Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Vivre parmi les vivants et pas seulement

par Derguini Arezki*

« ... l'humanité est devenue une arme d'extinction massive qui traite la nature comme des toilettes et finalement se suicide par procuration. »[1]

Vivre parmi les vivants, ce qu'il en reste, mais pas seulement. Ce qu'il restera de la civilisation industrielle et de la biosphère. Les humains ont découvert, avec la division du travail et l'usage de nouvelles énergies, la puissance de la production matérielle. La production s'émancipe de la production domestique. Elle devient un enjeu de la puissance. Commence la substitution de travailleurs libres aux domestiques, de machines aux travailleurs. La richesse ne se mesure plus au nombre de domestiques à son service, mais au nombre de travailleurs et bientôt au nombre de machines. La mise en esclavage de la nature se poursuit, mais ne concerne plus les humains que dans des cas isolés ou extrêmes. Les citoyens propriétaires de la démocratie athénienne vivaient sur le dos d'une armée d'esclaves, les seigneurs de la féodalité sur ceux d'une armée de serfs. De nouveaux seigneurs découvrent qu'ils peuvent se doter de meilleurs servants, d'esclaves plus puissants que les humains et les animaux que se soumettaient les anciens. Les citoyens des démocraties occidentales vivent sur le dos d'une armée de machines, après avoir embrigadé une armée de travailleurs libres avec la civilisation du charbon, ils ont embrigadé une armée de travailleurs mécaniques avec la civilisation des hydrocarbures. En oubliant que la puissance se construisait sur la puissance d'une multitude d'êtres qui ont produit leur habitat, la biosphère dans laquelle et de laquelle ils vivent. Ils ont oublié qu'il fallait la préserver, ils ont dénié compter ce qu'ils lui devaient. Ils l'ont dépeuplé de ses producteurs de base en multipliant leurs monocultures. Leur habitat est maintenant menacé, instable[2] et un nouveau régime climatique est annoncé.

C'est la lutte de classes qui a soumis des forces dispersées, de travail de la société et de la nature, à la domination de forces organisées. C'est elle qui a organisé la société en classes antagonistes, séparant les propriétaires des non-propriétaires sous le sacro-saint principe de la propriété exclusive. Mais la lutte a toujours existé au sein des humains, entre l'espèce humaine et les autres espèces. Cette lutte de classes qui procède d'une division de la société en classes antagonistes autour de la propriété privée exclusive, dérive d'une division plus fondamentale entre nature et culture, qui traverse les humains, les divise en objets et sujets, en choses et en citoyens, en sauvages et civilisés, les uns relevant de la nature et les autres de la culture, les uns disposant d'eux-mêmes et les autres pas.

La théorie de l'exploitation marxiste pêche par son anthropocentrisme : ce n'est pas l'exploitation de la force de travail qui produit la plus-value, c'est l'exploitation des forces extérieures naturelles dans lesquelles la majorité des humains a été classée. Le travailleur est une chose, une énergie, une machine ... de moins en moins économique. La plus-value n'est pas le travail humain non payé, c'est le travail gratuit de la nature en général. Le pétrole est gratuit, la nature ne se fait pas payer dit avec raison l'ingénieur polytechnicien Jean Marc Jancovici[3]. On paie le travail pour l'extraire ainsi que la propriété du puits qui le cède. Aujourd'hui la culture vit plus de l'extraction des matières premières, de l'énergie fossile et des machines et pour ce faire de la transformation du travail vivant en travail mort (de la substitution du capital au travail), que du travail vivant humain et autres énergies renouvelables. Les forces productives mécanisées sont devenues une force géologique qui transforme la biosphère, les conditions globales de la production. L'humanité redécouvre que sa production n'est pas toute la production, qu'elle dépend de plus en plus d'une production gratuite au lieu de s'en être émancipée, qu'elle est toute entière plongée dans la nature (prise de part en part par dans la production de matières premières et d'énergie fossile), au moment où elle risque d'être engloutie. Dans sa course forcenée pour la suprématie, la hiérarchisation des êtres et des sociétés, en étant obnubilée par ce qu'elle produit, elle a mis en danger son existence. D'avoir négligé ce qu'elle ne produit pas et qui la supporte, ce dans quoi elle est comprise, elle et sa production, de n'avoir compté que ce qui lui coute[4], son ordre social, économique et politique va s'effondrer. Dans le PIB, ce qui revient à la production non marchande et n'est pas compté est bien plus important que ce qui revient au travail et au capital humain.

La compétition pousse les humains à s'élever les uns au-dessus des autres. Avec la civilisation du charbon, ils se sont engagés comme dans une militarisation des puissances sociales et naturelles[5] qui a permis leur mobilisation sur une grande échelle. Elle a incité les espèces à se disputer les ressources, les plus forts à soumettre les plus faibles ou à les détruire quand ils les gênaient. L'espèce humaine a développé sa puissance en ignorant le fait qu'elle la tenait d'autres espèces. Elle a développé la vie matérielle aux dépens de la vie en général. Extractivisme invétéré. Elle a séparé nature et culture, sujets disposant d'eux-mêmes et objets ne disposant pas d'eux-mêmes, reléguant une partie d'elle-même dans le monde des objets et transformant les agents de la nature en objets dont il était inutile de demander la collaboration. La Culture, la culture par excellence, a détruit l'habitat d'une multitude d'agents de la biosphère, dans la négation de leur agentivité[6] et de l'interdépendance du tout de la biosphère. Leurs habitats détruits, ils ont envahi ceux des autres. Nous avons abusé des hydrocarbures, notre usage ne tenait pas compte de ce qu'ils causaient aux autres processus que les nôtres. Matières inertes, on ne pensait pas qu'ils puissent agir en dehors de nous. On croyait qu'ils ne faisaient que ce que nous leur faisions faire. On croyait que l'on triompherait toujours des problèmes que nous pouvons créer. Que rien n'était plus grand, plus fort que nous. Au nom du progrès on s'acharne à dompter le climat, la mort. Au temps du succès enivrant va succéder celui des désillusions.

Nous nous sommes séparés des vivants quand nous avons été subjugués par notre puissance productive qui nous portait au-dessus d'eux et les uns au-dessus des autres. Nous avons oublié que tout est production, mais pas seulement humaine, que notre puissance tenait à d'autres puissances. Que destruction créatrice ici pouvait signifier création destructrice là, hors de nos cadres. Nos productions détruisent ainsi le monde qui nous a rendus possibles, un monde avec son oxygène et sa température, qui a été produit au cours de millénaires par des virus et des bactéries. Nous marchandisons sans égard pour ce qui est gratuit. Nous détruisons la production non marchande pour élargir la production de marchandises par des marchandises. Nous avons séparé nature et culture et assujetti des agents de la nature en les transformant en objets pour nous les approprier. Nous nous rendons compte qu'ils ont une puissance d'agir indépendante, qu'ils agissent en dehors de nos calculs. Nous avons mélangé leur monde et le nôtre en croyant pouvoir les isoler du leur et nous les approprier. De les avoir empêché de se renouveler, nous ne les avons pas empêchés d'agir, ils ont agi autrement et sur ce de quoi nous dépendions. Ils ont été détruits, affaiblis, neutralisés ou transformés d'amis en ennemis.

Nous vivions dans un monde où les choses n'avaient pas de capacité d'agir (d'agency comme disent les Anglo-saxons), contrôlables par le calcul, appropriables par un système de production. Elles obéissaient à des lois que nous connaissant nous pouvions manipuler. Nous vivions dans un monde d'objets et de sujets distants. Nous avons multiplié notre puissance d'agir, de construction et de destruction, et sommes devenus une force géologique qui s'ignorait et ne pouvait donc envisager de ménager l'ensemble de ses effets.

Selon le philosophe Alfred Whitehead (1861-1947) le monde a grosso modo bifurqué à partir du XVII° siècle, séparant la nature à laquelle on accède par la Science et que l'on peut mettre en esclavage, et la subjectivité humaine qui fait l'Homme souverain. On découvre maintenant que nous sommes des êtres parmi des êtres vivants et non vivants, des agents parmi des agents, et que notre place est parmi eux avant d'être au-dessus d'eux. Nous vivons parmi des vivants et des non vivants qui ne peuvent pas moins interagir avec nous. Nous vivons dans un monde de virus, de bactéries qui ont été les grands opérateurs qui ont transformé le système Terre et l'ont rendu habitable. Ce monde ami de virus et de bactéries qui avait rendu pour nous le monde habitable est devenu un monde peuplé d'ennemis qu'il va falloir retourner, avec lesquels il va falloir s'arranger, composer. Pour l'heure ce n'est pas au-dessus d'eux que nous risquons de nous trouver, mais en dessous. Il va falloir nous soucier davantage de toute la production - car tout est production, de laquelle dépend l'habitabilité de la biosphère, et non plus de la simple extension de la propriété privée et du marché. Il nous faudra apprendre à ajouter au monde sans lui soustraire outre mesure.

Notes :

[1] Le Secrétaire général de l'ONU, António Guterres, le 6 décembre 2022, à l'ouverture de la 15e Conférence des Parties (COP15) à la Convention sur la diversité biologique à Montréal, au Canada. https://news.un.org/fr/story/2022/12/1130387

[2] Voir par exemple la conférence de Jean Marc Jancovici à l'École polytechnique fédérale de Lausanne. https://www.youtube.com/watch?v=XnLNCWMCFWs

[3] Jean Marc Jancovici. 1- L'énergie. Cours des Mines 2019. https://www.youtube.com/watch?v=xgy0rW0oaFI

[4] Les économistes dans leur fonction de production ne font pas de place à la production non marchande, aux matières premières et à l'énergie.

[5] L'entreprise avec la caserne sont restées les derniers territoires de la féodalité.

[6] Potentiel des choses qui les transforme en agents dans les processus où ils interviennent. Le CO2 a une capacité d'agir dès lors qu'il n'est pas abstrait, qu'il n'est pas isolé.

*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif. Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.