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L'inégalité, l'énergie et le milieu social

par Derguini Arezki

L'extension du marché a porté l'inégalité du monde de l'économie domestique à l'économie mondiale. Le travail domestique devient service à la personne, il a étendu son rayon d'action et s'est dépersonnalisé, attaché à un marché.

Le travail de l'esclave, du domestique cesse d'être humain et devient mécanique. L'énergie fossile a rendu une telle transformation possible. Le rapport aux existants, à la nature n'a pas changé, il est d'esclavage, de domination. Nous voulons transformer tout ce que nous touchons en objets pour les soumettre à notre volonté. Nous préférons la domination à la réciprocité. A-t-on mieux appris à gérer l'inégalité de condition ou l'a-t-on seulement développée, étendue, approfondie et externalisée ?

Ce qui a changé c'est le nombre de serviteurs à notre service qui ne fonctionnent plus à l'énergie renouvelable. Bien que l'énergie fossile ait transformé le milieu social et naturel, les sociétés ne changent pas dans leur structure fondamentale. La société européenne est à l'image de la maisonnée seigneuriale[1]. Les sociétés postcoloniales ont vu leurs structures sociales brouillées par la violence coloniale, la résonnance de la société et de la famille a fait place à leur dissonance. Elles ont oublié leur type anthropologique après avoir été subjuguées par la puissance des croyances occidentales. Avec l'essoufflement de ces dernières, le postcolonial fait place au décolonial.

La communauté offre la protection aux individus. Quand la communauté devient une société marchande, elle compte sur le droit. Quand le marché prend une extension mondiale, le droit a besoin de l'État pour défendre le marché et l'étendre. Les individus doivent alors compter sur la loi du plus fort, le marché et la famille.

L'individu, la famille et le marché

Le « plus fort » n'est pas stable, il se renouvèle constamment. L'idéal c'est de pouvoir compter sur la famille, le marché et une force qui se renouvelle sans détruire famille et marché. Les fluctuations du marché peuvent conduire à opposer famille et marché. Elles mettent en cause la capacité de la société à s'habituer et à se déshabituer de la dépendance d'un petit nombre et d'un grand nombre. Une société qui s'est habituée à dépendre d'un grand nombre avec l'extension de l'économie de marché, mais ne sait plus dépendre d'un petit nombre lorsque cette économie se contracte ou se rompt s'expose à la désunion. Famille et marché peuvent s'opposer et/ou se compléter.

Le marché peut disperser les membres de la famille ou étendre leur réseau. Cela dépend de la capacité de chacun à comprendre l'autre, l'individu la famille, la famille l'individu, la famille le marché, le marché la famille. Leurs liens peuvent rompre ou se prolonger.

Compter sur la force, c'est compter sur l'esprit de corps d'une société guerrière et son monopole de la violence, qu'elle ne tient pas d'elle-même, mais des croyances sociales. Droit et marché sont indissociables, tout comme droit et force. On ne contracte pas avec un non-familier sans garantie publique. Un marché ne s'étend qu'à la mesure de la force qui protège ses contrats. Une force ne tient qu'à son développement. Une force qui se développe hors du marché, n'entretient pas et n'est pas entretenue par le marché, ne peut accompagner le développement de ce dernier. Le marché se développe lorsque les engagements sont tenus. Ils le sont, lorsque la force est en capacité de faire respecter les contrats. Ils le sont moins lorsque les rapports de force sont instables, car se pose alors la question : qui fait respecter quoi ? Lorsque la structure sociale est stable et par conséquent les rapports de forces, les contrats ont l'assurance d'être exécutés.

Une structure sociale en formation sans image de son devenir, une société sans formule de base qu'elle développe, ne peut faire interagir positivement force, droit et marché. L'application du droit dépendant de rapports de forces instables, le développement du marché ne peut être assuré. Et lorsque la famille, structure sociale primaire, a été maltraitée par la socialisation étatique et marchande, la société qui ne dispose plus de formule de base ne peut se structurer. La dissonance entre les structures sociales domine.

Injustice distributive et norme de répartition

Tous les individus ne sont pas dotés de la même manière par la nature et la société, toutes les sociétés ne sont pas dotées de la même manière par la nature et par le monde. Une distribution inégale des dotations initiales, soit une injustice distributive de base, précède leur compétition. Les sociétés et les individus qui auront accumulé les armes de la compétition (les différentes formes du capital) prendront le dessus sur les autres qui n'ont pu accumuler, elles les dépossèderont de leur capital naturel. Le géographe Yves Lacoste disait que la géographie ça sert d'abord à faire la guerre, autrement dit, le savoir géographique, un capital scientifique, une arme de la compétition, sert à faire la guerre[2].

N'étant pas capable de déterminer ce que chacun apporte indépendamment de la nature, de la société et du monde, et n'étant pas en mesure de corriger l'injustice distributive de base, c'est en cours de parcours que la correction des effets désintégrateurs de l'injustice distributive peut être effectuée ou en fin de parcours avec une redistribution. On se heurte alors à la résistance des riches qui s'attribuent tout le mérite de leur réussite et au problème de la justification de la redistribution. Dans les sociétés antiques, l'individu ne pouvait s'attribuer le mérite exclusif de sa réussite, il fallait le partager avec le groupe et les dieux ; quand on l'attribuera au travail au sein d'une société, on comptera sur une justice commutative où la norme de répartition sera celle d'à chacun son travail. On oubliera alors ce que l'on doit à la nature, à la société et au monde. C'est alors que la propriété privée exclusive et l'individu roi seront sacralisés, la propriété se dissociera de la force, du vol et de la rapine en même temps qu'elle se détachera du groupe et du Ciel.

D'à chacun selon son travail...

Mais si on remet à sa place la théorie de la valeur travail en observant que la part du travail humain est marginale dans la production et que la part la plus importante est ce qui a été précisément exclu de l'évaluation marchande de la production, soit la production de la nature (l'énergie et les matières premières), on ne peut plus considérer que la norme de la justice à chacun selon son travail soit suffisamment juste pour répartir la production. Un travail ne peut plus s'attribuer seul le produit de son travail et la compétition ne peut se considérer comme seul moyen d'établir la règle de répartition. Le caractère injuste d'une telle règle est particulièrement manifeste quand on oppose ceux qui dépendent principalement de la production de la nature à ceux qui en dépendent secondairement. Le prix du travail de la nature étant réduit au prix du capital engagé pour son extraction (et non pour sa production), le rapport des capitaux entre pays extracteurs de matières premières et d'énergie et pays industrialisés étant en faveur de ses derniers, une telle sous-évaluation du travail de la nature et un tel rapport de forces en faveur des pays industrialisés conduisent à la surexploitation des ressources naturelles et à l'appauvrissement des populations qui en dépendent. C'est la faiblesse du prix d'extraction du travail de la nature et non son coût de production qui a rendu possible la croissance de la production matérielle. C'est son accroissement qui menace la croissance. Les rendements décroissants de l'économie politique classique opposaient le rendement de l'agriculture à celui de l'industrie, de la terre au travail mécanique, les rendements décroissants contemporains opposent la production de l'énergie au parc de machines, on ne peut pas tirer toujours davantage d'énergie de la nature pour étendre le parc des machines. Rappelons que le travail aujourd'hui consiste à commander aux machines et que la puissance matérielle se mesure au nombre et à la qualité des machines commandées. Mais rappelons aussi que la puissance matérielle n'est pas tout le pouvoir d'agir, puissance matérielle et puissance des croyances s'entretiennent et n'échappent pas aux lois du changement.

... à chacun le droit d'exister

Il ne suffit pas d'opposer à l'injustice ce qui est commun aux humains pour justifier une justice redistributive. On continuerait d'exclure le travail de la nature (et la force des croyances) de l'équation.

La justice distributive n'étant pas possible entre existants, humains et non humains (la diversité des existants, des circonstances naturelles et sociales de la justice étant irréductibles), il faut prendre non pas ce qui est commun pour redistribuer, mais ce qui est attribuable par le travail et ce qui ne l'est pas. La production de la nature qui n'est pas attribuable par le travail ne peut être répartie en fonction du capital/travail engagé. Ce qui est attribuable par le travail ne donne pas droit à ce que ne peut pas s'attribuer le travail, le produit du travail n'est pas le seul produit du travail humain. Il faut prendre l'injuste distribution des dotations initiales comme point de départ, fait humain et non humain, fait de la nature, fait de la société et fait du monde, redistribuer de sorte à donner le droit à l'existence à tous les existants, de sorte que la compétition ne produisent pas des possédants et des dépossédés.

Le faible a droit à l'existence, non seulement parce que l'on a besoin de lui, mais aussi parce qu'il fait partie de soi ou du monde dont on fait partie. La production de la nature donne le droit à l'existence, la production humaine à l'accaparement et à la sélection des existants. Qu'elle prenne garde à ce que ses élus ne soient pas ceux de la nature.

Les « droits humains » ne sont pas universalisables, l'idéologie des droits humains les garantit pour une minorité de l'humanité. Elle exclut les non-humains et croit pouvoir séparer humains et non-humains. Elle ne garantit pas le droit à l'existence des différents existants. Il faut se battre, on se bat, pour le droit à l'existence. Le droit à l'existence des différents existants est une condition du droit à l'existence de l'humanité. Ce que s'attribue l'individu comme mérite ne s'obtient qu'après exclusion de la contribution non humaine, ce de quoi l'individu dispose sans avoir contribué et sans quoi il ne peut subsister. L'idéologie libérale du mérite contente une faible partie de l'humanité, elle ne garantit pas le droit à l'existence des existants dont dépend l'humanité. Elle s'accommode de la production de populations inutiles qui se battent désormais pour l'existence. Il faut désormais contribuer au travail de la nature pour avoir droit à sa production, il faut partager des croyances qui redonnent place aux différents existants.

L'énergie fossile que l'humain extrait sans contribuer à sa production (son extraction n'est pas sa production, sa reproduction), grâce à laquelle le parc d'esclaves mécaniques s'accroit et qui en retour accroit la consommation d'énergie plus rapidement qu'elle est produite, une telle croissance de la consommation se heurte à la loi des rendements décroissants : le parc de machines consommant plus vite l'énergie qu'elle n'est produite, il ne peut s'étendre indéfiniment. L'énergie fossile est une ressource à laquelle l'humain s'est habitué et à laquelle il devra se déshabituer si le parc de machines ne peut plus se développer et être entretenu. Plus il en aura fait un usage étendu, plus il lui sera difficile de se déshabituer. Pour conserver ses habitudes sans renoncer à son attitude extractive, il partira à la quête d'une nouvelle énergie, égale ou supérieure à l'énergie fossile. Dans cette escalade extractive, c'est la destruction de la Terre et la migration de l'humanité vers une autre planète qui seront en perspective.

L'humanité qui profite de cette escalade et détruira la planète n'est pas celle qui en fait et fera les frais. Il est donc urgent pour la majorité de l'humanité de changer de paradigme. D'exploiter la Terre, de lui prendre sans lui rendre, sans lui permettre de se renouveler, il faut maintenant rééquilibrer les rapports, rétablir un rapport de réciprocité, lui donner plus que lui prendre après lui avoir pris sans lui donner, afin qu'elle puisse se renouveler et retrouver un équilibre qui préserve l'existence des existants qui conforte celle de l'humanité. Mais les pays pauvres auraient tort de compter sur les efforts des pays riches, ils ne sont ni les plus menacés ni les plus en mesure de se déshabituer.

Les pays riches s'attacheront à découvrir une énergie de substitution à l'énergie fossile, en attendant, beaucoup de pays pauvres sont loin d'avoir préservé, de disposer des ressources qui leur permettraient de se déshabituer.

En guise de brève conclusion, une projection visionnaire : une nouvelle organisation du monde pointe qui verrait se redéployer l'humanité. Des zones entières se désertifient et devront être reconquises. Autour de quels centres, avec quelles dispositions ?

Notes

1- Le groupe se construit autour de l'individu guerrier : le seigneur et ses hommes, ses vassaux et ses serfs. Comme le soutient Emmanuel Todd (petit-neveu de Claude Lévi-Strauss), dans son livre l'origine des systèmes familiaux (Gallimard, 2011), la structure familiale européenne est la plus archaïque. Selon l'auteur, le système familial « archaïque » est la famille nucléaire, celle qui est le moins marquée par l'histoire. Je retiens sa thèse selon laquelle l'anthropologie explique l'idéologie, et non l'inverse, mais moins sa caractérisation des types de familles sur la base des deux notions de liberté et d'autorité qu'il oppose, mais ne fait pas tenir l'une de l'autre. Une image me conforte dans cette appréciation : les sociétés postcoloniales exploitent leur territoire au profit des puissances mondiales. Voir aussi de manière sous-jacente Georges Duby, les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme (Gallimard, 1978) et Georges Dumézil, l'idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, mythe et épopée I (Gallimard, 1968, 1986).

2- Il sera entendu, le géographe Marc Cote sera expulsé d'Algérie.