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Pouvoir pour savoir

par Arezki Derguini*

Dans une tribune récente[1], deux économistes français de renom affirmaient que « l'avenir des enfants issus de milieux défavorisés se joue aussi en dehors du temps scolaire, au sein de l'environnement dans lequel ils évoluent. Cela va des conditions dans lesquelles ils peuvent faire - ou ne pas faire - leurs devoirs à la maison à l'accès à la culture, en passant par leurs activités extrascolaires. » Ils proposaient un environnement de réussite avec des internats d'excellence, qui ciblent les collégiens et les lycéens et des externats d'excellence à destination des plus jeunes.

Cette tribune rencontra un certain écho dans mon esprit en même temps qu'elle me laissa insatisfait. J'ai déjà parlé du rôle de l'internat dans ma réussite professionnelle et celle de beaucoup d'enfants de milieux défavorisés. J'ai bénéficié de l'internat au collège et au lycée, cela me permit de parvenir à l'université et d'y enseigner.

Environnements de réussite ...

La politique de démocratisation de l'enseignement qui a suivi a disséminé les établissements, elle les a rapprochés de tous les milieux sociaux, de sorte que les internats ont progressivement disparu. Les collèges et les lycées ont été multipliés, puis les centres universitaires. En conséquence ? ce qui n'était pas recherché, les différences de conditions extra-scolaires ont pris de plus en plus d'importance dans la réussite scolaire. L'«environnement de réussite» pour les enfants de milieu rural et les milieux urbains défavorisés a disparu.

La dissémination des établissements universitaires en même temps que la dégradation de l'enseignement dans les anciennes universités a eu une autre conséquence : celle de ne pas donner au système d'enseignement une certaine hiérarchie[2]. Un choix a pratiquement été fait : démocratiser l'enseignement universitaire plutôt que de produire une élite culturelle et scientifique à même de diriger le développement économique et social. Et probablement pour ne pas produire une telle élite. Il n'est pas certain que le politique ait eu besoin d'expliciter une telle intention. Le pressentiment que telle voie était dangereuse et telle autre avantageuse lui suffisait[3]. J'ai parlé ailleurs d'intuition politique qui craint de s'exposer.

... et hégémonie culturelle occidentale

Ce ne fut pas un mauvais choix si l'on ne confond pas le contexte politique et culturel actuel de celui de l'époque. Nous ne pouvions produire une élite scientifique et culturelle autonome à l'époque où l'hégémonie culturelle occidentale était à son apogée. On ne pouvait accepter que notre système de formation soit une périphérie du système français. La démocratisation qui avait aussi pour but d'étouffer la formation d'une élite, comme le soutenaient non sans raison les adversaires de l'arabisation, fut donc le meilleur choix.

En effet l'arabisation a servi la démocratisation de l'enseignement supérieur et son étêtement. Avec une politique en faveur de la production d'une élite, il nous aurait fallu choisir le camp politique et culturel de la France, à l'instar de la monarchie marocaine. Non pas que tel choix soit absolument condamnable. Il heurtait notre sensibilité et nous n'avions pas la profondeur stratégique qui nous aurait permis de conserver une certaine autonomie. On s'engagea donc dans la formation d'une élite culturelle et scientifique hétéroclite et dispersée sans possibilité d'appropriation du politique.

C'est aujourd'hui qu'il y a risque d'erreur si se poursuit une telle politique de conjuration de la formation d'une élite culturelle. Aujourd'hui la culture occidentale est contestée dans son hégémonie. On ne confondra plus bientôt démocratie et démocratie occidentale. Il est aujourd'hui possible de produire une élite culturelle et scientifique autonome[4]. Le monde a désormais accumulé un fonds d'expérience indépendant suffisant qui lui permet de penser la relativité de son expérience et de celle occidentale.

Le contexte politico-militaire mondial, du reste, nous met aujourd'hui au défi de produire une telle élite : les États-Unis mettent en place une nouvelle division du travail industrielle et militaire, ils arment désormais leurs alliés pour leur confier les missions d'interventions locales directes afin de se réserver la domination planétaire. Ils ne se retirent ni de l'Europe ni du Moyen-Orient - où ils peuvent compter sur des alliés - pour se tourner vers l'océan pacifique - où ils veulent consolider leurs alliances. Ils veulent pouvoir intervenir partout avec l'aide de leurs alliés en monopolisant l'information et la maîtrise du ciel. La politique leading from behind d'Obama n'est pas oubliée, elle se fait moins bavarde et se concrétise davantage. La coopération du Maroc et d'Israël qui exprime donc une plus forte participation territorialisée des alliés dans la stratégie américaine, nous impose certaines confrontations et nous oblige à approfondir notre coopération avec les pays émergents. La compétition avec le Maroc sous la direction israélienne va se dégrader en confrontation militaire si nous ne parvenons pas à maintenir un certain équilibre dans nos rapports. Cette compétition est une aubaine si l'Algérie et le Maroc peuvent se hisser à la hauteur de la nouvelle compétition internationale. L'environnement permet et exige désormais l'émergence d'une élite scientifique et technique autonome.

Compétitivité et inégalités

Revenons à la proposition d'un « environnement de réussite » pour les enfants de milieux défavorisés. En quoi m'a-t-elle laissé insatisfait ? Ce que les deux auteurs n'ont pas besoin de mettre en évidence, derrière la réalisation du principe d'égalité des chances, c'est celui qui vise à améliorer la compétitivité de la société française. La création d'un environnement de réussite pour les catégories défavorisées va intensifier la compétition au sein de la société française. Il n'est pas sûr que les catégories favorisées vont subir passivement la compétition des catégories défavorisées, ou autrement dit, qu'elles vont accepter la politique publique autrement que comme une incitation à investir davantage. La compétition va faire monter le niveau général de formation, réduire certainement l'acuité des inégalités, mais pas davantage. Elle va améliorer la situation relative de la société française dans le monde, rendant supportables les inégalités internes : « on se porte aussi bien, sinon mieux que nos voisins, cela prouve que nous faisons ce qu'il est possible de faire » pourra-t-on dire. Une telle politique ne traite pas d'une tendance fondamentale de l'économie, la polarisation du marché du travail et la dualisation asymétrique de la société que cette polarisation entraîne[5]. Il faut donc prendre une telle politique comme un bon aiguillon pour la compétition sociale. Quant à la solidarité sociale qui dans le passé était cimentée par la compétition sociale, il faudra attendre pour voir quels seront les effets sociaux de la division du travail, que sera devenue la société salariale, quels rapports vont s'établir entre les classes supérieures et les classes inférieures après le laminage de la classe moyenne.

Si donc nous n'isolons pas l'économie et la société du reste du monde, une telle politique qui améliore la compétitivité n'adresse pas les questions de la concentration des richesses et de la croissance des inégalités dans le monde. La compétitivité d'une société améliore sa position dans le monde, mais pas nécessairement l'état du monde. Peut-être même faut-il s'attendre au résultat contraire. Les destructions auxquelles nous assistons aujourd'hui pourraient être ainsi interprétées, la compétition se dégradant en guerre. Car la question de la polarisation du marché du travail et de la concentration mondiale du capital reste en dehors du cadre d'analyse. La question pourrait alors être posée dans les termes suivants : comment fabriquer une « classe moyenne » qui assure la stabilité de la société avec une division du travail qui tend à la séparer en deux sociétés sans continuité ? Comment un « peuple » de machines pourrait coexister pacifiquement avec un peuple d'humains ?

Or pour les sociétés émergentes en général, il est rarement possible de séparer les deux questions. Si dans les sociétés centrales, l'amélioration de la compétitivité réduit l'acuité des inégalités sociales, empêche leur progression, ce ne sera pas le cas dans les sociétés périphériques où la compétitivité est relativement faible et où l'inégalité des conditions est au départ marquée quand elle n'est pas masquée par une fausse richesse. Ces inégalités peuvent être moins marquées dans certaines sociétés riches en ressources naturelles, car corrigées par des politiques de distribution généreuses qui sont malheureusement peu soutenables et ne peuvent être durables. L'amélioration de la compétitivité dans un marché mondial marqué par une polarisation du marché du travail, une concentration des compétences et des richesses, conduit à une aggravation des inégalités sociales. Ce que confirment les faits mondiaux : la globalisation a accru les inégalités sociales au sein des économies nationales, les économies les plus compétitives étant mieux en mesure de traiter ces inégalités, ont été moins affectées.

Consommer pour produire

Pour réduire notre dépendance trop forte aux importations, il va falloir revoir nos rapports d'interdépendance internes et externes ainsi que nos rapports de coopétition. Il va falloir être en mesure de disposer d'une certaine autonomie vis-à-vis d'elles. Comme s'efforce aujourd'hui la Chine de réduire sa dépendance aux exportations, en tournant davantage ses productions vers son économie domestique[6]. L'une ne prenant part qu'indirectement à la compétition internationale et garantissant une certaine subsistance à la société, une autre compétitive internationalement en mesure d'équilibrer la balance des échanges extérieurs. La première supportant la seconde et incorporant les apprentissages de la seconde.

Du point de vue de l'éducation, c'est moins vers le modèle français qu'il faut se tourner que vers le modèle scandinave. Le premier fait dépendre la compétitivité de l'existence d'une élite, le second de la coopération sociale. C'est la coopération que l'institution de formation doit privilégier en portant fermement la société sur le front de la compétition externe. Compétition et solidarité qui sont complémentaires doivent l'être : solidaire de l'un concurrent de l'autre. Ce n'est pas la morale ou la religion qui font la solidarité, mais l'adversité commune. La solidarité peut être ensuite, mais ensuite seulement, entretenue par des façons de faire et de penser communes, anciennes ou nouvelles. La mission des institutions d'éducation et de formation c'est la formation d'un citoyen, d'un esprit collectif et d'une idéologie sommaire de combat. Le citoyen vit aujourd'hui dans une société de consommation et de production de plus en plus individualiste, où l'on apprend aux individus à compter davantage sur eux-mêmes (en fait sur leur argent), que sur des collectifs ; une société qui se divise en individus qui ont de l'argent et pas de temps et d'autres qui ont du temps et pas d'argent. Apprendre donc à coopérer entre individus indépendants et apprendre des grandes nations sans se laisser dominer par elles. Oui l'école n'est pas différente de l'entreprise, mais pas de l'entreprise héritière du domaine féodal à qui elle fabrique et légitime une hiérarchisation de la société. Non pas donc fabriquer une hiérarchie, une caste, pour ensuite affronter la compétition, mais apprendre à coopérer pour affronter la compétition sans un modèle de hiérarchie préétabli, sans fabriquer de société dualiste, l'une partie prenante de la compétition internationale, l'autre pas. Une double circulation doit être effective adaptant l'économie à la compétition internationale. C'est en cela que l'Afrique peut s'inspirer des sociétés scandinaves et s'émanciper du modèle hiérarchique de la société éprouvé par la société de classes européenne et qu'elle exporte : passer sans difficulté d'une coopération interne très intense ou faiblement à une compétition externe très intense ou faiblement.

Pour qu'il puisse y avoir coopération interne et compétition externe, il faudrait donc que la polarisation du marché du travail (la dualisation technique de la société) ne se traduise pas par une dichotomisation de la société en riches et pauvres. En d'autres termes que le « capital humain » ne soit pas une arme de discrimination interne et externe, mais seulement de discrimination externe, parce qu'exigée par le milieu extérieur de compétition internationale. Il faut pour ce faire revenir à une certaine personnalisation des rapports humains concomitante à une certaine collectivisation de ces rapports. Les individus abstraits ont tendance à ne faire de différence entre eux que par leur capacité d'acheter les services d'autrui. Ils ont tendance à atomiser la société et ne concevoir leur totalisation en tant que société qu'à travers les rapports d'argent. Seule une minorité réussissant alors à faire société (une société de riches), de surcroit, contre la majorité.

Afin que le temps de formation ne soit pas discriminant entre individus[7], que la mise en ordre collective (qui peut être supposée hiérarchique) qui dure le temps de la compétition ne soit pas rigide : il faudrait que la formation soit un bien public ; qu'une partie de la consommation, de base ou de subsistance, soit collective ; que les écarts de rémunération soient limités, mais permettent une consommation privée différenciée, mais limitée, de sorte qu'elle puisse satisfaire les besoins d'une offre différenciée nécessaire à la dynamique économique. La consommation obéirait ainsi à des préférences non plus individuelles, mais collectives, qui dirigeraient la production en fonction d'une consommation collective présente et future. Celle future étant d'abord privée, l'apanage d'une minorité, avant de devenir en règle générale celle présente de la collectivité. On distinguerait un domaine où l'on entre pour coopérer, un autre pour entrer en compétition, cette dernière étant arbitrée par l'ensemble. De sorte que les divisions de la société ne l'empêchent pas de faire corps. La consommation serait ainsi libérée du consumérisme (consommer toujours davantage). Il s'agirait de consommer non pas pour donner libre cours à des besoins illimités, mais pour réaliser une certaine production dans certaines limites, pour un bien-être dans les limites de la biosphère et de la justice sociale. On peut supputer ici une certaine planification, mais une planification produite par une délibération sociale qui se réalise à la fois à travers des institutions marchandes et non marchandes. Les citoyens peuvent aussi se concerter autour du marché, avant d'y entrer et après en être sorti, en se comportant de manière informée et collective. Ils ne doivent pas laisser cette concertation à ceux qui se disputent la monopolisation de la production, les profits sans les pertes. Seuls les consommateurs, car situés à l'autre chaîne de la réalisation de la valeur, peuvent faire contrepoids aux actionnaires, après la disparition des puissants collectifs de travail. Car en réalité ce sont les consommateurs sous l'emprise du consumérisme qui accordent aux grandes entreprises les profits (sans les pertes) qui répondent aux attentes des actionnaires.

*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif. Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

Notes :

[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/05/20/philippe-aghion-et-emmanuel-combe-l-avenir-des-enfants-issus-de-milieux-defavorises-se-joue-aussi-en-dehors-du-temps-scolaire_6126905_3232.html

[2] La société se réserva une grande école pour trier et former les cadres supérieurs de son administration.

[3] Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans le détail de la politique publique de formation des cadres de l'administration et de l'industrie. Je schématise intentionnellement.

[4] La tribune de l'agroéconomiste Omar Bessaoud et de deux autres agronomes contient une telle propension. https://www.tsa-algerie.com/60-ans-apres-lindependance-il-est-temps-de-decoloniser-le-systeme-technique-agricole-dans-notre-pays/

[5] Nous aurons une société fortement qualifiée que l'on pourra dire préposée aux entreprises et aux machines, soit au progrès technique, et une autre préposée aux personnes. Cette deuxième s'apparente à la société des domestiques et au travail improductif d'Adam Smith dans la société féodale.

[6] Avec le concept de double circulation. « Dans les sociétés modernes, tous les pays disposant d'un commerce extérieur présentent une double circulation, avec une co-existence de ce commerce extérieur avec le développement économique intérieur. » https://www.institutmontaigne.org/blog/china-trends-7-la-double-circulation-de-leconomie-chinoise

[7] La formation initiale faisant désormais partie de la formation tout au long de la vie.