes. On note ainsi que la consommation de maquillage est en train d'exploser dans certains pays d'Europe de l'Ouest mais aussi en Asie. Et de doctes savants nous expliquent que rien n'est plus normal, que le même phénomène a été enregistré après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Se faire belle pour oublier la crise, au moins une dizaine d'articles recensés sur ce thème sans oublier les hommes qui achètent plus de cravates et d'after-shave...

Il y a cette nouvelle qui fait plaisir, dont on espère qu'elle débouchera sur un changement concret et qu'importe le chemin qui a été pris. Aux Etats-Unis, des voix d'élus se font entendre pour convaincre leurs concitoyens que la crise financière commande d'abroger la peine de mort, car cette dernière, quand elle est prononcée, coûte très cher aux contribuables en appels et procédures. Bien sûr, on aimerait que l'abrogation résulte d'un cheminement plus éthique, moins tortueux, moins sioux, mais on est en Amérique où la fin prime sur la méthode. N'est-ce pas le pays où le seul moyen d'envoyer Al Capone derrière les barreaux a été de s'intéresser à sa comptabilité ?

Mais il y a aussi l'autre pendant de l'Amérique en crise. Les ventes d'armes à feu sont en hausse et les quartiers huppés comme ceux des classes moyennes recommencent à se barricader. Qui dit crise, dit hausse de la criminalité. Ce fut le cas durant la Grande dépression mais aussi dans les années 1970, quand les grandes villes étasuniennes se sont transformées en cocotte-minute susceptible d'exploser à n'importe quel moment. Cela pourrait, hélas, recommencer.

Cherchons une autre bonne nouvelle. La voici. Les ventes de livres à travers le monde augmentent. Il s'agit bien de ventes et pas simplement de publications. A l'heure de la crise et de l'internet, du tout gratuit, de la télé-réalité et des magazines pipole, le livre reste une valeur refuge, un élément incontournable pour faire face au quotidien ou, c'est selon, s'en échapper. Cela vaut aussi pour le monde arabe. Voilà qui va perturber les esprits habitués à nous chagriner quant à la panne intellectuelle et productive de cette partie du monde. On lit en se disant que tout cela va bien finir par passer. Lire pour supporter la crise, voilà déjà une première et précieuse solution.