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Pensées intempestives en temps de désarroi

par Hacène Saadi*

Durant tous ces jours combien douloureux et pénibles, où j'ai été au bord du désespoir, de l'anéantissement total, de la mort certaine de tout ce que j'avais comme ambition d'écrire encore, durant donc cette terrible dépression, j'ai réellement frôlé le NEANT : tout devenait inutile, noir, ennuyeux, détestable, exténuant, misérable et triste, incompréhensible... Un dernier, un ultime effort fourni un matin du mois de mars m'avait poussé ( dirait-je miraculeusement ?) vers des textes philosophiques que j'ai toujours conservés avec soin dans ma bibliothèque, mais que j'ai, depuis un certain temps - assez long tout de même, c'est-à-dire plusieurs mois -, désertés pour mille et une raisons, et que je trouve maintenant comme une providentielle planche de salut, une extraordinaire bouée de sauvetage, et donc enfin quelque chose qui me redonne vie et espoir pour continuer à produire, à réfléchir, à écrire.

Parmi un certain nombre d'idées qui affluaient vers mon esprit, pour une ouverture poético-philosophique, il y avait celle d'un Tout, un tout unifié qui intégrerait unité par unité, perception par perception, tout ce qui existe sur terre et dans le cosmos... Au commencement il y avait déjà dans l'air de ces temps lointains et proprement mythologiques, une explication orphique de la terre. Une ?explication orphique de la terre', pour reprendre une expression unilatéralement poétique de Mallarmé, est une explication unifiée de la terre ( par référence à Orphée, dans la mythologie grecque, qui parlait à travers les mélodies autrement plus envoûtantes et magiques que les chants des sirènes de la magicienne Circé, de sa lyre aux animaux, aux hommes, aux pierres et à tout ce qui constitue la Nature) ; c'est une vision d'intégration, d'unification de tout ce qui existe sur la terre et même au-delà, au Cosmos ; c'est une espèce d'alchimie ( qui est universelle par définition) de la vie, de l'existence de toute chose, et qui comprend la complémentarité des contraires, des opposés... Cela nous mène aussi à cette idée Jungienne de l'accomplissement de soi, comme véritable centre (entre le moi et l'inconscient) intégrateur de l'être, qui inclut l'être du Cosmos. Cet accomplissement est équivalent au processus d'individuation, un terme capital ( avec les «archétypes», «l'animus et l'anima», «le principe de la complémentarité des contraires», «la synchronicité») dans l'œuvre de Carl Gustave Jung, et qui signifie essentiellement, et dans les propres termes de Jung, «devenir soi-même», son plus profond moi, homogène, unique et qui implique l'auto-réalisation, c'est-à-dire quand le moi s'identifié au Soi, qui, au final, est l'archétype de l'unité et de la totalité de l'être.

Nous voilà, de nouveau, reconnecté avec cette unité du Tout, cette intégration, cette unification de tout ce qui existe sur terre et dans l'Univers. Cette vision à la dimension mythologique, implique, dans son universalité, la complémentarité des contraires, des opposés dans une vie d'Homme (incluant les deux sexes), et donc le Bien et le Mal. Dans cet ordre de choses, l'harmonie, la lumière, la beauté, la mesure, le savoir, la justice, incarnés en Apollon, s'opposent à l'autre face sombre de Janus, qui comprend la démesure, les forces obscures et brutales, des folies et passions hors normes, des fatalités tragiques... Incarnées par Dionysos. Or, sur un autre plan d'analyse (plus particulièrement littéraire celui-là), cette complémentarité des contraires, encore et toujours, impreigne, dans l'esthétique baudelairienne, toutes les «Fleurs du Mal». La double postulation chez Baudelaire dans ce qu'on pourrait appeler la réunion des contraires (le Bien et le Mal, le Ciel et l'Enfer, le Spleen et l'Idéal) qui figurent en images ( soumises à la double attraction ou postulation) le drame spirituel du poète, cette double postulation donc est bien incarnée dans le sonnet «l'Ennemi» ( mais aussi bien dans «l'Irrémédiable», «l'Horloge», et bien d'autres spleen, dans la partie «Spleen et Idéal» des Fleurs du Mal, où le Temps, l'Ennui introduisent ces autres correspondances qui expriment avec force cette attraction fatale vers le Ciel ou vers l'Enfer).

L'Ennemi

Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,

Traversé çà et là par de brillants soleils ;

Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,

Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,

Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux

Pour rassembler à neuf les terres inondées,

Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve

Trouveront dans ce sol lavé comme une grève

Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

- Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,

Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur

Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

(in «Les Fleurs du Mal», Editions Garnier Frères, Introduction et notes par Antoine Adam, pp. 18-19, 1961 ; 1970)

Le Tout, et ?le plus que tout', avec la complémentarité des contraires, l'intégration orphique dans l'unité de tout ce qui existe sur terre et dans le Cosmos, ne sauraient être compris sans la fatalité de la contrainte de l'Origine, l'explosion première qui inaugure le Temps. Dans cette logique implacable, inéluctable, la mécanique du temps, qui à travers les âges est devenue le temps des horloges, nous entraîne à parler d'abord du temps humain, et par voie de conséquence du temps cosmique, lequel est incommensurable, intemporel en comparaison avec l'infinitésimal, l'insignifiant temps humain (à l'échelle cosmique).

Le temps en physique est en quelque sorte une dynamique de la matière. Il est définitivement lié à la matière. Qui dit matière, dit aussi substance des objets (substance des objets inertes et substance organique, vivante). Par substance, j'entends un mélange de masse et d'énergie, constituants majeurs de la matière. Le temps des physiciens est immuable, donc toujours le même, sans cela les états de la matière ne seraient pas possibles.

Le temps chez l'être humain est inscrit au niveau des gènes, partie intégrante du programme génétique qui produit, insuffle, dynamise le changement, l'évolution, la durée, l'écoulement, la dégradation jusqu'à disparition. L'esprit humain devient progressivement, naturellement (à partir de ce programme génétique) conscient du changement, de l'écoulement des choses de la vie et des choses qui l'entourent, de la durée... qu'il projette sur la matière étudiée par les physiciens. Ces derniers ont une vue radicalement différente, telle qu'exprimée plus haut (Ceci pour les grandes lignes. Dans ce qui suit, nous allons développer avec un peu plus de détails ces généralités).

Le temps est lié à la matière, il ne peut être conçu comme entité indépendante, qui existe en elle-même, en dehors de la matière. C'est un processus (mouvement dans une direction, avec son extrême complexité et densité interactives) d'effritement (matière inerte) et de dépérissement (corps ou organisme vivant), et finalement de disparition, de dissipation de la matière (inerte et vivante), comme conséquence d'un état de désordre (ce qui entraîne une dissipation irréversible de l'énergie, qui implique l'entropie) qui s'inscrit dans le processus de l'évolution de l'Univers, du Big Bang ( temps 0 , temps conventionnel) et l'irréversible expansion de l'univers, l'inévitable dispersion de la matière des étoiles et de leurs planètes, des galaxies, le tout happé (englouti) par d'énormes supers trous noirs. Un trou noir, dans la physique contemporaine, est une région de l'espace-temps d'où rien, pas même la lumière, ne peut s'échapper. Il peut constituer quelque chose comme 4 milliards de soleil (étoiles) concentrés à l'extrême, c'est-à-dire qu'il peut ?avaler' une galaxie, ou en beaucoup plus petit, un système solaire, et tout ce qui gravite autour de sa ceinture (ou ?horizon') est définitivement happé et n'en sortira plus (jusqu'à ce que cette concentration extrême d'énergie et de matière aboutira à une explosion - un Big Bang ? - qui libérera toute cette énorme concentration d'énergie et de matière). Il y'a donc ni temps, ni lumière dans un trou noir.

L'hypothèse séduisante est qu'il y a une infinité de Big Bang ( puisque le cycle, constitution- expansion - dispersion - concentration - explosion, se répète ad infinitum), et le Big Bang est considéré comme la fin d'un désordre et le commencement d'un nouvel ordre : le cycle, après une durée d'existence d'une galaxie ou d'un Univers en plusieurs milliards d'années-lumière, recommencera... pour l'éternité, du moins tant qu'une intelligence concevrait l'existence effective de tout cela, c'est-à-dire l'existence de la matière, de l'énergie, de la lumière, de l'Univers.

Le temps, c'est l'addition de différents états. «Différents», parce que la loi inexorable de l'évolution de la matière ( physique ou biologique ) implique, logiquement, une transformation de forme(s), donc une sécession d'une forme (1) à une forme (2) différente de la première, et ainsi de suite... qui font que l'état (2) n'est plus (est différent) de l'état (1), et cette différence, ce changement, cette transformation caractérisent essentiellement la flèche du temps, une trajectoire en constant devenir, un devenir qui n'est jamais identique au précédent état.

En posant la question de l'évolution de la vie, de la matière vivante dans la durée, il faudra aussi évoquer la question du hasard, ou le surgissement impromptu, inexpliqué de ce qu'on appelle la ? vie ', c'est-à-dire d'aller aux études physico-chimiques qui partent de la matière physique comme origine de la vie. Ce serait un autre débat sur l'extraordinaire constitution de cette molécule A D N, par un extrême hasard, et qui mécaniquement ou divinement (selon les croyances des uns et des autres) va être à l'origine de la ?construction' ou la fabrication de la vie dite animale (à partir de la première cellule - organique déjà très complexe - en suivant la pensée biologique), jusqu'à sa plus complexe résolution, c'est-à-dire l'animal supérieur, et le reste n'est que le contenu rabâché par les manuels de biologie.

Le «blue print», ou le programme génétique (le génotype) contient cette notion du temps (comme toutes les autres formules programmatiques destinées à se développer, à s'épanouir dans le cours du développement d'un organisme biologique complexe), laquelle va se déployer et être appréhendée, comprise par l'intelligence de l'être vivant complexe (c'est-à-dire extrêmement développé, organisé, autonome) comme une donnée fondamentale de son existence même, qui est destinée irrémédiablement à dépérir, à s'amenuiser et finalement à disparaître, ce qui est la résultante inéluctable de toute cellule biologique (laquelle cellule se présente ainsi telle une excroissance extraordinaire, miraculeuse dans un incommensurable Univers de matière sans vie, sans temporalité, sans destin).

Évoluer, s'adapter, apprendre suppose un temps qui s'écoule, une durée, un temps d'apprentissage ; et l'apprentissage est logiquement lié à une durée qui s'étend, s'accroît, se développe pour l'accomplissement de cet apprentissage. Alors, c'est quoi le temps (en parlant du temps humain), si ce n'est pas une succession d'événements, d'actions d'un temps déterminé (le moment où j'entre en action, qu'elle soit physique ou abstraite, pour accomplir quelque chose) que j'appellerai un temps t1 (le début de l'engagement dans l'action) jusqu'au moment où j'interromps ou finis l'action, c'est-à-dire le temps t2, etc. Comment peut-on qualifier tout cela ? C'est un argument et seulement un argument basé sur l'esprit d'un être humain (qui s'inspire d'un savoir essentiellement scientifique), que d'aucuns appelleraient phénoménologique, et issu de sa perception de la vie et de tout ce qui l'entoure.

Les limites de la perception (au fil du temps, lequel à donc sa source dans nos gènes) de nous même et du monde extérieur sont inscrites dans le génotype. La perception du temps humain (le passage du temps, l'écoulement de la durée) est infinitésimale à l'échelle de l'Univers, elle est extrêmement dérisoire, tellement dans l'infiniment petit, que ce temps devient littéralement inexistant, absolument rien à l'échelle de l'immensité de l'Univers, qui peut-être considéré comme intemporel : les milliards d'années-lumière rendent la perception du temps humain, en comparaison, extrêmement insignifiante.

Cette fuite tragique du temps, ce dépérissement inéluctable des êtres et de tout ce qui vit sur terre, entraînent irrésistiblement le poète (et le penseur d'une manière générale) vers une nostalgie de quelque chose d'irrémédiablement perdu, une ?patrie perdue' fermement ancrée dans son imaginaire peuplé de souvenirs d'amours et de tendresses pour les êtres et les choses chers à son cœur, des territoires de l'enfance, des amours enfantines, et des heures bienheureuses qui l'ont enchanté et définitivement marqué, qu'il ne saurait jamais oublier.

Cette patrie perdue, est aussi une vérité perdue (en s'inspirant un peu du Banquet de Platon), laquelle vérité nous renvoie à l'unité perdue (ou le mythe de l'androgyne, source quelque peu oubliée mais qui reste profondément enfouie dans l'inconscient du genre, et source de la blessure narcissique irréparable de l'origine) menant indubitablement à l'amour, origine de toutes les quêtes de l'imaginaire poétique, et l'amour bien compris de la sagesse philosophique.

La patrie perdue c'est aussi, en quelque sorte, un ? arrière-pays', le pays de là-bas, de l'ailleurs, le pays de «l'autre chemin, du carrefour» disait l'immense poète Yves Bonnefoy, c'est le pays où il aurait pu «aller vivre et que désormais [il a] perdu», c'est le pays où seraient entendues toutes les musiques du monde, un pays enveloppé dans les rêveries qui le maintiennent inaccessible, même s'il se révélerait plus tard n'être qu'une chimère.

Je ne saurais clore ce propos, sans un petit clin d'œil poétique (loin de cette prétention du dire d'être poète), une manière de confectionner un petit poème dédié au poète et grand voyageur bien connu d' «A. O. Barnabooth».

A l'enseigne du grand poète-voyageur

-La rouge coquelourde, la véronique bleue et l'ancolie violacée

-Vieilles fleurs qu'on ne cultive plus

-M'apportent le souvenir encore vivace de vert et de rose colorié

-De lectures passionnantes sur les voyages de Valery Larbaud

-Dans la vieille Albion d'avant la Grande guerre

A l'âge d'or de l'Orient-Express pour les uns et du Transsibérien pour les autres

-Oh ces vieux cottages couverts de chaumes et pleins de ces fleurs ?démodées'

-Et l'hôte qui vous offre des confitures de fraises et du thé brûlant !

-Quel beau rêve de prairies et de vieux cottages de chaume fleuris que ce voyage de Valery Larbaud !

-A travers la province anglaise respirant le vert et la tranquillité

-Et encore et toujours ces vieux cottages de chaume qu'il a tant aimés

-Et puis ce voyage accompli, s'en retourner à Londres

-Vers ces old Lawrence Mansions de Chelsea et d'ailleurs

-Pour enfin admirer «le teint rose et délicat des briques

-Sous le hâle lentement accumulé par l'air

-Chargé de vapeurs, de fumées et de couchants rouges»

* Universitaire et écrivain